Théâtre, parole et langage

Posted by on Déc 6, 2013 in Blog, Géopolitique, Théâtre

Depuis longtemps déjà, lorsqu’en occident on parle de théâtre, on l’assimile au texte sans se demander ce que l’on entend par « texte ». La première difficulté à surmonter est que, pour traiter ce problème, comme beaucoup d’autres, on emploie, justement, des mots, donc on « fait du texte ». Cela va de soi, sans trop y penser, on communique et on réfléchit avec des mots, lesquels, il est important de le souligner, sont, avant tout, des mots verbaux.Il serait inutile que je m’attarde sur la question de déterminer ce qui précède de l’écriture et de la verbalité. Laquelle des deux est secondaire par rapport à l’autre ? On peut toujours prétendre que l’expression verbale se contente de répéter ce qui, plus ou moins clairement, était déjà écrit dans la tête, comme on peut affirmer qu’avant le cri, il n’y avait rien d’écrit. Aucune réponse n’exclue l’autre, tout est toujours secondaire – cette secondarité est d’ailleurs, une des raisons du rôle du Théâtre dans l’existence de la matière. Se pencher sur l’existence verbale des mots avant d’en prononcer le moindre, ce serait comme s’interroger sur la composition de l’oxygène avant de respirer. On serait mort depuis longtemps. Nous vivons avec les mots et dans le texte, voila une évidence,  mais une question attend d’être posée : les mots sont-ils les seuls éléments de base de ce que nous appelons un texte ? Afin de mieux s’interroger sur ce que pourrait être un texte, je propose de penser à la  » texture », laquelle ramène vers le tissage et ses tissus. S’il est plus aisé de tisser avec des fils, reconnaissons, tout de même, qu’il n’est pas impossible d’y procéder avec d’autres choses, et puis ces fameux fils qui alimentent le travail du tisserand ne sont pas de même couleur, de même grosseur, de même nature : ils ne proviennent pas d’un seul type animal, végétal ou synthétique. Un texte n’est pas automatiquement un tissage de mots à mettre dans la bouche. D’ailleurs, l’écriture dramatique a évolué de façon notable depuis que les auteurs prêtent autant d’attention aux « notes » qu’aux répliques. Jusque là, les notes n’avaient pas bénéficié d’un statut égal, elles étaient plutôt des notes de décoration et de régie,  lorsqu’elles s’aventuraient à indiquer un jeu de scène, c’était le symptôme, chez l’auteur, d’un désir de « mise en scène », bien que cette appellation n’ait pas eu cours avant longtemps. Les imprimeurs (éditeurs) ont joué un rôle essentiel, ce sont eux qui, afin de publier des ouvrages compréhensibles, ont doté les textes dramatiques de la plupart de leurs notes nommées, de nos jours, plus noblement « didascalies ». Quand les auteurs s’attachèrent à ces notes, on peut dire que le « texte » ne fut plus envisagé, dramatiquement, de façon partielle et on peut, maintenant, avoir à faire à des textes composés exclusivement de didascalies. Dans ce cas, nombre de personnes se demandent s’il s’agit encore de théâtre

En occident, le théâtre est traditionnellement associé à la « parole » et, lorsqu’on évoque celle-ci, on ne peut s’empêcher d’entendre l’expression orale. Dans notre esprit, la parole, faculté de communiquer, transmettre et discourir, est de nature orale. Pour nous, parler consiste à s’exprimer oralement, même si une telle conception réduit l’amplitude d’une faculté pourtant susceptible de déclencher différents moyens organiques et techniques. L’espèce humaine jouit d’une particularité : la complexité et la finesse d’organes vocaux qui s’articulent au plus près de son élaboration mentale. Faisons très attention, ce constat ne veut absolument pas dire que les groupes humains qui « n’appartiennent » pas aux sociétés occidentales ne disposeraient pas de la même faculté de parole, sous le prétexte que « leurs théâtres » seraient avant tout corporels – ne pas oublier que nombre de ces sociétés pratiquent un art très élaboré du récit en public. Le noeud de cette question ne relève pas du tout d’une quelconque discrimination raciale. Non, en cause ici, ce que l’on entend par théâtre. Au risque de choquer plus d’un, force est de constater que l’on tient pour Théâtre ce qui n’en est pas, bien qu’on l’appelât ainsi. Il ne faudrait pas s’imaginer que chaque société occidentale soit prête, dans l’ensemble de sa population, à défendre le Théâtre pied à pied. On s’est persuadé à tort que : la parole étant orale et le Théâtre ayant pour objectif de mettre en jeu cette parole, tout spectacle bavard et discoureur était du Théâtre, si ce n’est le seul. Même dans nos sociétés occidentales, le Théâtre reste minoritaire, ce qui nous trompe est la prolifération – fort sympathique – dans ces sociétés, du théâtre de bavardage, quand bien même serait-il poétique et politique.

Au cours de ses re-présentations, le Théâtre sollicite le processus de Représentation du monde et de la matière, il le fait en mettant en jeu l’acteur dans la parole, mais celle-ci n’est nullement une seule faculté organique, tel la voix ou le corps, ou encore technologique. La singularité de l’espèce humaine a conduit celle-ci à croire que la parole était affaire de voix, et cette voix l’a mise sur une fausse voie quand elle à cherché à savoir si les animaux pouvaient parler. Ainsi, il fallut un certain temps avant de comprendre qu’il était inutile de pousser les chimpanzés à prononcer des mots avec leur bouche, alors que leur aptitude était gestuelle et qu’il était possible de mieux communiquer avec eux, au moyens de gestes qui devenaient rapidement des signes. Les éthologues découvrirent qu’il n’était pas impossible d’échanger, à minima, de façon conceptuelle avec certains chimpanzés. Je dis de façon conceptuelle, parce que chacun d’entre nous a remarqué qu’on pouvait communiquer, un tant soit peu, avec les animaux au travers des regards et des attitudes. Toutes les espèces, au moyen de leurs corps, ont quelque langage. Cette notion de langage est fondamentale ; le terme, en fait, souffre de sa comparaison avec la langue dont il est issu, mais sa nature et son utilisation n’en sont pas systématiquement dérivées, on peut aller jusqu’à penser que les langages précèdent et restent, pour une grande part, autonomes par rapport aux langues qui, elles-mêmes, ne sont pas automatiquement des sublimations et des formalisation de ces langages. En règle générale, les langages sont plus universels. Les langues, établies progressivement par les sociétés, n’ont pas eu, paradoxalement, pour objectif de communiquer avec tous mais, au contraire,  celui de rester des codes afin de se protéger et de garder des secrets. Ceci explique que le souhait de faire partager la plupart des langues par la plupart des êtres humains rencontre dès l’origine un obstacle majeur (il constitue un obstacle de poids dans le partage du théâtre entre les nations, à la différence de la musique et de la danse, et j’applaudis à tous les efforts de surtitrages qui sont entrepris).

Si un langage n’est pas systématiquement et toujours dérivé d’une langue, on se demande d’où il peut bien être issu : certes, le langage est déterminé par la conformation physique et psychique de l’individu et de son espèce, mais surtout il est rendu possible par la faculté de parole. La parole ne permet pas seulement les langues mais tout autant les langages.  Il faut accepter de comprendre qu’il n’existe pas d’êtres vivants sans parole quand bien même telle ou telle particularité physique l’empêcherait de faire un signe oral ou gestuel. Son langage est  au plus proche d’un être vivant, il est imprégné de présence bien plus que l’utilisation d’une langue, même si les  écrivains parviennent à faire sourdre la présence dans leur manière d’employer cette langue. L’un des buts du Théâtre est de remettre du langage dans le canevas, les actions et les répliques, non en remplaçant ces dernières mais, justement, dans la manière de les accomplir, de les re-présenter. Là, je dois aborder un problème ambigu : si de nombreuses sociétés, plutôt que de s’engager dans le Théâtre, ont choisi de ne présenter que des spectacles gestuels ou chantés, ces spectacles ne s’appuient-ils justement pas sur des langages ? Dans le respect de l’étymologie, on peut dire que ce sont des langages, mais, ceux-ci, strictement codés et rigoureusement formés, sont devenus des « petites langues » techniques, ils ont perdu ce qu’ils avaient de langage, ils ont perdu la capacité d’accueil singulier de la présence et s’éloignent du Théâtre.