Voilà une drôle d’idée : parler d’un comédien qui commença à faire parler de lui, à la fin des années 1950 et au début des années 60, ça remonte à plus de cinquante ans ! Les nouvelles générations diront que nous sommes passés à autre chose et il nous sera difficile de leur donner tort, toutefois il faudrait éviter d’oublier systématiquement les actrices et les acteurs qui ont longtemps déclenché la curiosité du public, dans ce cas précis tant intellectuel que populaire. De nos jours, la technologie, amplifiant les moyens de diffusion et de reproduction, a favorisé la multiplication des stars dans tous les domaines. Si, aux murs des chambres des adolescents et sur les écrans des portables, les images des vedettes de l’audiovisuel, de la variété, du sport, du crime et de la politique, s’accumulent, on ne se réfère plus, comme nos ancêtres l’ont longtemps fait, à Talma ou à Sarah Bernhardt, c’est le cas de le dire, ça passe (encore que la ferveur religieuse à l’endroit d’Elvis Presley ne soit pas prête de s’éteindre).Pourtant, en ce qui concerne ce genre d’artistes, leur présence produisit à chaque fois une sorte de révolution, non que je compare Belmondo à Sarah et à Talma, mais, comme eux, il s’est tenu à un tournant de la perception du public, tournant, dont on peut dire qu’il l’assuma au fond avec ambiguïté. Homme de 1789, Talma avait entrepris de rénover la tradition et Sarah, entichée d’arrière-garde, réussit à lui donner l’aspect de l’avant-garde ; Belmondo, pour sa part, adoré de tous mais mal aimé par le jury du concours de sortie du Conservatoire National d’art dramatique, débuta une carrière cinématographique fracassante dans « A bout de souffle » de Jean-Luc Godard en 57, la continua avec, entre autre, « Moderato cantabile » réalisé par Peter Brook à partir d’un texte de Marguerite Duras en 59, et la poursuivit avec le mythique « Pierrot le fou », toujours de Godard, tout en commençant une carrière commerciale où la comédie boulevardière le disputait à encore quelque exigence, pour, au bout du compte, connaitre la gloire sur des productions à grand spectacle commercial dont les projets se concevaient et se fabriquaient à partir et autour de lui.
Il n’y a là rien que de très habituel dans le parcours d’une vedette de cinéma, penserez-vous, sauf, qu’aux yeux du « public intellectuel » de l’époque, le lien organique de ce comédien avec le milieux de « l’avant-garde » ne faisait aucun doute, contrairement à certains autres dont on présumait qu’ils avaient participé à de grandes aventures artistiques en raison des hasards de la vie et de leur progression vers la notoriété. Au lieu d’être surpris, on aurait et on ferait mieux de relativiser le jugement porté sur les nouvelles actrices et les nouveaux acteurs que l’on associe, à chaque fois et sans réfléchir, à la modernité et à la recherche. En fait de modernité, prise pour une modernité artistique partagée, il s’agit seulement d’une modernité générationnelle et, en fait de recherche, il ne s’agit, pour le jeune interprète, que d’une recherche de débouché professionnel. Pareille remarque n’écarte nullement les authentiques complicités intellectuelles entre les jeunes metteurs en scène et leurs jeunes camarades, toutefois, ne nous payons pas de mots, nombre de ces complicités ne bénéficient pas, d’un côté comme de l’autre, d’une fidélité durable, laquelle exige d’être sanctionnée par un minimum de réussite. L’amitié est un lien plus solide. Et beaucoup d’actrices et d’acteurs sont heureux, après avoir employé leur vie à défendre les avant-garde, de se retrouver sur le « boulevard ».
Le tournant de carrière, accompli par Jean-Paul Belmondo, fut perçu de façon ambigüe dans la mesure où il put être considéré, par certains, au début, comme un approfondissement de son métier. Belmondo ne manqua pas d’encourager ce genre de perception en lançant des déclarations telles que : « à notre époque, un acteur doit savoir conduire un camion ! ». Adolescent, j’était d’autant plus accroché par cette affirmation qu’elle ne séduisait pas seulement le « grand public » mais aussi un milieu de cinéphiles que je commençais à entrevoir. L’attention de ceux-ci avait été préparée par le cinéma américain où les moyens techniques ne se contentaient plus de produire décoration, illustration et illusion mais commençaient de projeter sur l’écran la « réalité » des paysages et des objets, même si cette « réalité » était encore le fait, pour une grande part, d’un travail d’illusion. De plus, certains, plus au fait de la pratique, étaient épatés par le jeu de beaucoup de grands acteurs américains qui, s’entrainant à l’Actors Studio, renforçaient leurs répliques ou nourrissaient les « temps morts » en manipulant quelque objet ou en esquissant quelque « action concrète ». A la vérité, cela suscita un malentendu : ces cinéphiles français ne tinrent pas l’accompagnement de l’interprétation par des actions concrètes comme une relation nécessaire pour que l’acteur ressente mieux les situations et que son jeu en acquiert le poids, mais carrément comme une substitution à ce jeu. Bientôt, ils assimilèrent le fait de jouer avec la capacité d’accomplir un certain nombre d’actions physiques, qui, pour mieux convenir à la mode du temps, devaient s’appliquer à des objets techniques, lesquels, afin d’être encore plus crédibles, devenaient de gros engins. Deux éléments prirent ainsi le dessus aux yeux des béotiens européens : le corps physique et l’environnement technique propre à la vie sociale. Cela leur permit de faire l’impasse sur l’objectif de l’accompagnement au moyen d’action concrètes : que l’acteur ressente bien le poids d’une situation. Nous venions, une fois de plus, de passer à côté d’un évènement important, lequel consistait, à la suite du metteur en scène russe Stanislavski, à renverser le rapport du public avec ce qui était donné à jouer sur scène.
Habituellement, ce qui était donné sur scène était donné à voir, à entendre et à comprendre par le public. Cela lui était donc signifié. Que ces significations lui produisirent immédiatement des sensations, puis des sentiments, ce fut évident, surtout que la présence des interprètes facilitait et amplifiait son accès aux messages qui lui étaient dispensés, mais, le Théâtre éprouvait ainsi quelque difficulté à s’épanouir. En dépit du grand succès que rencontrait le spectacle théâtral en occident, force est de reconnaitre la difficulté relative pour ses représentations à toucher au processus de Re-présentation. Au cours des siècles, nombre d’artistes s’inquiétèrent du caractère factice de l’interprétation et de la représentation théâtrale, mais ils durent s’exprimer avec prudence et retenue, il n’était pas question de « substituer la re-présentation au sens », celle-ci devait rester une représentation. L’une des plus importantes tentatives fut celle de Constantin Stanislavski, reprise, de façon plus ou moins caricaturale mais efficace, à la mode américaine, par l’Actors Studio. La priorité n’était plus ce que l’on devait signifier au public mais l’état dans lequel on devait se trouver pour interpréter tel ou tel personnage, et la voie la plus pratique pour accéder à un état est de passer par des situations, de se trouver en situation. A partir de l’instant où l’acteur joue une situation, il communique quelque chose au public, mais ce qu’il communique n’est pas de l’ordre de la signification, il transmet un état au moyen d’une re-présentation qui n’est pas une simple représentation significative. Une re-présentation n’est pas de l’ordre de la signification mais cela ne l’empêche nullement de susciter des représentations significatives dans l’esprit du spectateur.
Donc Belmondo prit le volant du camion et le conduisit vraiment. C’était pour de vrai. Pour sûr, mais si c’était si vrai – ce qui relève de la signification – était-ce réel ? Non au sens du réalisme, lequel n’est qu’un code, un style de vérité donc une esthétique significative. Magnifique, Belmondo ne jouait plus, il faisait, et il faisait d’autant plus qu’il faisait l’infaisable, l’impossible, non seulement au volant d’un camion, mais sur les ailes d’un avion, sur un cable entre deux immeubles…Il n’arrêtait plus d’exécuter, chapeau l’artiste, l’acrobate, le risque-tout, mais qu’en etait-il de l’acteur (pourtant un grand acteur) ? Nous étions au cirque et plus en train d’admirer un acteur. Les intellectuels finirent par se détourner, comme ils se détournèrent de l’Actors Studio, mais pour des raisons strictement inverses : ils en eurent assez du grand sportif, il ne les nourrissait plus intérieurement et, d’un autre côté, ils décidèrent de jeter par dessus bord le « psychologisme », ils en eurent assez de la prétendue intériorité du Théâtre, cela leur parut réactionnaire. Au fond, ils auraient du rester fidèles à Belmondo, il avait fini par correspondre aux actants qu’ils se mettront, de nos jours, à vanter tout en persistant à les appeler des acteurs !