Texte et phonètisme

Posted by on Déc 13, 2013 in Blog, Géopolitique, Théâtre

Ce qu’on avait l’habitude d’appeler texte au théâtre ne correspondait que très partiellement à la réalité : d’abord on accordait cette qualité à la seule partie dialoguée, ensuite on évitait de se demander à quel moment de l’élaboration d’un spectacle, il apparaissait. Les us et coutumes ont heureusement changé, maintenant les « didascalies » sont traitées comme les répliques et l’on n’hésite pas à remettre en question la préexistence d’un objet non modifiable nommé texte. Pour ce qui concerne l’intégration des notes, devenues « didascalies », les auteurs n’avaient pas manqué d’en rédiger quelques unes, mais ils les considéraient avec beaucoup moins d’attention. Au fond ils pensaient que le Théâtre relevait de la parole qu’ils assimilaient à l’expression orale. Avec le temps, pareille assimilation s’est muée en véritable confusion, et le respect porté à l’endroit de la parole orale est devenu, qu’on le veuille ou non, un respect de l’oralité, avec une nuance d’importance : il s’agissait de la parole « parlée » et non chantée. Le sens ne se réduisant pas à l’esthétique, mais l’oralité étant un des modes privilégiés du sens et le théâtre un des lieux dévolus à celui-ci. Toutefois, ce sens adoptant bien souvent une allure rébarbative, les hommes se sont précipités pour le retourner contre lui-même et le forcer à retrouver quelque » bon sens » et grossièreté au travers de la farce puis de la comédie. Le respect à l’endroit de l’oralité se comprend aisément dans un pays où les discours politiques, philosophiques et poétiques font florès, mais il faut admettre qu’il constitue avant tout une révérence à l’endroit du « message », quand bien même celui-ci ne serait plus que dérision et mot d’esprit. Au bout du compte, il n’est pas sûr que le Théâtre y retrouve son compte et ma remarque n’est motivée par aucune acrimonie à l’encontre du comique qui, bien au contraire, a enrichi l’art du dialogue et permis au « genre théâtral » de ne pas disparaitre face au concert de rock, au cinéma et à la télévision. Il est amusant de constater que l’admiration à l’endroit de la parole parlée subit la dure concurrence des autres arts du spectacle, mais j’ose m’interroger : s’agit-il d’un »rattrapage » par rapport à la domination de l’expression orale ou la poursuite de l’oubli de la parole Théâtrale ?

Qu’est-ce que la parole Théâtrale ? La re-présentation Théâtrale, en sollicitant le processus de Re-présentation, s’articule avec la parole Théâtrale. Le terme « s’articule » renvoie un peu trop brutalement à l’expression orale, ce qui n’est pas inexact, dans le théâtre, la parole soutient cette expression, sauf qu’elle ne la soutient pas exclusivement, elle soutient, tout autant, les actions physiques accomplies pour jouer une situation. D’ailleurs, l’expression orale fait partie de ces actions. Tout ce qu’on fait est une action. On note une différence entre les actions simples et les actions expressives : pour s’exprimer oralement, il est nécessaire d’accomplir un minimum d’actions. Toutefois, l’action la plus simple peut être considérée par un tiers comme une expression. Il lui prêtera une dimension de transmission qui lui permettra de subodorer une intention de communication de la part de son auteur, quand bien même celui-ci serait persuadé de n’en avoir aucune. Le qualificatif d’expression se trouve, finalement, déterminé par le point de vue d’un éventuel observateur ou spectateur, et cette détermination peut très bien être celle de l’auteur de l’action lui-même dans la mesure où il est spectateur de lui-même. Dans ce cas, l’auteur de l’action se prête une intention à lui-même et je me demande s’il ne s’agit pas là de l’une des origines de ce qu’on qualifie « d’intention ». En dépit de nos déformations perceptives, on est toujours le spectateur de soi-même et on est en droit de s’interroger : ne serait-ce pas ma capacité à me prêter des intentions qui me donnerait, justement, l’intention de me consentir ce prêt  ? Se prêter une intention revient à se doter de la capacité d’avoir une intention. Le spectateur permet l’existence de l’acteur, ce qui veut dire, aussi, que l’expression » ne dépend pas vraiment de soi-même, n’en déplaise à tous ceux qui brûlent de s’exprimer afin de prouver leur singulière existence. L’expression est de toujours hypothéquée par la signification, c’est à dire par un partage objectif avec les autres, qui nous en font l’objet. Je suis même tenté d’inverser totalement le dispositif en émettant la folle hypothèse que l’existence, au sens littéral d’être – lequel n’est pas l’essence qui en serait plutôt une guise conceptuelle  -, dépende de ce ressaisissement personnel constitué par une « intention », étant entendu que je fais référence, ici, à une intention « inintentionnelle » (hors d’une conscience, qu’elle soit personnelle ou divine, mais qui investira éventuellement telle ou telle personnification et, ce faisant, participera à son institution). Je le reconnais, mon hypothèse relève quelque peu « d’un monde à l’envers », mais, en percevant et en conceptualisant ce que l’on perçoit, n’occupe-t-on pas la place du miroir ?

La parole Théâtrale prend-t-elle en compte les actions au même titre que l’expression orale ? D’abord, je rappelle que l’expression orale fait partie des actions et, qu’ainsi je viens de le dire, toute action peut être prise comme une expression par un observateur. Cela dépend de l’intention qu’on lui prête ou pas, mais cette « intention prêtée » ne sera pas le fait de tel ou tel observateur précis à un moment et en un lieu précis, elle pourra être le fait d’un spectateur potentiel et pareille éventualité observatrice nous autorise à penser que toute action est potentiellement une expression, donc que toute expression est une action au même titre que les autres. Il n’en reste pas moins, que traditionnellement, on éprouve quelque mal à considérer une didascalie de même façon qu’une réplique. Cette habitude vient du fait que les écritures du bassin méditerranéen, puis de l’Occident, sont devenues phonétiques, leurs graphies rendent compte des sons que l’on doit émettre lorsque l’on « parle ». Certes, il n’y a pas qu’autour de la Méditerranée et en Occident que les écritures soient phonétiques mais, à l’instar de Jacques Derrida, on peut remarquer le « phonocentrisme » qui les caractérise ainsi que leurs conceptions du monde et leurs philosophies. Aujourd’hui, les historiens affirment que leur structure phonétique remonterait aux Phéniciens qui, grands commerçants, eurent besoin dans leurs transactions de bénéficier d’un moyen oral qui rendait compte, le plus exactement possible, des contrats qu’ils échangeaient ainsi que d’une écriture correspondant au mieux avec ce qui s’était dit lors des transactions. Il ne faudrait surtout pas s’imaginer que, dans les autres parties du monde où l’on emploie des écritures idéographiques, l’on utilise point, dans le langage courant, des langages autres que phonétiques, sauf qu’il existe une différence de « nature » entre ces langages parlés et ce qu’on nomme « l’écriture ».

Marqué par le « phonocentrisme », l’Occident a commis deux erreurs d’appréciation quant aux cultures qui ne semblent pas y participer. Tout d’abord, dans son jugement à l’emporte pièce vis vis des « peuples sans écriture » ( particulièrement situés en Afrique et en Amazonie). Qu’est-ce qu’un peuple sans écriture, sinon une population qui n’utilise pas un support proche du papier afin d’inscrire les marques de ce qui a été discuté ?  Ces population ne sont pas muettes et il serait ridicule de croire que les langues partagées par leurs membres tombent à chaque fois du ciel et n’aient pas fait l’objet d’une mémorisation et d’une élaboration mentale  Une écriture, ce n’est pas automatiquement du papier, même si l’emploi de celui-ci servit au mieux maintes stratégies de domination.  Ma mise au point, quant aux soit disant « peuples sans écriture », me pousse à procéder à une autre sur un sujet plus nuancé. L’occident a feint de s’inquiéter des grandes difficultés que certaines populations, particulièrement asiatiques, rencontraient en raison de la non articulation directe entre les langages qu’elles proféraient oralement et la langue écrite de leur pays. Ne soyons pas naïfs, ces populations ont depuis longtemps pris l’habitude de relier les éléments graphiques de leur langue idéographique avec les éléments sonores de leurs langages, même si les uns et les autres restent disparates. Bien sûr, la langue des mandarins n’est pas celle de tous, et ceci explique que dans la politique chinoise, la plupart des clans qui se sont constitués à l’intérieur du parti unique, aient été déterminés par les différents langages pratiqués dans les différentes régions, mais d’un autre côté il faut constater que ces différences, loin de bloquer une population, donne l’occasion à ceux, qui en ont les moyens et s’en donnent la peine, de développer une agilité intellectuelle que beaucoup des étudiants occidentaux peuvent leur envier.

Entrainés par le masochisme qui leur est propre, les intellectuels occidentaux devraient se garder de remplacer une appréciation simpliste par une autre. L’Occident a longtemps lancé un regard méprisant ( parfois agressif, parfois « protecteur ») à l’encontre des peuples sans écriture et à l’encontre des populations qui échappaient au « phonocentrisme », mais ce n’est pas faire preuve de finesse qu’à son tour mépriser l’Occident en se bouchant les oreilles devant ce qui saute aux yeux. Grâce au « phonocentrisme, l’Occident a conservé, a minima, un rapport avec la parole. Bien sûr, ce rapport passe par l’expression orale qui ne saurait résumer la parole, mais force de reconnaitre que cette expression orale est une des facultés physiques les plus développées dans l’espèce humaine  et que sa pratique phonétique parvient à articuler, de façon très complexe, les séries vocales avec les séries mentales. Certes, les cultures déterminées par le « phonocentrisme » se sont empressées de confondre voix et parole , ce qui les a conduit à mettre en place un art lyrique remarquable, mais, en différenciant précisément la voix chantée de la voix « parlée », elles ont, en quelque sorte, tenté de dématérialiser ce « parler » en le rapprochant de ce que devait être la parole muette et invisible. Cette tentative était vouée à l’échec, tant les différents « parler » ont un caractère matériel, des caractères sonores – d’ailleurs ces divers « parler » sont, de nos jours, considérés par les compositeurs telles des formes de musique, si ce n’est de chant – mais elle a permis de constater la disponibilité de ces « parler » à s’adapter aux multiples situations, leur disponibilité à l’endroit de la situation, disponibilité entravée par le lyrisme. Pareille disponibilité vis à vis de la situation concilie deux qualités contradictoires : la transparence de la parole avec les aspérités qui caractérisent la situation. Après avoir, en disposant ses aspérités, reconstitué une situation, on la joue sans entrave parce qu’elle n’oppose plus que sa transparence. La conciliation de ces deux aspects contradictoires, grâce à l’emploi du « parler » pour jouer la situation, offrit à l’homme occidental une voie dans l’accomplissement d’une  re-présentation qui ne devienne pas trop inauthentique en n’étant qu’esthétique ou message. Le masochisme intellectuel occidental ne devrait pas conduire à renier cela ainsi qu’à ne pas constater combien, dans nombre de cultures, ce qu’on appelle théâtre n’est que du spectacle gestuel, quand bien même s’accompagne-t-il de récits légendaires.

Je le dis avec d’autant plus de liberté que j’ai passé une grande part de ma jeunesse à pester contre un Occident qui feignait de ne pas remarquer l’extraordinaire richesse des spectacles dans le monde entier. Sauf à les parer de la qualité de l’exotisme. Il est vrai que ce n’était pas encore politiquement correct de le constater, comme maintenant  l’opinion commande de préférer toute forme de spectacle à la représentation théâtrale  » franco traditionnelle ». Les spectacles gestuels du monde entier, il faut en prendre conscience, sont au plus loin de la parole, non qu’ils se gardent d’employer l’expression orale, mais que leurs gestes, contrairement aux phonèmes, sont, paradoxalement, des objets coupés du corps qui les exécute avec d’autant plus de virtuosité qu’on le considére, lui-même, comme une machine  désintriquée de son mental. Une mode succède à une autre avec toujours autant de simplisme et, dans ces conditions, la question de la parole s’oublie. On oublie que la remarquable souplesse de l’organe de l’oralité, chez l’homme, et sa fine articulation avec son mental lui permettent, de produire des significations mais, surtout, de participer au jeu de la situation, alors, qu’en dépit de l’agilité, les membres de notre corps ne produisent que des objets significatifs, sauf, en entrant dans la situation, à réaliser les actions de la parole. On oublie la raison pour laquelle le texte phonétique occupe une telle place en Occident et l’on oublie, de même, la raison pour laquelle il masque la parole.