Rassembler le réel

Posted by on Nov 15, 2013 in Blog, Science, Théâtre

je le parie : beaucoup d’entre vous sont d’accord avec Jean- Paul Belmondo lorsqu’au volant de son poids lourd, il déclarait qu' » un acteur devrait savoir conduire un camion ». Ils ressentent la même chose  que les intellectuels de l’époque qui crurent que l’art du spectacle allait renouer avec la réalité. Ces intellectuels, pas encore touchés par la grâce de la pluridisciplinarité, ont rapidement déchanté quand ils ont compris  que Belmondo ne faisait rien de plus que ses exploits, ce qui me rappelle ce vieux dessin humoristique où un acrobate, les pieds en l’air, se tenant sur un doigt de la main droite, et faisant tournoyer des cerceaux autour de sa jambe gauche, autour de sa jambe droite, ainsi qu’autour de son bras gauche, se voit demander par le directeur du cirque : « et  vous ne faites rien avec votre bras droit ? ». S’il est question de faire, on n’en fait jamais assez ou en fait toujours trop. La surenchère ne cesse de grimper ou le déshabillage demande encore plus, c’est à dire encore  moins,  aux individus qui sont déjà à poil, ou les fabricants n’arrêtent pas de fabriquer (quitte à fabriquer autre chose, ailleurs et autrement), ou les fakirs s’arrachent le peu de peau qui leur reste sur les os. C’est la logique du « faire », laquelle se range derrière l’existentialisme Sartrien pour lequel on est ce qu’on fait. Il est assez surprenant de penser que les deux Jean-Paul, aient pu, en dehors de leur prénom, avoir quelque point commun.

L’enjeu est celui de la réalité, donc du réel et de comment l’appréhender. Qu’est-ce qu’on appelle réel, qu’est-ce qu’on est tenté de montrer comme preuve de celui-ci ? Il s’agit d’un des soucis majeurs de nos peintres depuis des siècles, souci qui se cristallise dans le choix du sujet à peindre et dans le rapport entretenu avec la notion générale de sujet. En peinture le sujet est un objet et, si pour le public traditionnel, cet objet est ce qui le réunit autour d’une toile, pour les peintres, depuis la fin du 19 éme, la question est de savoir s’il se tient prioritairement en tant qu’objet-support sur lequel travailler, ou en tant qu’objet-matériau à employer, ou comme motif à choisir, ou encore comme démarche et action à accomplir. L’objet-support ira jusqu’à se confondre avec tous les autres, voir le « ready made » de Marcel Duchamp, et pour ce qui concerne le motif, il ne deviendra plus qu’un « motif de décoration » (Matisse), tant la réalité tiendra lieu de fiction (laquelle est une réalité comme une autre, une réalité psychique, immatérielle, une matière immatérielle). Toutefois, avant de n’être pas plus qu’un motif de décoration, ce motif aura été choisi en fonction du type de démarche que l’on entend mener et qu’on souhaite faire connaitre au public, donc lui signifier, la signification est de l’ordre du faire.

Comme par hasard, il existe des sujets plus réalistes que d’autres, c’est une question de mentalité, de civilisation. Dans la culture européenne, la misère, la souffrance au travail, la douleur qui tenaille le corps, sont des sujets particulièrement réalistes. La prise en compte de la dimension sociale du monde fut concomitante de la prise de conscience de la réalité des choses ; a priori, sauf pour se moquer, on n’évoquera pas le paradis avec un tas de fumier (bien que ce soit un paradis pour tous les organismes qui y prolifèrent). En réalité, la réalité est un mille feuilles et la perception qu’on prétend en avoir dépend du point depuis lequel on le considère. Je ne cherche pas à souligner qu’il n’existe que des vérités relatives, en vérité, je me moque de celles-ci et n’attache d’importance qu’aux réalités, lesquelles sont innombrables : chaque point de matière et chaque point de vue, quel qu’en soit le caractère de vérité, est une réalité respectable. Pour le Théâtre il n’y a que des réalités (vraies ou fausses), sauf que ce réel se présente tel un mille feuilles : le bois avec lequel est construit le plateau, n’est pas plus réel que le costume de l’acteur, dont le corps n’est pas plus réel que la conscience, laquelle n’est pas plus réelle que ses sentiments, lesquels ne sont pas plus réels que les fictions qu’il joue, lesquelles ne sont pas moins réelles que tout ceci, mais à condition d’être jouées.

Aussitôt, on demandera pourquoi ces fameuses fictions seraient-elles moins réelles si elles étaient racontées plutôt que jouées, et semblable question va nous permettre d’accomplir un premier grand pas. Quand les fictions sont racontées, dites, illustrées, nous avons à faire, bien sûr, à du réel, mais ces réalités sont des fables, du discours, du dessin, ce sont des significations, ce sont des objets de signification ; en tant que tels ce sont des effets, des représentations ainsi que le sont tous les objets que nous percevons. J’écris » des représentations » sans tiret, tout objet de notre univers mental et physique est une représentation, même les fictions, dont il importe peu ici qu’elles soient « matériellement » vraies ou fausses (de toute façon elles existent dans notre esprit et quand celui-ci les conteste elles sont comme des fantômes auxquels on dirait, sur le pas de la porte, qu’ils n’existent pas et sont donc priés de repartir). Il est besoin d’établir une distinction entre 1)les représentations,2) la re-présentation et  3) le processus de Re-présentation. Les représentations (1) nous constituent ainsi que le monde « matériel » et le monde « immatériel » au sein duquel nous évoluons , elles sont les effets directs et indirects du processus de Re-présentation (3) lequel Re-présente la matière ( tant matérielle qu’immatérielle). Quant à la re-présentation, elle est le fait du Théâtre qui, au cours des représentations de ses spectacles, parvient à solliciter le processus de Re-présentation.

On ne manquera pas de m’interroger sur le moment et sur l’endroit de l’intervention de ce processus, sur ses positions historiques et spatiales ; ce à quoi je répondrai immédiatement qu’il ne se déroule à aucun instant ni en aucun point particulier, il se déroule partout, sans cesse et à tout niveau. Surtout, on s’étonnera que soit fait l’impasse sur un quelconque événement de création ou de production de la matière. Au regard du Théâtre, le mot « création » est réservé au fait de présenter une pièce pour la première fois au public – se pose à ce sujet, la question de savoir s’il doit s’agir d’un public payant – en tout cas l’écriture du texte de la pièce ne correspond pas à sa création laquelle, ô paradoxe, a pu, pour certaines, s’achever à l’issue de leur création (pensons non seulement à la Comedia del arte mais aussi à de nombreuse pièces de Shakespeare). Si la création, selon sa définition, consiste à tirer du néant, le Théâtre outrepasse celui-ci dès l’instant où l’on entreprend une re- présentation. Libre à vous de faire fi du point de vue théâtral, toutefois, pour ce qui me concerne je lui prête depuis longtemps une grande attention et je regrette qu’il ait été dédaigné et par les sciences et par la philosophie. Il n’a jamais rien revendiqué par rapport à ces grandes dames, il s’est satisfait de son rôle de porte parole et fut contenté par les débats que déclenche le contenu de ses répliques. Le théâtre est souvent passé pour révolutionnaire, à tort parce qu’une authentique révolution aurait consisté à ce qu’il ne s’en tienne pas au niveau discursif et significatif et cherche à éclairer ce qui, au fond, lui permet non seulement d’exister mais surtout rend possible l’existence de la matière et de notre monde.

Quand on apercevait Jean-Paul Belmondo au volant du camion, on voyait de la réalité, mais on en voyait une part pas plus réelle que les autres. Cette part aurait pu être, comme on en avait l’habitude au cinéma, une scène devant une  transparence, sauf qu’elle renvoyait à une autre part mentale constituée de signifiés technologiques et que l’ ajustement de ces deux parts répondait à certains critères de vérité. Il n’en reste pas moins qu’une autre façon de tourner la scène aurait pu renvoyer à une part de signifiés psychologiques ou encore esthétiques dont l’ajustement aurait répondu tout autant à des critères de vérité (celle-ci dépendant, aussi, à chaque fois des tropismes d’opinion et de style). L’image de Belmondo au volant, ainsi que les preuves apportées du fait qu’il se soit bien trouvé, au moment où l’on tournait, en tain de conduire un camion, constituent une feuille de réalité, une feuille du mille feuilles réel mais sans plus, sinon me direz-vous avec violence qu’il risquait de mourir, comme il aurait pu mourir quand il se tenait sur les ailes d’un avion ! Ah la mort, la voilà de retour cette camarde dès qu’il s’agit de justifier l’authenticité de l’art. Eh bien, quitte à vous décevoir, en l’occurrence, je n’y attache pas plus d’importance que ça, toutes les formes du réel sont appelées à disparaitre, à mourir si elles sont vivantes, mais ce n’en est pas moins le cas pour les éléments d’une scène tournée devant une transparence. L’enjeu pour le Théâtre n’est pas, en son processus – et non le contenu de ses répliques – de justifier le réel mais, tant il se peut, de le rassembler. Le rassembler autour de quoi ? Question d’autant plus inquiétante qu’on est tenté de répondre, scientifiquement, en tout cas autour de rien de substantiel.