Dans la description de la matière que j’ai entreprise à partir du Théâtre, je me suis référé à l’image du mille feuilles afin de substituer au terme d’objet celui de représentation, toutefois, comparaison n’étant pas raison, cette métaphore appelle critique, analyse et nuances. Le mille feuilles est un modèle aisé à comprendre mais, en dépit de ses nombreuses feuilles, il risque d’offrir un exemple par trop rigide et univoque. Les représentations remplaceront les objets si elles ne nous confinent pas à des corps et des substances incontournables. Il est nécessaire de relativiser ce mille feuilles et de s’interroger sur sa situation. J’ai tout de suite pensé au mille feuilles du pâtissier, mais après tout le mille feuilles est un objet comme un autre alors que celui dont je m’efforce de parler change d’aspect aux yeux de chaque client entrant dans la pâtisserie. Certes, ce nouveau mille feuilles sera plus ou moins identique à celui que j’ai perçu, mais il ne manquera pas de présenter de légères différences au regard d’une autre perception, et je ne suis pas certain que telle ou telle perception en détienne la vérité. Chaque effet perceptif est une représentation et son rapport avec une vérité du réel dépend de l’adéquation avec l’ensemble – qui n’est jamais achevé – des autres représentations lesquelles relèvent de différents domaines, différentes espèces et différents types de rapport. On s’imaginera que, pour moi, une représentation se limiterait à une perception. Tel n’est pas le cas, les différents ensembles de « matière » ne sont nullement dotés de ce minimum de conscience (représentation de la représentation) dont bénéficie les êtres vivants, tant animaux que végétaux. Il n’en reste pas moins que toutes les représentations sont en situation et que celle-ci pèse sur elles. Ce poids me permet de dire qu’elles considèrent leur situation selon une forme de considération non consciente.
Souligner la relativité de la perception est insuffisant pour envisager toutes les variations du mille feuilles, à commencer par les orientations de son dispositif. Le mille feuilles se tient-il, par rapport à l’observateur, verticalement ou latéralement ? La position verticale correspond à nos habitudes dans une pâtisserie, le mille feuilles se tient (ou notre perception le fait tenir) verticalement, encore que ses feuilles, ses différentes couches s’étendent latéralement sur le présentoir. Le problème de la position verticale est qu’elle induit dans notre esprit, une idée de hiérarchie : les couches au-dessous seraient moins nobles et plus frustes que les « couches supérieures » ou, à l’inverse, on les considérerait comme plus fondamentales organiquement et plus profondes mentalement (ce qui n’est que le simple retournement d’un a priori ancré en nous).
L’hypothèse d’un dispositif latéral répondrait à un réflexe plus « démocratique ». A première vue, il vous semblera agaçant d’évoquer verticalité et latéralité depuis un éclairage peu ou prou idéologique. Pourtant, reconnaissons que nombres de nos conceptions du monde sont déterminées ou déterminent – disons qu’elles leur sont corrélatives – des sensibilités idéologiques. En souhaitant ne laisser aucun élément de côté, en intégrant tous les éléments qui se trouvent « à côté », en n’instituant aucune hiérarchie entre eux, l’hypothèse latérale s’efforce de ne marquer aucune supériorité entre les uns et les autres et, ce faisant, elle ne constate aucune réelle profondeur de l’un à l’autre. Selon cette hypothèse, la profondeur ne serait plus qu’un effet de perception, mais, tout effet de perception étant une représentation, ce jugement écarte du réel une grande part de celui-ci. Un certain matérialisme ne prendrait pas en compte l’intégralité du réel et en jetterait une partie dans une espèce de « fosse idéaliste » arguant, ainsi, d’un « idéalisme matérialiste » dont la fonction est de soustraire de la matière une part importante de la réalité. Si le Théâtre est matérialisant, il l’est en son entier, tant en ce qui concerne ce que nous avions pris pour habitude d’appeler ses substances qu’en ce qui concerne ses effets. La notion de profondeur est peut-être critiquable, mais elle correspond à un ressenti effectif. Pareille forme de matérialisme peut se vanter de condamner un certain mensonge, mais le Théâtre est là pour rappeler que la distinction entre le mensonge et la vérité n’est pas simpliste et que son manque de nuance entraine parfois de grandes souffrances.
Lorsque nous parlons de l’hypothèse de la latéralité, parlons-nous de représentations éparses, mais « à plat », autour de nous ? Certes, il serait vain de prétendre que les différents modèles que nous évoquons correspondent ou non au réel, mais quand nous sollicitons un modèle plutôt qu’un autre, nous empruntons un chemin de réflexion qui, à défaut de nous mener à une vérité incontestable, ouvre une problématique. A ce stade de notre réflexion il est important que nous nous demandions, selon l’hypothèse de la latéralité, si les représentations éparses autour de nous se trouveraient « à plat » ou, au contraire, verticales sur leurs tranches. Elles ne pourraient se tenir sur leurs tranches qu’à la condition que celles-ci offrent quelqu’épaisseur. Dans ce cas nous n’aurions plus à faire à des tranches mais à des surfaces et, surface pour surface, la question de savoir si ces représentations sont » à plat » ou verticales deviendrait une question oiseuse. Toutefois, cette hésitation entre » l’à plat » et la verticalité dans le dispositif latéral, nous avertit quant à la tentation de « transversalité » laquelle, de nos jours, n’est pas une tendance secondaire. La mode, entrainée par le « politiquement correct », tend à la transversalité ainsi qu’à la pluridisciplinarité.
Jeune homme je fus séduit par cette sympathique pluridisciplinarité qui, ouvrant enfin les savoirs les uns aux autres, apportait à chacun les moyens d’en savoir plus. Je trouvais ridicules et stériles ces savoirs qui se refermaient sur eux-mêmes. Je ne me posais pas la question de vérifier si le savoir que l’on apportait de surcroit enrichissait le savoir sur la chose dont on traitait ou, au contraire, s’y substituait en se substituant à celle-ci. Auparavant, on repérait une chose dont on cherchait à savoir quelque chose en respectant les contraintes d’une discipline précise, alors que le renouvellement des points de vue aurait permis de s’attacher à une chose encore plus « vraie » que la précédente. Toutefois, ne nous leurrons pas, cette « chose encore plus vraie que la précédente » pouvait paraître d’autant plus vraie qu’elle était différente, c’est à dire, au bout du compte, qu’elle n’était plus du tout la même chose qui s’était substituée à la première. J’ai mis longtemps à me rendre compte du danger de substitution, tant j’étais persuadé, de façon naïvement « démocratique », que tout avait même valeur, qu’à l’origine « tout était dans tout et réciproquement ». Je n’avais pas encore saisi, et je remercie le Théâtre de m’y avoir aidé, que tout est dans tout mais pas réciproquement ! Parfois,la substitution, loin d’être un enrichissement, est un anéantissement. J’ai pu l’éprouver, le vérifier, c’est le risque encouru par le Théâtre avec l’arasement pluridisciplinaire. J’ai bien dit l’arasement : les cloisons ne tombent pas toujours pour qu’enfin les choses se mêlent mais souvent pour que les unes fassent disparaître les autres. Cela peut être un bien, ne soyons pas éternellement tournés vers les vieilles lunes, mais cela peut aussi effacer ce qui fait que les choses fussent ou, du moins, ce qui fait que nous soyons conscients de comment il leur est possible de l’être.
Pour les militants de la pluridisciplinarité, donc pour ceux qui sont touchés par la grâce de la transversalité, le Théâtre est une discipline comme une autre. Tout se vaudrait parce qu’au bout du compte, partout et à chaque instant, tout remplirait la même fonction, ce qui peut être envisagé dans l’absolu, mais ne correspond pas à la réalité du temps et de l’espace. L’homme, selon sa civilisation, peut se passer du Théâtre – il a existé et il existe beaucoup de civilisations sans Théâtre – mais il n’existe pas de réel sans celui-ci, du moins sans le processus de Re- présentation. Ce processus permet l’existence matérielle des représentations au sein desquelles nous vivons et parmi lesquelles nous effectuons des re-présentations, faisons du Théâtre et le touchons donc. D’une façon idéologique, plus ou moins consciente et avouée, le militantisme pluridisciplinaire se réfère à la transversalité selon laquelle les plans latéraux, en les croisant, réduisent les plans verticaux. Concrètement, les arts du spectacle veulent tenir le rôle du Théâtre en temps et place de celui-ci. Je les comprend aisément dans la mesure où, en occident, le Théâtre a prétendu dominer, de manière trop souvent méprisante, les arts du spectacle. Ce faisant, le Théâtre fut le premier à se considérer, lui-même, un spectacle comme un autre. Aveuglé par sa prétention, il fut le premier à oublier qu’il n’était pas seulement un spectacle, qu’il témoignait de la constitution de ce que nous appelons la matière, laquelle constitution ne doit pas être confondue avec celle des objets.
Après tant de mépris, les arts de la scène – particulièrement ceux du corps – avaient de bonnes raisons de se rebeller, malheureusement cette rébellion s’est effectuée dans une grande confusion intellectuelle car elle s’effectua à l’encontre de la verbalité prêtée au Théâtre : non seulement l’expression ne devait pas se limiter à celle des mots et l’expression verbale n’appartenait plus au seul Théâtre. Ce constat était loin d’être absurde, d’autant plus que la distinction fondamentale ne se tient pas entre expression verbale et expression corporelle, mais entre expression et re-présentation. La difficulté pour comprendre pareille différence est augmentée en raison du manque de nuance dans le traitement de la notion de représentation : on ne distingue pas entre toutes les représentations des spectacles vivants, la re-présentation qui rend possible de toucher au processus de Re-présentation et qui est la représentation Théâtrale. Ce manque de discernement a mené à un renversement qui serait comique s’il n’était inquiétant pour l’avenir du Théâtre. En quelque sorte, les arts de la scène se sont vengés, depuis un certain nombre d’années on applaudit des spectacles verbaux qui revendiquent d’être du Théâtre et vont jusqu’à se présenter comme un théâtre essentiel. En fait, ce sont moins les arts de la scène qui se sont vengés que l’expression qui, au cours des représentations, n’a cessé de prendre le pas sur la re-présentation. L’idéologie de la transversalité est en train de se tailler un empire, voilà pourquoi je prends le soin de souligner que la différence entre la verticalité et la latéralité est oiseuse dans la mesure où des représentations latérales, pour se tenir verticalement autour de nous, auraient besoin, d’être dotées d’un minimum d’épaisseur, ce qui reviendrait à ce qu’il n’y ait plus de réelle opposition entre les unes et les autres puisqu’elles seraient toutes des complexes de surfaces.