Possession, identification et considération

Posted by on Nov 29, 2013 in Blog, Géopolitique, Science, Théâtre

Les choses qui existent sont des représentations, les unes matérielles, les autres immatérielles, mais qui en décide ? C’est nous qui en « décidons », ou plutôt la conformation de notre perception et de notre conception, mais nous en « décidons » comme en « décident » les autres mammifères, les autres animaux, les végétaux et les minéraux. J’appellerai ce type de décision inintentionnelle : une considération. Celle-ci est différente selon les espèces et les catégories de matière. Au  Théâtre, l’acteur peut jouer le rôle d’un zèbre ou d’une betterave, étant entendu qu’il ne faille pas confondre jouer et signifier – encore que certains ne parviennent pas à ressentir une différence et que d’autres tiennent le fait de signifier plutôt que de » jouer » pour une libération, une désaliénation et de l’interprète et du spectateur qui, ainsi, éviteraient de s’identifier. Jouer une betterave ou un zèbre ne veut pas dire, qu’en terme d’essence, on devienne un zèbre ou une betterave, mais que, sur scène, on assume la re-présentation de la betterave ou du zèbre, laquelle produit, entre autre, des représentations de zèbre ou de betterave chez les spectateurs et les partenaires. Assumer la re-présentation du zèbre ou de la betterave ne manquera pas d’affecter le dispositif identificatoire de l’actrice et l’acteur, mais, de toute façon, bien des choses affectent ce processus et, d’ailleurs, l’identification est un ensemble d’affections. Afin de jouer la betterave ou le zèbre, on se mettra en situation, on fera porter sa considération sur, on l’attachera aux éléments constitutifs au niveau interne, de l’état et de la position du zèbre ou de la betterave à tel moment et en tel lieu. Bien sûr, le mode de considération de l’actrice ou de l’acteur ne sera jamais le même que ceux de la betterave ou du zèbre, mais il n’empêche, c’est par la voie de la considération qu’on se rapprochera le plus de l’existence et de l’être – je n’ai pas dit la signification – du zèbre ou de la betterave. Ceci pour la simple raison que, ceux-ci ayant aussi une « faculté » de considération, on empruntera une voie commune, bien que ces types de considération ne se tiennent pas au même niveau et ne bénéficient pas d’une même amplitude.

Quand l’acteur n’en reste pas à la seule signification (laquelle adopte un style qui glorifie, ou tourne en dérision, ou se contente de noter, un style approbateur ou critique, un style illustratif ou simplement  décoratif), il accepte d’inscrire sa démarche dans l’horizon de l’identification, mais sidentifier consiste, certes, à devenir autre, mais n’a jamais, contrairement à ce qu’en prétendent les adversaires, consisté à devenir l’autre, en l’occurrence cette betterave ou ce zèbre. Franchement, les ennemis de  l‘identification n’ont jamais pensé que l’actrice ou l’acteur ne soient plus des acteurs et des actrices et deviennent  des zèbres et des betteraves, non, ils se sont contentés de les tenir pour des aliénés qui s’imaginent être autres. On comprend, alors, avec plus de sympathie, l’attitude de ces adversaires de l‘identification : ils veulent le bien du monde, le bien des acteurs et des spectateurs, ils veulent les désaliéner.  Sous le couvert de plus de raison et de raisonnement, ils entendent, ô paradoxe involontaire, faire des actrices et des acteurs des super marionnettes, des robots humanoïdes qui, libèrés de la « nature humaine », seront en mesure d’en démonter tous les caractères. Des La Bruyère politico-technologiques. Aussi sympathiques et intelligents soient-ils, les anti-identification s’abandonnent à une confusion quant à l‘identification. Je le reconnais, ils ne sont pas les seuls, nombre de ceux qui, aspirent à s’identifier, se livrent à la même confusion. Tous confondent le fait de devenir « autre » et le fait d’être tel ou tel autre. Certes, on devient « autre » mais on ne deviendra pas l’autre auquel on souhaite s’identifier, quand bien même s’efforce-t-on de reproduire le comportement qu’on lui prête (ce qui, de toute façon, serait impossible dans le cas d’une autre espèce ou d’une autre catégorie de matière). On devient « autre », un peu de même façon que les pratiquants des cultes animistes le devenaient, et le deviennent encore, au cours de ce que nous appelons la « possession ». Evidemment, la référence à la « possession » semble justifier amplement la position des ennemis de l’identification – une personne possédée fournissant un exemple d’individu aliéné, non automatiquement en tant que fou, mais en tant que dépossédé de lui-même. Toutefois, ce jugement apparemment raisonnable, à l’encontre de l’identification, s’enlève sur un énorme refoulement historique, qui implique, non seulement de ne pas réfléchir à l’apport fondamental et spécifique du Théâtre dans nos civilisations, mais aussi d’effacer un enjeu politique majeur (entendre dominer un monde dont on s’est coupé).

La meilleure façon pour éviter d’avoir à réfléchir sur l’apport fondamental et spécifique du Théâtre, est de jeter l‘identification aux orties. En l’occurrence, de la rejeter dans les orties de la possession qu’on préférait appeler la transe, tant on craignait d’être possédé par le démon – lequel prenait la place des démons « primitifs » qualifiés d’esprits avant, selon le réflexe monothéiste, de leur ôter tout pluriel et de s’en tenir à un seul esprit (« esprit es-tu là » ?). La rejeter vers la possession, c’est à dire la croire née de la possession, alors que cette dernière est une des guises par lesquelles passe le dispositif d’identité au cours de la constitution des sociétés. Certes, pareille guise inscrit les prolégomènes de l’identification dans l’esprit humain qui se forme, mais elle n’en est qu’un détour social, car chez tout individu la mise en place du processus d’identification s’engage en amont. L’identification  n’est pas issue de la possession, celle-ci en est un des symptômes et le témoin aveugle. Il ne faut pas confondre la naissance de la « pratique » Théâtrale depuis la pratique de la possession – laquelle fut très présente en Europe – avec la naissance de l’identification. Les dispositifs d’identification ont été possibles en raison de la faculté Théâtrale propre à l’homme (et à certaines espèces vivantes), mais on ne doit pas confondre cette faculté avec la pratique Théâtrale propre aux sociétés humaines, ne pas confondre faculté et pratique ! Chez les individus, la faculté Théâtrale effectue un retour sur elle-même sous l’impulsion de la pratique sociale de la possession, ce qui justifie qu’on aime tant à rappeler qu’il n’existerait pas de théâtre sans dimension sociale – tout en s’imaginant qu’il s’agit là d’idéologie politique – et qui explique comment est apparu le Théâtre dans nos sociétés. Ce fameux Théâtre ne nous serait pas apparu si on ne l’avait extirpé des rites de possession et celle-ci ne se serait jamais produite sans la mise en place des processus d’identification.

Renier la possession conduit, sous couvert de modernité, à, de nos jours, combattre l‘identification, combat qui, bien que paré de l’image de progrès, n’en constitue pas moins une régression majeure dans l’histoire et l’analyse de la constitution de l’homme ainsi que de nombre d’espèces. Bien sûr, en disant que le Théâtre fut extirpé des rites de possession, j’entends que les instances qui procédèrent ainsi – les Cités – ont pris distance avec ceux-ci. Le Théâtre, à l’image de l’enfant, naquit d’une extirpation et d’une séparation, mais, que je sache, un enfant ne s’épanouit pas de ne plus entretenir de relation avec la mère, même si, par ailleurs, on sait qu’il ne doit pas rester collé à celle-ci. Il ne faut jeter le bébé avec les eaux de la mère. Les Cités, malgré elles, ont été les sages femmes du théâtre dont la possession fut la mère. Puis, dans leur travail de domestication, les Cités n’ont pu se retenir de le « mettre en couveuse », de le mettre au service des aèdes, donc de la profération ainsi que de la danse, elles ont souhaité en faire « un enfant comme les autres », un spectacle comme les autres, mais, ce faisant, elles ont inventé un monstre qui, à l’image de Dionysos, est toujours prêt à reprendre sa liberté.

La possession fut donc le moyen pour le Théâtre, en train de naitre, de renouer avec les dispositifs de l’identification, mais l’homme fut à même de ressentir cette dernière dans la mesure où il avait perçu le processus de considération. Certes, il s’empressa de l’oublier, quitte à le confiner de nos jours dans des protocoles de mondanité, mais il est nécessaire de comprendre qu’il n’y aurait eu aucune identification sans la moindre considération. J’ai évoqué le caractère « inintentionnel » de la considération, ce caractère est fondamental, il nous écarte d’entrée du psychologisme et du sociétarisme. Il est périlleux de prêter quelque psychologie et quelque esprit social aux choses non vivantes, sauf à se retrouver accusé de plagier les romantiques qui se demandaient si les objets avaient une âme. En revanche, sous condition de se débarrasser des déterminations impliquées par les concepts de sujet et d’objet, il est possible d’envisager que les choses, les représentations « considèrent ». Je regarde ma table avec sa lampe, et j’en arrive à sentir que cette table considère cette lampe qui pèse sur elle, comme la lampe considère la table qui la soutient, quand bien même ni l’une ni l’autre ne soit capable de savoir qu’il existe une table et une lampe. Qu’elles le veuillent ou non la table plie de quelques milliards de millimètres sous le poids de la lampe et celle-ci est arrêtée dans sa chute vers le sol par cette table. Au Théâtre, on appelle ça être en situation. La table et la lampe sont, non seulement en situation l’une par rapport à l’autre, mais, de toute façon, pour exister, en situation, c’est à dire en réaction et relativement à quoi que ce soit, donc en mesure de le considérer.