En rappelant le rôle fondamental des acteurs et des actrices dans le Théâtre, j’ai pris le risque de donner à accroire que, pour moi, la démarche dramatique se résumait à celles de la distribution (comme l’on dit, audiovisuel aidant, le casting). J’emploie nullement par hasard le pluriel pour évoquer les démarches qui entourent une distribution. Elles sont relativement nombreuses et ne se tiennent pas au même niveau ni au même stade de l’élaboration d’un projet artistique. On peut envisager de monter un spectacle à partir d’un ou d’une interprète, ou de plusieurs, en raison d’une adéquation qu’on leur trouve avec les personnages de la pièce, en raison de leur notoriété et de la capacité de leur image à attirer un nombreux public payant ou à recueillir les suffrages de certains critiques et de certains représentants des pouvoir publics susceptibles de déclencher des subventions, ou en raison, tout simplement, de l’amitié qu’on ressent à leur endroit et de la complicité qu’on entretient avec eux. Ces raisons ne sont pas du même ordre, elles n’entraineront pas le même type de travail et ne détermineront pas le même type d’esthétique. Je n’oublie, naturellement pas, les personnalités qui ont inspiré l’auteur et qu’il tient à voir figurer dans la distribution. Ce dernier cas, très courant, se recoupe avec les précédents. Il me permet de signaler qu’en matière d’inspiration, un metteur en scène éprouve aussi le désir d’élaborer un spectacle en raison de ce que lui inspire telle ou telle personne et que ce désir ne se limite pas au montage du texte, mais s’étend aussi à son écriture, laquelle, avec l’évolution des pratiques, peut être l’écriture d’un auteur-metteur en scène ou d’un metteur en scène-auteur. Cette évolution renoue avec l’un des fonds de l’écriture dramatique qui fut souvent, dans un lointain passé, le fait d’acteurs, de chefs de troupes et d’hommes de théâtre qu’on n’appelait pas encore metteurs en scène.
Ces différentes démarches dépendent des moyens tant financiers et sociétaux dont disposent ceux qui ont l’intention de produire un spectacle. La production peut adopter un caractère strictement commercial et cet aspect pousse à considérer qu’une démarche artistique qui s’entreprend à partir des actrices et des acteurs n’est pas une authentique démarche artistique. De là à penser que tenir l’acteur pour un élément fondamental de la réalité théâtrale revient à la réduire à une réalité économique et communicante, il n’y a qu’un pas que le « politiquement correct » s’est empressé de franchir. En parlant de l’importance de l’actrice et de l’acteur, on ne ferait que privilégier un produit par rapport aux autres. Le « politiquement correct » fut ravi de ce jugement réducteur, il lui permit de faire l’impasse sur une constellation de réalités qui l’importunaient, de même façon que, tout au long de l’histoire, elles importunèrent les églises et les académismes.
En dehors d’une éventuelle stratégie commerciale, de ses négociations, qui ne manquent jamais de s’étendre au champ des répétitions et de se mêler aux rapports entre les membres d’une équipe, donc de peser, au bout du compte, sur la ligne artistique, l’intérêt porté, au cours du travail, à l’endroit de l’actrice et de l’acteur, a toujours suscité la plus grande défiance. Après tout, à part être un élément de la distribution dont on dispose, qu’est-ce qu’un acteur ? Tenter de répondre à pareille question est tenu, souvent, pour une perte de temps. Après un méchant premier réflexe, selon lequel les mots « acteur » et « comédien » sont jugés déshonorants puisqu’ils soulignent le caractère hypocrite et factice d’un individu, on a l’impression de s’engager sur des sentiers philosophiques dont le tracé échappe d’autant plus qu’on se demande ce que concrètement peut bien faire une comédienne ou un comédien si on se met à les comparer à un musicien, une danseuse ou un chanteur.
J’ai longtemps regretté notre incompétence en ces matières. Lorsque, jeune acteur, je me suis détourné de l’enseignement français pour rejoindre, à Londres, la troupe du Workshop dirigée par Joan Littlewood, j’ai fait une découverte inattendue : j’étais ébloui par mes camarades qui dansaient et chantaient à qui mieux mieux, et dont ces compétences physiques et rythmiques ne leur interdisaient pas de jouer avec talent. J’ai commencé à découvrir la spécificité du jeu dramatique lequel se trouvait, ô paradoxe, enrichi par la pratique des arts du spectacle vivant. Toutefois, il est besoin ici, de vous mettre en garde : leur jeu dramatique était renforcé par leurs pratiques de danseur et de chanteur, mais celles-ci ne se substituaient aucunement à leur pratique du jeu dramatique, bien au contraire, elles leur apportaient une plus grande souplesse qui enrichissait leur sensibilité et, ceci, en les aidant à distinguer clairement la dimension dramatique des dimensions spectaculaires. L’enseignement français-classique de l’époque ne m’avait pas poussé à établir une telle distinction pour la simple raison qu’il ne m’avait pas conduit à m’interroger sur la spécificité du Théâtre. La pratique de celui-ci était bien cadrée : il s’agissait de bien jouer un texte, lequel était entendu comme un seul ensemble de répliques, et cela impliquait prioritairement de savoir bien le dire.
Que l’on ne se méprenne pas sur mes remarques. Je ne suis pas en train de renier la nécessité de savoir jouer les répliques d’un texte, j’essaie, simplement, de faire comprendre que dire ces répliques constitue nullement le fond du Théâtre. Non qu’il serait bienvenu de rajouter à ces répliques quelques sauts périlleux, surtout pas, mais que, justement, pour réellement les bien dire, il serait nécessaire de les bien jouer, c’est à dire de ressentir ce qu’est le jeu dramatique, donc ce qu’est le Théâtre avec son rapport au processus de Re-présentation. Certes, je dois avoir l’honnêteté de reconnaitre que savoir dire une réplique aide à bien la jouer, c’est réciproque et il est besoin de tenir compte du statut spécifique du texte en raison de son expression verbale chez les êtres humains (nous traiterons de la difficile question de la parole, de sa représentation orale et du « texte verbal » plus tard).
De nos jours, les pratiques des actrices et des acteurs, ont, en France, beaucoup évolué, malheureusement, elles n’ ont pas évolué dans le sens que nous évoquions chez les comédiens britanniques (ou américains). La pluridisciplinarité prend parfois le pas sur le « théâtre de répliques », mais plus que de « prendre le pas », elle s’y substitue, du moins pour nombre de spectacles bénéficiant des faveurs de la mode. Cette substitution s’effectue même dans le cadre de spectacles de pure textualité verbale ! La pluridisciplinarité frappe d’autant plus fort qu’elle n’a pas systématiquement besoin de faire appel aux disciplines des divers types de spectacles vivants : un seul domaine peut suffire, celui de la « verbalisation textuelle ». Elle est ainsi parvenue à faire du Théâtre une discipline comme une autre, un art parmi les arts du spectacle vivant. Les comédiens, ainsi, sont traités en tant qu’actants et non plus tels des acteurs. Je le pense, je le répète, le Théâtre n’est pas une discipline comme une autre, un art comme un autre, même quand il rassemble autour de lui plusieurs arts de l’esthétique et du spectacle vivant. Encore une fois, l’actrice et l’acteur ne sont pas des exécutants et, en martelant cela, je n’oublie pas que les grands virtuoses de nombreux arts de la scène font plus qu’exécuter,ils savent mêler à leur virtuosité technique une part de sensibilité qui différencie leur interprétation de celle des autres, mais cette part de sensibilité n’est jamais prépondérante par rapport à leur virtuosité technique. Il n’en est pas de même pour la grande actrice et le grand acteur, et ceci a motivé les railleries de beaucoup qui s’empressaient de dénoncer un manque de travail tangible chez les artistes dramatiques.
Il n’y a certes pas que l’actrice et l’acteur dans le Théâtre, le seul intérêt porté à leur endroit conduit au produit commercial et au « one man show », même si ce dernier se déroule à plusieurs. Il n’en reste pas moins que sans penser à l’acteur, on risque de ne pas penser à l’interprétation, dans un sens plus profond que celui de l’exécution, c’est à dire dans son rapport au processus de Re-présentation lequel, à l’oeuvre dans la matière, permet toutes les formes de représentations et d’interprétations. Les spectacles sont le carrefour de multiples interprétations issues de plusieurs domaines : l’interprétation scénographique, costumière, lumineuse, acoustique et même dramaturgique et textuelle (nous nous pencherons sur la position paradoxalement indécidable du texte dans l’élaboration du travail théâtral), mais toutes ces interprétations ont pour modèle l’interprétation de l’acteur, quand bien même celui-ci serait absent sur la scène. Oui, l’absence de l’actrice et de l’acteur ne liquide pas, au Théâtre, le problème de leur interprétation, laquelle sollicite le processus de Re- présentation que seul le Théâtre révèle au cours de ses représentations.