Je l’ai précisé, l’expression orale peut être tenue pour une action, de même que toute action peut être considérée comme une expression, cela ne dépend pas exclusivement du parti pris de tel ou tel observateur concret mais des éventuels points de vue d’un observateur potentiel, quand bien même ne se concrétiserait- il jamais, c’est une question de possibilité. Le possible n’est pas le probable, comme ce dernier n’est pas le certifiable, mais la possibilité du possible ouvre la voie à l’existence de ce qui tombe sous sa coupe, à commencer par le fait d’être possible, je n’hésiterai pas à le dire : « le fait d’être perçu en tant que possible », une perception n’existant pas moins qu’autre chose. Après tout, ce ne sont que des représentations et elles ne se contentent pas de n’exister que dans l’esprit d’un observateur. Le spectateur est toujours spectateur de quelque chose, ne serait-ce que d’un fantasme et le fantasme ne puise pas les éléments qui le produisent et qu’il produit dans le mental d’un être humain unique, dans la tête d’un animal unique, dans la racine d’un végétal unique ou dans le noyau d’un unique atome. Certes, l’observateur contribue à la formation de son fantasme, mais sa contribution se nourrit d’éléments tant « matériels » qu' »immatériels » qui sont extérieurs. Il dispose ces éléments selon sa structure psychologique et sa propre histoire, mais ces éléments peuvent participer à bien d’autres fictions et bien d’autres psychés. Une représentation ne sera jamais le fait d’un seul esprit qui se la représenterait, donc jamais le fait uniquement de qui se la représente depuis son dehors. Une représentation est toujours aussi, en partie, le fait des autres ainsi que d’elle-même – la représentation. La petite Perrine me racontait que, lors des premières séances de cinéma auxquelles elle assistât, elle fut persuadée que plein de chevaux et plein de cowboys couraient et se battaient devant les spectateurs, ce qui posait naturellement un problème en raison de l’exiguïté du cinéma, problème qu’elle s’empressait aussitôt de refouler. Heureusement, les années passant, elle comprit que tout cela n’était que fiction et pellicule. Heureusement peut-être, mais malheureusement aussi, parce que la toute petite Perrine n’avait pas totalement tort : il y avait réellement des chevaux et des cavaliers qui s’agitaient devant elle, certes avec de drôles de tailles, lesquelles d’ailleurs changeaient sans cesse, certes avec un incroyable manque de volume, des êtres en seulement deux dimensions, mais quelque chose tout de même, et un quelque chose qui ne sortait pas seulement de la tête de la fillette. Grâce au ciel, Perrine est devenue raisonnable, elle a compris qu’il y a des choses qui existent et d’autres pas. Est-ce si sûr ?
Actions, représentations, toutes des actions, il n’en reste pas moins que dans le « théâtre occidental » on marque une différence entre l’expression orale et les simples actions physiques, ne serait-ce que dans les textes. Les metteurs en scène « respectent », la plupart du temps, les répliques, mais ils n’hésitent pas à bousculer les éventuelles notes de l’auteur, quitte à les remplacer par les « didascalies » de leur propre mise en scène. J’écris « leur propre mise en scène » parce que la mise en scène, qui n’avait pas encore de nom, fut, dans le métier du théâtre, la chose la mieux partagée. Chacune ou chacun faisait « sa » mise en scène, souvent selon l’humeur, les acteurs en choisissant d’interpréter tel ou tel passage à l’exemple de telle ou telle tradition et d’entrer en scène soit par le jardin ( à la gauche du spectateur), soit par la cour (à la droite du spectateur), soit par le fond, soit par l’avant-scène…Le régisseur en plaçant les chandelles différemment…Le directeur ou le chef de troupe en donnant, suivant le jour, telle ou telle consigne…Il n’y avait guère qu’une seule chose à laquelle on semblait tenir : la morphologie des répliques, et encore, il leur arrivait, bien souvent, d’être modifiées – ceci expliquant la préférence de certains auteurs pour la versification qui servait de contrainte (tout en aidant la mémoire). Les actions physiques (qui ne sont pas des expressions orales) ont longtemps, de façon non concertée ni non plus harmonieuse, constitué la plus grande part de ce qu’on appelle mise en scène et, comme celle-ci n’était pas officiellement établie, elles se trouvaient plus ou moins déterminées par chaque représentation. Il s’agit là de la différence textuelle entre les « théâtres du monde entier » et le le théâtre phonétique occidental : le texte des premiers, même s’il se tient seulement dans la mémoire, ne décrit que des actions physiques (ce qui n’empêche pas, si besoin est, d’y adjoindre quelques chants et poèmes), tandis que le texte du second notait avant tout les suites d’éléments d’expression orale, la succession des répliques. Les actions physiques, intégrées de surcroit, constituaient le symptôme de l’autonomie de la représentation théâtrale par rapport au texte théâtral.
L’organisation d’une telle autonomie conduira, progressivement, à la reconnaissance de la fonction de metteur en scène. Cela n’ira pas sans mal, car, aussitôt, beaucoup dénoncèrent la concurrence entre l’auteur et le metteur en scène lequel, de façon illégitime, cherchait à prendre la place du » premier ». Sans en être conscients, ces « dénonciateurs » avaient vu juste, sauf qu’avec l’invention du metteur en scène, il s’agissait de la reconnaissance d’une autonomie bien plus profonde : on n’avait pas seulement à faire à la distinction d’un texte et de sa représentation, mais carrément à la différence entre le texte et le Théâtre. La prise en compte et l’organisation, particulièrement au sein d’un groupe important, des actions physiques (tenues pour secondaires) accéléra la reconnaissance de la mise en scène qui, étant inhérente au Théâtre, aurait dû revendiquer son rôle à tous les niveaux de l’interprétation ( tant celle des acteurs, du décorateur, de l’habilleur et des chandelles). Je le comprends de la façon suivante : l’objectif de la représentation théâtrale étant de solliciter le processus de Re-présentation, elle accomplit une re-présentation en s’efforçant de s’inscrire dans la parole ( non réduite à l’expression orale) et, pour ce faire, elle ajoute de la parole au texte. Elle ajoute « quelque chose » qui peut sembler extérieur alors qu’il est plus intérieur, mais cet aspect d’extériorité explique pourquoi la première démarche consciente de mise en scène ait consisté à rajouter, donc, spontanément, à apporter quelque chose d’extérieur, en l’occurrence dans le théâtre phonétique occidental, les actions physiques. Cela encouragea un goût immodéré pour la décoration et l’illustration auxquelles certains metteurs en scène réduisent le Théâtre. En ces matières, un jugement est difficile à porter parce que les metteurs en scène qui, à l’opposé, s’écrient que leur travail consiste avant tout à servir le texte font, eux aussi, l’impasse sur la parole théâtrale puisqu’à leurs yeux ce fameux texte est celui de l’expression orale. Parmi ces « humbles » serviteurs du texte, deux groupes sont à distinguer : celui qui s’attache à la beauté de la langue et demande beaucoup de technique, et celui qui privilégie le message et impose un minimum de réflexion à ses interprètes.
Il est amusant de constater que l’un et l’autre prétendent maitriser l’ensemble de la question : les techniciens affirmant que l’esthétique valorise le sens et les messagers revendiquant la beauté pratique du contenu – à l’instar du mobilier scandinave qui tirerait sa beauté de son efficacité. Remarquez, face à ces deux catégories de serviteurs du texte, celle des illustrateurs ne manque pas de souligner que bien illustrer un texte, c’est le bien servir. Les trois catégories partagent une même conviction : le texte, c’est le texte de l’expression orale, les actions physiques relevant de la mise en scène, celle-ci entendue comme clairement secondaire au texte. On pouvait espérer que l’ensemble des serviteurs du texte, à l’opposé de ses illustrateurs, s’attachent plus à le jouer, ce fut loin d’être le cas pour la simple raison que la considération prioritaire de la forme ou du sens éloigne de la considération pour laquelle il s’agit, avant tout, d’accomplir une re-présentation. Ceux qui entendaient faire jouer esthétiquement ou significativement un texte phonétique, n’entendaient certainement pas faire jouer une re-présentation dont la parole eut été de l’action physique aussi bien que de l’expression orale. Au bout du compte le texte était avant tout le texte de cette dernière, tandis que celui des actions physiques restait le refuge des notes de mise en scène. Les actions sont toutes des actions, mais certaines « l’étaient plus que les autres ».