Nous sommes tellement habitués au terme d’objet que nous avons le sentiment de ne pouvoir nous en dispenser ; rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de le supprimer, mais seulement de le nuancer, le moduler, le représenter par le terme de représentation. De toute façon, suivant nos habitudes de penser et de nous exprimer, nous entendons, bien souvent, le mot « objet » comme désignant un « sujet », lequel peut être le thème de nos propos ou l’objet de notre amour. A l’égal du sujet, l’objet ne manque pas d’ambiguïté, toutefois celle-ci porte sur son rôle et non sur sa substance, bien qu’elle soit différente selon la fonction qu’on lui prête. En tout cas, l’objet devrait être doté d’une substance, quand bien même ne serait-il qu’un objet mental, conceptuel, idéal. Si un certain type d’objet rencontre parfois, à nos yeux, quelques difficultés à se trouver nanti de substance, s’il nous semble se réduire à une ou plusieurs formes, avouons que nous ne nous retenons pas de tenir cette ou ces formes pour de la substance. A notre époque, selon le sentiment des êtres humains, la substance, bénéficie d’un minimum de masse, de viscosité, de présence quoi.Nous sommes convaincus que le monde existe parce qu’il y a de la substance et nous envisageons celle-ci d’après le modèle d’un objet solide, certes d’une solidité aléatoire, excessivement souple jusqu’à devenir invisible dans le cas d’un objet » immatériel ».
Au bout du compte, s’interroger sur la réalité de la substance revient à mettre en doute l’existence des objets. Vous ne l’accepterez pas sans barguigner et je ne vous donnerai pas immédiatement tort dans la mesure où ce genre de propos risque d’accorder une part trop belle au charlatanisme qui prolifère au cours de séances de magie organisées à l’attention des gogos. L’existence d’un objet est aléatoire si nous entendons par celle-ci la présence de l’image de cet objet en tel endroit et à tel moment, les bons prestidigitateurs, grands manipulateurs d’objets solides et d’apparences savent nous tromper, mais ceci ne remet pas en cause l’existence de la réalité. Mettre en doute l’existence des objets ne remet pas en cause la réalité, quand bien même remet-elle en cause le bien fondé de la substance.
Bien sûr, cette fameuse réalité semble être mise à mal par l’emploi du terme « représentation » en lieu et place de celui » d’objet », pour la simple raison qu’il nous donne l’impression de ne plus nous renvoyer à quelque chose de tangible ; mais les objets ne passaient-ils pas, de toute façon, leur temps à « renvoyer », associer, causer, faire référence, ne serait-ce que lors de leur relation constante entre objets « matériels » et objets « immatériels » ? Le terme de « représentation » a l’avantage de plus d’honnêteté, du moins de plus de rigueur. Evidemment, tout à trac, il ne rassure pas, il donne l’impression de ne pouvoir s’appuyer sur rien de définitif en réduisant notre univers à un monde d’images, de songes et d’illusion ; beaucoup d’auteurs importants n’ont pas manqué de l’évoquer, mais, au fond, nous nous sommes bien gardés de leur accorder foi. Nous avons préféré la confusion consistant à nous soumettre, sans la réfléchir, à la hiérarchie positive qui place les objets concrets et « matériels » largement au dessus des objets mentaux et « immatériels ». Nous avons tenu ces derniers pour, au mieux, des métaphores, en oubliant que, de même, les objets « matériels » que nous percevions étaient, pour une grande part, les objets de notre perception, donc qu’ils n’étaient pas moins des images. Nous avons fait l’impasse sur le renvoi incessant entre les objets (tant « matériels » qu' »immatériels) qui pourtant pèse sur nous et que nous prenons en compte. Notre monde est, peut-être et surement, un ensemble d’illusions, toutefois, nous vivons dans et de cet ensemble, nous en jouissons, nous en souffrons, certainement à tort mais pareille torsion n’est qu’une faiblesse par rapport à une prétendue vérité. La réalité, pour sa part, est faite de torsions.
Si la réalité n’est toujours que la réalité d’une illusion, pourquoi de grands auteurs se sont-ils évertués à le dire ? Au bout du compte cela ne change pas grand chose, réalité au sens traditionnel et réalité comme illusion étant aussi réelles l’une que l’autre. Sauf que la manière d’habiter ces réalités devient différente, surtout la manière de les considérer, la manière d’en savoir quelque chose, la science que l’on en retire. Le Théâtre a son mot à dire par rapport aux conceptions du monde et de sa matière, d’abord en ce qui touche à la positivité, la solidité et la rigidité prêtée à cette dernière. En disant qu’il a son mot à dire je ne parle pas de ce qu’on appelle ses contenus, ses thèmes, ses fables, ses discours, de tout ce qu’il n’a pas manqué au cours des siècles, en dépit de toutes les censures, d’exposer, d’exprimer, d’exhiber, et que l’on a pas manqué de commenter, d’analyser et de disséquer, je ne parle pas non plus de ses formes spectaculaires dans la mesure où le style et l’esthétiques sont des significations au même titre que les autres, à la différence que leur aspect plus objectal et matérialisant offrit aux critiques traditionalistes des certitudes de » bon goût », puis aux critiques marqués par le marxisme, de beaux motifs pour décider de ce que devait devenir le théâtre, non je parle de la manière dont le Théâtre se produit. Parlant de cela, je ne fais pas référence au montage économique ni à l’exploitation commerciale, je parle de la production de l’acte Théâtral, de la re-présentation dont les effets sont des représentations d’un type particulier puisque, à bien les recevoir, elles ne sont pas seulement des effets spectaculaires ni de simples effets d’observation.
J’emploie le terme acte, dans l’expression « acte Théâtral », afin de distinguer l’action de l’acte. Une action sur, et au cours, de la scène théâtrale n’est pas automatiquement un acte Théâtral, une action n’est pas un acte, toutefois, chaque acte perçu par nous est porté par une action. Une action n’est certes pas un acte, mais elle n’existerait pas sans la possibilité donnée par celui-ci. Sans acte, pas d’action mais celle-ci, non seulement conforme et détermine celui-ci, mais elle le fait en le masquant à notre perception rationnelle. Selon notre entendement, une action se déroule selon une logique causale, elle s’inscrit toujours dans une perspective de « ressaisissement » par une conscience minimum ou dans une perspective de conséquence organique et mécanique, elle est soit un résultat intentionnel soit un effet systémique. Voilà pourquoi la psychanalyse emploie l’expression de « passage à l’acte » pour qualifier des actions non raisonnées, non maitrisées, qui ne semblent répondre à aucune logique. Ce faisant, la psychanalyse caractérise l’acte tel une action brute (si ce n’est accomplie par une brute!), elle en fait une action impensée, aux effets souvent mortels, mais lui confère un aspect originel que sa brutalité ne démentira justement pas. La singularité et le privilège du Théâtre consistent à réaliser des actes qui, d’être révélés, ne sont plus mortels mais qui, pour être révélés, ont besoin de se trouver portés par des actions. Reconnaissons le, certaines de ces actions restent éloignées de la dimension de re-présentation et restent dans l’univers de la mortalité – on se blesse au théâtre -, mais elle n’en constituent pas l’essentiel.
La différence entre les actions et les actes explique pourquoi je distingue les acteurs des actants. Les premiers accomplissent des actes tandis que les seconds ne réalisent que des actions, certes souvent d’une très grande beauté et bien difficiles et bien périlleuses à faire, mais rien que des actions tout de même ! Je touche là une grande faiblesse sociétale du Théâtre, ceux qui en font risquent toujours d’être accusés de ne pas savoir faire grand chose. Ceci explique, en partie, pourquoi les professionnels se sont attachés à maitriser la diction : ils détenaient ainsi un savoir faire respectable. Il n’en reste pas moins que l‘acte théâtral rencontre quelque mal, de nos jours, à faire le poids face à la surenchère des actions, virtuoses ou pas. On est persuadé que le corps reprend enfin du poil de la bête vis à vis de l’expression verbale, ce n’est pas vrai : c’est l’action qui repousse l’acte d’autant plus que cette action peut n’être que verbale, le « dire » étant une action comme une autre. Le véritable enjeu des distinctions acteur/actant, acte/action est la distinction entre la représentation et l’objet. Tous les objets sont peut-être des représentations, néanmoins si la force de l’habitude, des opinions et du point de vue ainsi que des conceptions qu’ils impliquent, n’empêche pas l‘acteur de sentir qu’au cours de la re-présentation il accomplit des représentations, ils poussent au contraire l’actant à n’envisager que le nombre d’actions qu’il doit exécuter au cours du spectacle. Tous deux feront, certes, des représentations, sauf que le premier les vivra bien comme des représentations tandis que le second, sans le vouloir et le savoir, les tiendra pour des objets.