Pourquoi n’ai-je pas écrit plutôt : « aimer vraiment le Théâtre » ? Si je l’avais fait, j’aurais fait preuve de prétention et d’aveuglement. L’un ne va pas sans l’autre et réciproquement. La prétention est aveugle comme l’aveuglement prétend qu’aucun obstacle ne se présente sur sa route parce qu’il fait fi de la Présence. La vérité leur suffit, ils sont à tu et à toi avec elle, aucun obstacle réel ne vient entraver leur certitude. Pourtant, si l’on voulait aimer vraiment le Théâtre, il faudrait au moins pouvoir l’aimer réellement, du moins en aimer le plus grand nombre de réalités, en tout cas les plus profondes. Ne pas se passer d’une des plus fortes, sous le prétexte qu’elle ne serait plus à la mode. Et ne pas le réduire à une expression pour la raison qu’elle servirait au mieux notre dessein.
On se passe d’une des plus fortes réalités du Théâtre quand on oublie l’actrice ou l’acteur et on le réduit à une seule expression lorsqu’on le restreint au texte. Certes, ce faisant, on est persuadé de ne pas les laisser de côté car ce sont eux qui diront ce texte, sauf qu’il y a une grande différence entre dire et jouer. Bien sûr, savoir dire aide à mieux jouer mais il ne faudrait jamais confondre le « dire » et le jeu.
De plus, le Théâtre est un art tribunitien, ce pourquoi il attire nombre d’artistes qui ont » quelque chose à dire », nombre de comédiens qui sont « engagés », si ce n’est militants. Traditionnellement, le Théâtre reste un des lieux privilégiés de la transmission de messages et ces derniers ont tendance à prendre le pas sur la façon de les transmettre, en l’occurrence sur la façon de les jouer. Rappelons que le jeu est la- façon- de- jouer, plus profondément, la façon d’être quand on joue, plus précisément encore, une façon d’être en soi et non une façon d’être pour le regard et l’oreille d’autrui. Faudrait-il alors oublier le spectateur ? Certainement pas, mais la mission est d’en faire le spectateur d’être plutôt que de paraître. Le Théâtre a beau définir l’être comme une somme de paraître, ceux-ci sont des paraître intérieurs, donc ressentis même s’ils restent, pour la plupart, peu conceptualisables et peu conscients.
Là git un terrible lièvre autour duquel se divisent violemment les gens du spectacle : il s’agit d’un combat dont l’un des deux partis croit avoir le droit pour lui en prenant appui sur une idéologie qui n’en peut mais. Ressentir autre chose que l’action que l’on réalise sur scène serait un crime, pourtant, c’est à partir de ce crime que l’on établit une distinction entre l’acteur et le simple actant, entre du Théâtre et, simplement, un spectacle. Les personnes qui ont quelque érudition feront tout de suite appel à Bertolt Brecht et à son fameux « effet de distanciation ». Elles passeront ainsi sous silence que les non moins fameux Brechtiens français de l’origine s’en étaient tenus à la dramaturgie et à la scénographie, qu’ils n’avaient pas immédiatement remarqué qu’il était d’abord question de distanciation d’avec le personnage, donc, en premier lieu du processus d’interprétation de l’acteur. Ils s’efforcèrent de rattraper le temps perdu en imposant à leurs interprètes un jeu froid, proche de la récitation. Avec les années et l’incroyable retour esthétique de « l’expressionnisme », ce style de jeu plus ou moins plat s’enrichira de mimiques et, sans la moindre gêne, de caricatures que n’aurait pas manqué d’apprécier le « boulevard » si elles n’avaient été des caricatures par trop « engagées ».
C’était oublier, un peu vite, que pour se distancier d’avec le personnage, il était nécessaire de statuer sur celui-ci. En réalité, les gens du « même camp » n’étaient et ne sont toujours pas d’accord mais se gardent bien de se le dire en face. Les uns croient simplement en l’existence du personnage mais entendent ne pas se laisser posséder par lui, d’autres y croient dans la seule mesure où il est construit par leur travail d’interprétation, d’autres encore n’y font référence qu’en tant que profil sémantique, d’autres, encore et encore, n’y croient pas du tout et sont convaincus de n’avoir à n’interpréter qu’une pièce, donc un texte (quand bien même serait-il muet), d’autres, toujours, poussent la négation de son existence jusqu’à dénoncer la moindre démarche psychologique. Il est à noter que ces derniers semblent l’emporter en terme de mode même si celle-ci échappe à l’analyse et à son débat : la cause est entendue, le personnage est une preuve « d’aliénation », il met en péril la démocratie du spectacle. La pluridisciplinarité, le goût pour les arts du corps se sont engouffrés dans le refus du psychologisme, nourrissent cette tendance à oublier ce qu’était une actrice ou un acteur et à les confondre au seul actant, lequel, d’ailleurs, ne se trouvera pas seul puisqu’il est de bon ton de le fondre dans un « spectacle choral ».
L’effacement de la distinction entre l’acteur et l’actant s’ajuste au mieux avec les discours sur le corporel selon lesquels, en toute circonstance, toutes les parts du corps se valent – lorsque je dis cela, je ne pense pas uniquement à ses diverses parties qui mécaniquement se juxtaposent, mais tout autant à ses parts qui se superposent. Je sais combien je heurte les directeurs d’opinion qui reprennent le réductionnisme de Descartes à l’encontre des animaux qui n’étaient, aux yeux du philosophe, que des machines, et l’appliquent, à leur tour, aux êtres humains eux-mêmes, croyant, ainsi, les libérer d’un joug divin. A ceux qui m’accuseraient, avec mes « parts qui se superposent », de céder à un spiritualisme de mauvais aloi, je rappelle que la « superposition » est une notion importante de la physique quantique.
Depuis plus de vingt ans, au service de « l’intérêt général », je me suis retenu d’expliciter trop bruyamment mes analyses et mes réflexions, je me suis contenté de moduler les actions que l’on attendait de moi afin de ne porter préjudice à quiconque (je n’y suis pas toujours parvenu et le regretterai toujours). Il n’était pas évident de vouloir défendre le Théâtre, c’était malvenu même, peut-être surtout, auprès des professionnels du Théâtre. Le milieu du Théâtre est toujours prêt à aimer ceux qui profondément ne l’aiment pas et à se méfier de ceux qui l’aiment sans calcul. Ceci démontre que ce milieu est moralement ouvert, mais ceci prouve aussi qu’il est miné par le « complexe de Perrichon ». Depuis plus de vingt ans j’ai du subir, sans rechigner, les pressions de tous ceux qui, se défiant du Théâtre, ne veulent pas reconnaitre la spécificité de l’acteur et vont jusqu’à censurer le processus de Re-présentation. Ils n’entendent pas en entendre parler et force est de reconnaitre que ce sont eux que l’on écoute. Le temps est arrivé de ne plus me battre en coulisse mais au grand jour, si tant est que ces billets puissent rencontrer la lumière du monde. Je compte sur vous.