Il est difficile de mentionner la faculté de la parole sans envisager son expression orale, tant l’habitude, l’opinion et l’enseignement nous ont persuadés qu’une parole sort de la bouche. Pareille assertion suscite deux types de jugement : soit on pense que ce qui sort de la bouche n’engage à rien, « une parole en l’air », soit on croit pouvoir s’appuyer dessus, « vous avez ma parole ». Soit, on entend quelque chose prêt de s’évanouir, soit, on est face à du solide, face à la personne elle-même. Les deux dimensions de la parole sont convoquées par ces deux jugements, mais, le temps passant, les hommes croient que la parole sera emportée par le premier courant d’air et qu’un engagement exige une trace écrite – on se fie de moins en moins au fait de se toper dans la main après une promesse orale. Cette évolution des moeurs indique plusieurs choses : on accorde de moins en moins de foi à l’expression orale, on souhaite qu’un engagement soit accompagné d’une trace écrite, que la parole soit nantie par l’écriture, donc la parole n’est pas plus qu’une expression orale ! Ne pas s’imaginer qu’avec les ordinateurs, la mise en ligne et les mails, l’écriture soit en train de reculer, ce serait semblable au fait d’affirmer que l’apparition du micro a supprimé les discours ; certes, ces derniers ont modifié leur style, lequel est devenu moins déclamatoire, réduit leur longueur mais augmenté leur auditoire, et changé d’appellation, maintenant ce sont des entretiens ou des confidences que l’on susurre. L’écriture gagne du terrain et c’est tant mieux, mais il faut reconnaitre que la parole, tenue pour une seule expression orale a tendance à se trouver plus ou moins oubliée et le théâtre, considéré comme un bavardage, perd de plus en plus de valeur aux yeux de l’opinion, laquelle, justement, souhaite » en avoir plein les yeux » et se tourne plutôt vers le spectacle du corps (ou de la technique). L’opinion souhaite en avoir plein les yeux ou plein les oreilles, car, paradoxalement, le texte du « théâtre oral » est moins en cause que le fait de le jouer. Il est intéressant de noter que dans le Rap, le texte ne soit plus chanté mais, au contraire, « parlé » encore que ce type de « parole » soit celui de la récitation et il est intéressant de noter que certains grands metteurs en scène du théâtre contemporain poussent leur acteurs à se rapprocher, eux aussi, de la récitation (beaucoup plus douce dans ce cas) afin de laisser « parler » le texte.
Je me garde de trancher entre l’expression orale et l’écriture, laquelle des deux précède l’autre ? Le Théâtre souligne le caractère secondaire, non seulement de notre perception, mais aussi de l’ensemble que nous appelons la matière. Il est vrai qu’une sensibilité « conservatrice » n’hésitera pas à rappeler que la « parole » précède l’écrit et, ce faisant, de réduire la parole à son expression orale, tandis que certaines sensibilités « progressistes » (certaines, parce que nombre de sensibilités dites progressistes ont quelque rejet à l’encontre d’une « modernité » étendue à tous les domaines) n’hésiteront pas à émettre l’hypothèse que l’origine de l’écriture puisse précéder celle de l’expression orale pour la bonne raison que le soutenir participerait de la lutte en faveur de tout qui se retrouve soumis. Je suis incompétent pour juger ce genre de dilemme, en revanche, au regard du Théâtre, je le considérerais d’une autre manière. En dépit de « l’évidence », le choix ne se pose pas entre l’expression écrite et l’expression orale : l’oralité profère souvent ce qui fut élaboré mentalement, donc, d’une certaine façon, déjà écrit dans la tête ; inversement, » l’écriture mentale » consiste à formater ce qu’on avait envie de dire avec la bouche, sans oublier, toutefois, que ce que l’on dit dans sa tête, on l’entend souvent d’abord dans sa tête, en raison des images acoustiques qui semblent précéder toute formulation muette ; mais, cette dernière ne se tient-elle pas, de toute façon, avant ? Impossible de trancher. Le choix ne se situe pas entre l’expression orale et l’expression écrite qui, selon le processus de Re-présentation, se renvoient, à l’instar de la poule et de l’oeuf, l’une à l’autre, mais entre l’ensemble de ces deux modes d’expression et la parole (dont « l’existence » a pu être suggérée par la « formulation muette », laquelle serait tout autant invisible que mutique).
Il n’en reste pas moins, qu’en raison de sa conformation physique, l’espèce humaine se réfère spontanément à l’oralité et ne peut s’empêcher de confondre la parole avec elle. D’un autre côté, la pensée occidentale, marquée par l’idéologie matérialiste, ne lui accorde pas plus d’importance qu’à une parole en l’air. L’opinion occidentale est prise dans une inextricable contradiction : fille de la divinité, pourtant disparue, la parole est essentielle, mais le principal est la matière que l’on tient entre ses mains, entre autre l’écriture (Luther l’a souligné avec sa traduction fondatrice de la Bible). Le conflit entre l’écriture et la parole prend toujours en défaut : quand on s’efforce de donner une place prépondérante à l’écriture, on est accusé de mettre le monde sur la tête en oubliant l’essentiel, et quand on cherche à mettre la main sur ce que pourrait bien être la parole on nous reproche de perdre du temps en vaticinations réactionnaires. Le « retour au corps », tant vanté, permettrait, parait-il, de retrouver l’essentiel. Un des beaux exemples inattendus de ce « retour au corps » est l’augmentation de la consommation de textes (malgré les énormes difficultés rencontrées par les librairies traditionnelles, difficultés liées d’ailleurs à une inflation de la diffusion textuelle faisant fi des spécificités qualitatives qui avaient cours jusqu’ici). Dans nos grandes agglomérations les syndromes de l’époque pourraient s’appeler « yoga et librairie » ainsi que « jogging et tablette » (c’est une question d’âge).
Les siècles passés n’ont pas manqué d’accorder une valeur inestimable au texte, mais, au temps présent, on lui confie un rôle encore plus déterminant en donnant une place plus importante au spectacle qu’au Théâtre. Constat paradoxal, on avait plutôt l’impression que, dans ce cas, le texte serait en recul dans la mesure où il se retrouve absent du spectacle. Pareille absence n’est qu’apparente parce qu’on la confond avec le manque d’un manuscrit préétabli, dialogué et « bien écrit », mais le texte, qui est un objet, est encore plus marquant dans la manière dont sont traitées les actions d’un spectacle. Le texte est une représentation soustraite à la re-présentation, au processus de Re-présentation, donc un objet. Le caractère objectif ne s’attache pas qu’aux formes immobiles, il transit tout autant les actions et leur façon. Manuscrit ou pas, le texte est prévalent dans le spectacle, durant son élaboration et pendant son temps d’expression. Le formalisme, c’est à dire la préexistence de la forme et sa prééminence dans son exécution, est le maitre du spectacle. Engluement, rigidification, substantification de la forme, le formalisme se plait à cristalliser les traces, donc ces écritures élémentaires qu’est non seulement le canevas du spectacle, mais aussi son application.
La prévalence du texte dans le spectacle force à constater, autre paradoxe, qu’il ne prévaut pas au Théâtre, bien que, la plupart du temps, il y soit beaucoup plus élaboré. Ce second paradoxe, contradictoire avec ce qu’on a l’habitude de percevoir de l’art dramatique, poussera à demander, avec agacement, à quoi pouvait donc bien servir le texte au Théâtre. A la limite, on aurait pu s’en passer ! Cela ne semble pas absurde, d’autant que le théâtre d’improvisation, ainsi que la commedia del arte, qui se contente de canevas, ont existé et continuent d’exister bel et bien. Sauf, qu’une fois de plus, non seulement on confond le dialogue avec l’ensemble du texte, mais qu’on oublie que, de toutes façosn, le public entendra et « verra » du texte, quand bien même ne serait-il pas strictement préétabli. La dimension de préétablissement obère une définition fine de la notion de « texte », il faudra bientôt poser la question de l’éventualité d’une place exacte pour le texte dans l’enchainement des travaux qui mènent à la « pièce de théâtre ». Le Théâtre a besoin d’un texte, qu’il ne faut pas restreindre à un dialogue, dans la mesure où il a besoin de quelque chose à jouer. Le Théâtre a besoin de jouer, donc d’être joué et, pour ce faire, besoin d’un texte. Le Théâtre se joue en jouant un texte, donc la définition la plus simple que l’on puisse donner d’un texte dramatique est d’être ce que l’on joue (non pas seulement ce que l’on dit, ni non plus ce que l’on se contente de faire, d’agir).