Grâce à sa faculté de considération, chaque chose est capable « d’envisager » les autres choses qui l’entourent. Sa façon « d’envisager » reste, au niveau général, « inintentionnelle ». C’est à un autre niveau, avec les êtres vivants, plus particulièrement avec l’homme, que je peux parler d’intention, laquelle est le fait d’une phase de ressaisissement. Une telle phase est conséquente du processus de Re-présentation qui manoeuvre à tous les niveaux de la matière. En évoquant le caractère intentionnel ou non, on sollicite une métaphore, à la nuance près, qu’habituellement la métaphore s’effectue en sens inverse : on emploie une image concrète afin de décrire une entité abstraite. Ici, au contraire, je fais référence à une faculté prêtée à la conscience pour désigner une possibilité « matérielle ». Le chemin emprunté par la métaphore traditionnelle paraissait logique tandis que la description d’une possibilité concrète au moyen d’une image « intellectuelle » peut sembler tirée par les cheveux. On expliquait une chose difficile d’accès avec un outil simple, et là…Malheureusement, en faisant ce constat, on oublie que les choses les plus simples et les plus concrètes ne vont pas de soi, ne serait-ce qu’en ce qui concerne leur existence. Si on ne remet pas en cause celle-ci, c’est en raison de sa seule évidence, laquelle ne repose que sur notre perception. Dans le cas où notre perception s’attacherait à des niveaux inhabituels et qu’elle soit plus affutée, elle nous rendrait évidentes bien d’autres choses, ce qui ne veut surtout pas dire que ces nouvelles évidences correspondraient à des vérités. De plus, l’existence des choses concrètes n’est pas aussi évidente que nos sensations ne nous le laissent supposer, et celle des choses abstraites bénéficie parfois d’explications plus soutenues même si beaucoup d’entre elles sont encore oiseuses. En matière « d’explication », on aura surement envie de me dire qu’il est préférable de s’adresser aux sciences exactes, sauf qu’il peut être plus sérieux, quelques fois, d’inverser le « bon sens ». Les sciences exactes ne se limitent pas au positivisme des « technologies », elles s’enlèvent aussi sur un horizon abstrait et leur confrontation avec les abstractions d’autres domaines n’est pas systématiquement absurde (sous réserve, bien sûr, de vérifications expérimentales et de formalisations). Je veux dire par là qu’on peut, aussi et parfois, partir de ce que nous tenons, jusqu’à preuve du contraire, comme « immatériel » pour bâtir des hypothèses quant à ce qui est « matériel ». La césure entre matériel et immatériel est fluctuante et relative. Fluctuante parce qu’elle dépend de l’évolution de notre perception et de nos opinions qui lui sont corrélatives, relatives parce qu’elle est déterminée par notre appartenance à telle ou telle espèce, ou à telle ou telle catégorie de matière. La confrontation, puis l’enrichissement des sciences avec et par d’autres domaines, relèvent de la pluridisciplinarité et l’on pourra s’étonner que j’approuve ce type de démarche après avoir exprimé certaines réserves à l’encontre de la pluridisciplinarité dans le champ du spectacle. J’avais émis quelques réserves dans la mesure où cette pluridisciplinarité spectaculaire poursuit, involontairement, un autre objectif que celui d’enrichir les disciplines mais, au contraire, entend réduire la spécificité du théâtre en le traitant tel un spectacle comme un autre, et, pour ce faire, en niant la distinction entre la re-présentation et n’importe quelle représentation, donc en ne reconnaissant pas le processus de Re-présentation à l’oeuvre dans la matière. Emettre ce genre de propos implique de ne pas considérer le Théâtre ainsi qu’on le considère, c’est à dire comme une pratique superfétatoire, quand bien même l’utiliserait-on pour adresser les plus beaux messages du monde. D’ailleurs, en faire, surtout, un porteur de messages, revient, encore une fois à mes yeux, à le réduire. Le Théâtre n’est pas plus que ça, il est simplement avant tout ça.
« Souhaiter voir le théâtre enrichir la science », exprimé comme ça, c’est bien naïf : enrichir comment ? En s’ajoutant à l’ensemble des sciences déjà reconnues ? En créant une science du théâtre, une « théâtrologie » ainsi que certains n’ont pas manqué de le faire ? Une telle science, qu’a-t-telle réellement de scientifique, sinon de se présenter comme la formalisation d’un corpus d’expériences personnelles et de traditions ? Suffirait-il donc de procéder à un rangement, au mieux un classement, alors qu’une authentique formalisation demanderait de recourir à l’abstraction, laquelle ne se suffira jamais d’être l’expression d’un nouveau lexique ? Une science ne se réduit pas à une mise en forme, car, dans ce cas , on pourrait craindre que l’ordre auquel elle obéirait ne soit qu’un ordre esthétique ou de convenance ayant pour seul objectif de mettre en forme des substances, c’est à dire des formes d’une autre nature, comme les rayons d’une bibliothèque en bois permettent de ranger des ouvrages en papier et en paroles, mais ses propres formes. La faculté des mathématiques, par exemple, consiste à structurer leurs propres structures. Cet acrobatique retour sur soi-même constitue la spécificité de la science mathématique et le lien que les autres sciences, plus concrètes, entretiennent avec elle, est, à chaque fois, un lien interne et structurel. Il ne s’agit pas, au départ, de ranger des haricots, mais, toujours, de mettre en ordre des éléments structurants de cet ordre, lesquels, bien sûr ne se substantifient pas dans des objets concrets, même si le compte de ceux-ci s’effectuera plus aisément en employant ces éléments structurants tels des outils. Je touche là aux difficultés fondamentales de compréhension et de transmission des mathématiques : quand on a pas la chance de bénéficier d’un « esprit mathématique », on a tout de suite tendance, pour mieux les appréhender, à concrétiser leurs éléments structurants. Ainsi se précipite-t-on pour considérer les nombres comme des « nombres de… ». J’entends par « nombre de … » un nombre qu’on accole tout de suite à un ensemble d’objets ou de choses : trois pommes, deux lapins, un nuage. On est persuadé d’être incapable de comprendre ce que veut dire trois par rapport à deux ou un, à partir du moment où chacun de ces trois nombres n’accompagne pas un ensemble de choses concrètes que l’on pourrait toucher du doigt ou toucher au moyen d’images concrètes dans notre tête. On a pas tort, mais cela semble à l’encontre du « bon sens » que de le remarquer tant l’opinion veut se persuader que les mathématiques sont un art du concret. Bien que cela ne soit pas le cas, il est préférable de continuer à tenir les enfants qui sont plus sensibles à la littérature pour des adeptes de l’abstraction (ce qui veut dire, en l’occurrence, qu’ils éprouveraient plutôt du goût pour les discours fumeux). Ce sont les mathématiques qui sont particulièrement abstraites ; après tout, les outils usuels de la » littérature » seraient, grâce aux images qu’ils prodiguent, moins coupés du réel matériel que ceux des mathématiques, lesquels, au contraire, à bien y réfléchir, s’enlèvent beaucoup plus depuis une considération immatérielle. Toutefois, la crainte à l’endroit de l’immatériel (laquelle se retourna très vite en dérision), a poussé nos civilisations, selon les critères de positivité en cours, à ne pas considérer comme immatériel ce qui l’était vraiment. Les mathématiques, saut génial de l’humanité vers l‘immatériel, ne devaient pas être tenues, dans le rapport qu’elles entretiennent avec l‘immatériel, comme uniquement son versant immatériel, cette part maudite qui, hors des règles de l’église, était abandonnée aux magiciens et aux sorcières et dont il ne fallait pas faire partager la malédiction aux architectes, aux ingénieurs et aux comptables nécessaires à la société. De même façon qu’elles ne devraient pas être, non plus, considérées comme le seul versant concret de ce rapport. Le génie des mathématiques réside dans leur articulation de l‘immatériel et du matériel. En ceci, elles représentent, justement, une concrétisation, non du seul » technico-concret traditionnel », mais de ce qu’il y a de concret dans ce que nous tenons pour l‘immatériel.
Le vocabulaire de la langue française comporte plus de cent vingt noms de sciences ! Pourquoi se priver et ne pas en rajouter une autre ? Il suffit de poser un baraquement contre l’immeuble et de prétendre qu’il en fait partie puisqu’il en partage l’éclairage, et ceci grâce à deux moyens : soit la flaque de ses reflets de lumière dans laquelle le baraquement se trouve, soit le branchement clandestin qui permet de lui en ponctionner l’électricité. On est souvent scientifique à bon compte, soit en se tenant près de la lampe et en mimant l’allure, avec son côté rigoriste nanti de quelques expressions tombées de la bouche de scientifiques, soit en se dotant de quelques ustensiles techniques, étranger au fond de la chose, mais d’une valeur estimable tel un ordinateur. Il y a déjà débat et suspicion entre les « sciences dures » et les autres, ce n’est pas se grandir de que vouloir entrer dans la course, d’autant plus que cela impose des contraintes que l’on feint d’accepter et qui, de toutes façon, détournent du domaine que l’on pratiquait au travers d’une perception et des a priori propres à celui-ci, alors que c’est justement ce « travers » qui aurait été susceptible d’enrichir le questionnement de la science. Il est besoin, de part et d’autre, de beaucoup d’humilité, laquelle ne devrait pas consister, pour les scientifiques, à rester béats devant les arts de la scène et plus particulièrement les « grands textes » qu’il faut « bien dire » et dont il faut se répéter les « grands messages ». Amoureux d’une imagerie théâtrale, les scientifiques tapent à côté de la plaque, ils se privent du Théâtre et, finalement, s’en portent très bien parce que le Théâtre dérangerait trop la considération qu’ils croient avoir à l’endroit du monde et de sa matière. Je dis « qu’ils croient avoir », parce que la considération que le Théâtre entretient à leur endroit n’est pas si éloignée que ça. Là encore, j’ai bien dit « que le Théâtre entretient », parce que là aussi les gens de théâtre, emportés qu’ils sont par la bien-pensance de leur époque, n’opinent pas exactement à ce que leur « art » considère. Pourtant, contrairement à ce que pensent les hommes de science et ce dont sont persuadés les gens de Théâtre, celui-ci peut apporter beaucoup à celle-là ; bien sûr, en ne devenant pas une science. Le lien des autres » sciences dures » avec les mathématiques est interne et structurel. En ce qui concerne ce second caractère, il est important de rappeler que les mathématiques accomplissent un retour sur elles-mêmes, en structurant leurs propres structures, et ce genre de démarche « représentative » est proche du fond du Théâtre lequel s’appuie sur le processus de Re-présentation. On sera tenté de dire qu’on ne parle pas des mêmes choses sur les scènes de théâtre, et si je m’avance pour souligner qu’il existe certains points communs entre les considérations des sciences et celle du Théâtre, on me rétorquera peut-être que ce terme de considération n’a traditionnellement rien de théâtral, sauf que son emploi est issu d’un élément important dans l’histoire du jeu et de l’interprétation dramatique : la situation. Oui, la considération Théâtrale peut enrichir celle de la science, et pas seulement au moyen de ce qu’il raconte.