Je pense à la métaphore du fronton de pelote basque pour mieux représenter le rôle du texte dans le Théâtre. Les joueurs des deux équipes font face à un fronton contre lequel ils envoient une balle (pelote) qui rebondit et doit être relancée vers ce fronton par un joueur de l’équipe adverse. Ceux qui, parmi vous, ne connaîtraient pas les « sports de fronton » seront tentés de dire que le véritable adversaire est donc le fronton, mais il s’agit de sports où les adversaires se tiennent du même côté et font face à la même direction. L’art consiste à reprendre la pelote après son rebond contre le fronton et à la relancer. Nous ne sommes pas dans des sports où les adversaires se font face avec l’obligation d’avancer dans deux directions opposées ou, du moins, d’envoyer la balle dans le camp de l’adversaire. Dans ceux-ci, il existe deux catégories : les sports où les adversaires sont séparés par un filet et les sports où les adversaires se déplacent dans les deux camps. On a à faire à deux types d’évolution du duel : ou l’on reste chacun chez soi et le résultat dépend de la qualité du lancement et de la réception de la balle, ou l’on va chez l’adversaire afin de conduire cette balle dans ses buts. Il existe une troisième catégorie, celle des sports de fronton où les joueurs sont dans le même camp ». Les sports de fronton ont ceci de commun avec certains sports où les deux adversaires sont séparés par un filet : la balle, après avoir été renvoyée par l’adversaire ou par le fronton, peut rebondir une fois sur le sol avant que d’être de nouveau relancée. Ce sont des sports de « rebond » (ce qui n’empêche pas de rattraper directement la balle et de la relancer aussitôt). J’insiste sur le rebond au sol parce qu’il est le symptôme d’un double fronton dont la première forme aurait été comme masquée dans un sport tel que le tennis. Je m’explique : au tennis il n’y a pas de fronton mural (quoi qu’utilisé à l’entrainement), la balle rebondit sur la raquette de l’adversaire qui en profite pour la relancer, puis, la plupart du temps, elle va rebondir sur le sol, dans l’autre camp. Au tennis il y a donc deux rebonds et deux frontons, mais le premier de ces deux rebonds est enfoui dans le renvoi de l’adversaire, lequel tient ainsi le rôle du fronton mural (que, dans ce sport, l’on cherche à éviter). Le second rebond et le second fronton sont le fait du sol. Ces deux rebonds et ces deux frontons me renvoient au Théâtre, particulièrement aux positions tenues par le texte au cours d’une re-présentation.
Pareille métaphore sportive risque de commencer à ennuyer certains d’entre-vous, si ce n’est à les irriter, toutefois, il est important de noter, au cours de l’histoire, la forte corrélation entre les jeux sportifs et les jeux du théâtre. Dans les deux cas, il est bien question de jouer, sauf qu’au Théâtre, jouer recouvre une réalité particulière qui ne saurait être identifiée avec le jeu dans le spectacle. Le sport a beau devenir, avant tout, un grand spectacle, il n’en reste pas moins qu’en leur fond, les sports de balle sont plus proches du Théâtre que du seul spectacle. Pourquoi les sports « de balle » ? La balle tient un rôle qui dépasse largement celui d’un outil. La balle est une sorte de double du joueur, non véritablement un double à l’identique ( ce qui n’existe jamais, même pour des jumeaux), mais un double identitaire qui, bien sûr, échappe souvent au joueur tant ce double se trouve déterminé par tant de forces. Ma nouvelle métaphore s’attirera peut être la réaction suivante : « puisque la balle serait un double du joueur, pourquoi n’a-t-on pas inventé un sport où chaque joueur posséderait sa propre balle ? » Si chaque joueur disposait de sa balle, celle-ci ne serait plus un enjeu – nécessaire à tout match. Ce constat prépare une nouvelle façon, que je vous soumettrai plus tard, de réfléchir à la question du personnage, lequel peut se comparer à la balle dans la mesure où il accompagne parfois le joueur mais aussi, paradoxalement, pour la raison qu’il n’y en a pas autant que de joueurs.
Je reviens à la métaphore du fronton de la pelote basque. Je compare le texte Théâtral à ce fronton, plus exactement à ces deux frontons, le mur qui se dresse face aux joueurs et celui constitué par le sol sur lequel rebondit la pelote avant de se trouver frappée de nouveau. Semblable dualité illustre la double position occupée par le texte au cours de la re-présentation. Il y a le texte en soi, vers lequel se dirige l’acteur au travers de la balle-personnage qu’il meut et il y a le texte retravaillé par l’actrice ou l’acteur, le texte interprété qui se re-présente d’être interprété, re-présentation qui s’achève dans le temps et l’espace qui s’étend du sol au rebond. Re- présentation entreprise dans le temps et l’espace de l’envoi de la balle-personnage sur le fronton – la balle- personnage est confrontée au texte qui lui résiste – et dans le temps et l’espace de son renvoi par le fronton. J’ai commencé par la fin – le rebond sur le sol – car je voulais pointer l’essentiel du Théâtre constitué de ce rebond représentatif au sol, à partir duquel un nouveau joueur peut « empoigner » (en fait il la frappe) la pelote. Les amateurs de ce très beau sport me diront que, bien souvent, les joueurs rattrapent la balle avant qu’elle ne rebondisse au sol. Ils auront raison, mais ces magnifiques rattrapages directs sont encore mieux soulignés par la description théorique du rebond au sol. De même que je trouve nécessaire de souligner, au tennis, le rôle de fronton tenu par l’adversaire quand il renvoie la balle. Il ne suffit pas de dire un texte, encore faut-il le jouer ! Dire, c’est un peu mieux que réciter, mais là n’est pas l’objectif du Théâtre. Ce texte, il faut parvenir à le déplacer, ce qui ne consiste pas à seulement bouger avec des mouvements, mais souligne que ce texte ne doit pas rester un objet unique mais inerte, qu’il doit se dédoubler. Beaucoup se récrieront que « mon rebond au sol » présente peut être un intérêt théorique mais, malheureusement, rend bien difficile l’interprétation du répertoire comique, lequel demande de jouer du tac au tac. Ce n’est pas parce qu’une chose et un processus sont pliés et comprimés, dans des dimensions ne nous permettant pas de les voir, qu’ils n’existent ni ne sont effectifs. La description de la métaphore du rebond de la balle au sol a pour but de déplier, afin de les rendre perceptibles, le processus par lequel advient la chose que devient le texte au cours de la re-présentation.
Je crois entendre encore trois objections, au moins. La première porte sur le public dont certains étaient persuadés que c’était lui le fronton au théâtre. D’abord, je rappelle que les matchs de pelote basque bénéficient d’un public et que celui-ci, après-tout, constitue peut-être un troisième fronton, comme le sol en constitue un second. Toutefois je tiens à mettre en garde à l’encontre de cette attitude consistant à prendre le public tel un fronton : elle conduit aux pires excès du théâtre de boulevard ou des one man show comiques où l’on oublie de jouer les situations, sauf à les signifier de façon caricaturale. La seconde s’interroge sur le choix de ma métaphore, la pelote basque utilise toujours un peu le même modèle de fronton, tandis que les textes de théâtre sont censés être différents. On touche là, effectivement, aux limites d’une métaphore. Je dirais que le premier grand fronton, qui devrait se dresser de face, et bien pourrait être constitué de fragments de fronton, lesquels resteraient dispersés dans « la nature » ; je faisais surtout référence à l’idée de fronton et de renvoi. La troisième me semble la plus grave car elle porte sur la différence entre le texte qui est exprimé oralement et le texte des actions physiques.
On touche, là, non seulement aux limites concrètes de la métaphore, mais aussi aux fondements d’un problème que je m’efforce d’éclaircir à propos du texte dans le théâtre occidental. Je commencerai par élargir et déformer la métaphore en supposant que nous ayons eu à faire à un nouveau type de pelote basque dans lequel les joueurs d’une même équipe auraient le droit, avant que de renvoyer la pelote vers le fronton mural, de se la passer entre eux. Et ceci, sans, peut-être, qu’il leur soit permis de la laisser rebondir sur le sol, à l’image du volley ball où les joueurs de la même équipe se passent longuement la balle, sans la laisser tomber, avant de la renvoyer chez l’adversaire ; mais au volley ball les deux équipes se trouvent de part et d’autre d’un filet. Tel n’est pas le cas dans la pelote où les deux équipes sont situées du même côté, face au fronton mural, et où les interceptions seraient alors permises comme dans le foot ou le basket, sauf qu’il m’est aussi possible d’imaginer un jeu de pelote où, durant un certain nombre de passes entre membres d’une même équipe, ces interceptions seraient interdites. Je crois que, dans ce dernier cas, on pourrait dire que ces passes entre équipiers constitueraient l’équivalent d’un texte des actions physiques. D’ailleurs, pour que cela fasse effectivement référence au texte, on devrait aller jusqu’à permettre les rebonds au sol entre chaque passe. Je reconnais qu’on assisterait à des parties très ennuyeuses, mais c’est le problème des métaphores que l’on tord, elles finissent par ne plus renvoyer à quelque chose d’usuel. Toutefois, j’en arrive à me demander s’il ne faudrait pas non plus autoriser les interceptions, mais, dans ce cas, nous nous trouverions rapidement en face d’un sport encore inconnu et d’une violence dangereuse, qu’on pourrait appeler le « rugby avec fronton » !
De toute façon, la métaphore de la pelote basque m’a permis de comparer le texte Théâtral au fronton, je devrais dire aux frontons (d’ailleurs, dans la « Cesta punta », on joue avec trois frontons muraux, le public formant le Quatrième mur souligné par André Antoine – l’introducteur de la mise en scène en France au 19éme siècle – en ce qui concerne le dispositif traditionnel du « théâtre à l’italienne », lequel inspire l’architecture de la majorité des salles). Cette comparaison fut utile pour faire comprendre combien le texte est nécessaire au Théâtre, non comme essence de celui-ci, mais comme élément de renvoi, lequel se dédouble au cours de la re-présentation. Le Théâtre n’est pas un texte, mais on joue celui-ci, quand bien même ne serait-il qu’un texte d’actions, un texte uniquement composé de « didascalies ».
PS Je reprendrai mon blog à partir du mardi 7 janvier 2014. Je souhaite, à chacun d’entre vous, de passer de bonnes fêtes et je lui présente mes meilleurs voeux.