Position variable du texte dans l’élaboration d’un spectacle

Posted by on Jan 7, 2014 in Blog, Géopolitique, Science, Théâtre

Je n’ai toujours pas répondu à la question : à quel moment considère-t-on le texte achevé ? Ma façon de poser la question induit immédiatement un certain flou, en raison des éventuelles corrections nécessaires dans la confection d’un texte censé rendre compte de ce qui s’est dit et, dans une moindre mesure, de ce qui s’est fait sur scène. Si, dans l’esprit de la tradition, on s’en tenait au seul niveau littéraire, on n’hésiterait pas à affirmer que ce texte sera achevé quand l’auteur l’aura achevé, ce qui ne préciserait  pas à quel moment l’auteur jugerait qu’il l’a achevé. Sans oublier, non plus, que le jugement de l’auteur, même s’il se trouve confirmé par la loi, ne sera pas incontournable par rapport à « l’histoire ». En lui-même, le texte a, pour une grande part, une vie indépendante de celle de son auteur. On me dira que c’est le cas de la plupart des enfants et je répondrai que c’est aussi le cas de la plupart des parents. Figurez-vous qu’un texte, surtout un texte de spectacle, n’est pas systématiquement postérieur à son auteur ! On a envie, aussitôt, de s’en étonner tant on est soumis à l’opinion déiste selon laquelle, bien évidemment, le créateur précède sa créature. Je ferai juste remarquer qu’au théâtre, le créateur est le créateur d’un rôle, c’est à dire l’acteur qui, pour la première fois, dans l’histoire, interprète un rôle dans une pièce et, par extension, mais seulement par extension, le metteur en scène qui porte cette pièce à la scène. De toute façon, selon le langage du théâtre, l’auteur n’est pas le créateur, quand bien même un tel usage défrise les supporters de la « littérature ». D’ailleurs, pareil usage est très instructif, il nous rappelle qu’aux yeux du Théâtre, seul le jeu des actrices et des acteurs – ou la direction de celui-ci – tire du néant. Vous vous en doutez, ceci n’est pas pour rien dans mon intention de souligner le rôle majeur tenu par le Théâtre dans l’existence de la matière.

Naïvement, on se demandera, à partir du moment où ils peuvent en être les créateurs, pourquoi les actrices et les acteurs n’en seraient-ils pas systématiquement (j’ajoute » systématiquement » pour la bonne raison, qu’au cours de l’histoire du théâtre occidental, bien des acteurs et non des moindres furent tenus comme les auteurs des pièces qu’ils créèrent : Shakespeare, Molière…) les auteurs ? La vision rétrospective que l’on a du rapport entre le texte théâtral et l’acteur n’est pas aussi claire que l’opinion l’entend. On a pour habitude de penser aux trois grands poètes dramatiques de l’antiquité grecque : Eschyle, Sophocle et Euripide, mais, un quart de siècle avant la naissance de l’auteur Eschyle, un acteur appelé Thespis, introduisait déjà en Attique, un type de « spectacle » mi-religieux mi-littéraire dont il était et l’auteur et l’interprète. On s’en doute, Thespis ne resta pas le seul, il serait vain de prétendre démêler qui, de l’acteur et du poète, précéda l’autre. C’est le propre de la re-présentation, de la bouillie théâtrale : faut-il mettre dans la casserole, avant que de tourner, d’abord  de la farine, ensuite de l’eau, enfin un peu de lait ? J’en suis certain chacun a son idée bien arrêtée là dessus, mais, comme par hasard, les autres en ont une autre. Rien de plus normal, quand on veut saisir un quelconque processus de re-présentation on peut toujours le considérer à partir d’un certain point de la chaine, reste ensuite aux sociétés auxquelles on appartient à fixer, chacune, la procédure « correcte » qu’il faudra apprendre et respecter.

Il s’agit d’un enjeu important par rapport à la science. La position du texte de Théâtre, déterminée par l’évolution de nos sociétés et de leur conception du monde, des opinions auxquelles nous opinons, est un bon exemple pour démontrer ce qu’une pensée issue du Théâtre – de la re-présentation, donc attentive au processus de Re-présentation et non aux intrigues, fables et thèmes traités dans les pièces – peut apporter à la réflexion scientifique. Oui, je sais ce qu’un tel aveu peut avoir de présomptueux et d’aberrant, surtout quand on sait le sérieux, la rigueur qui, au cours des siècles, ont animé les expériences et les calculs des scientifiques. Comment oser mêler à semblable exigence, une pratique du jeu, du divertissement et du loisir ? Pour survivre, le Théâtre a demandé autant d’exigence, même si celle-ci n’est pas de même nature et en ce qui concerne cette nature, si ambiguë, la science n’a-t-elle pas extirpé ses points de vue des visions traditionalistes qui régnaient sans raisonnement ? Pour sa part, le théâtre – plus exactement la pratique de la re-présentation – ne s’était pas inconsidérément engagé dans le déploiement du spectacle et de la signification qui ont fait florès avant, pendant, et jusqu’à maintenant, après la tragédie grecque. Bien sûr, une très grande partie de cette part s’est retrouvée entrainée par le spectacle, à commencer, paradoxalement, par le théâtre littéraire qui, tout en se gardant des facilités spectaculaires, n’a pas manqué de donner en spectacle le « bien écrit » transformé en « bien dit », mais la re-présentation théâtrale est restée proche du processus de Re-présentation pour lequel on ne saurait réduire le cours des choses (des représentations) au cours linéaire d’une causalité simpliste. Les deux aventures, celle de la science et celle du théâtre occidental, ont apparemment suivi des chemins contradictoires, l’une n’a pas hésité à sortir des ornières, tandis que l’autre n’eut pas honte de donner à accroire qu’elle reculait, mais toutes deux se sont refusées à emprunter les « sentiers battus ». Pendant ce temps, il faut s’en apercevoir, la soi-disant tradition et le soi-disant progrès ont battu tout autant de sentiers : la tradition fut trop souvent la trahison d’avant- hier et le progrès une vieille soupe dans un pot à la mode. Les deux aventures se croiseront, elles ne se substitueront pas l’une à l’autre, sauf dans les pratiques des charlatans, elles ne feront qu’un peu se mêler comme en peinture une goutte de noir « casse le blanc ». Dès son origine humaine, le Théâtre met en cause le faux problème de l’origine, ne serait-ce qu’en n’affirmant pas que l’auteur d’un texte en était le créateur. Au Théâtre, créateur n’est qu’une fonction, même si certaines administrations de l’Etat se sont gobergées de  » soutenir les créateurs » (ce qui, justement, créa une confusion puisque le public cru qu’elles soutenaient les auteurs et que, pour bien faire, elles se mirent à soutenir les » projets », ne serait-ce que celui de dépenser de l’argent). Je rapproche cette obsession de la création du « créationnisme », lequel est un fixisme causal qui n’a rien à voir avec la démarche scientifique ni, non plus, avec une authentique démarche re-présentative.

A quel moment, au Théâtre, se met-on à écrire un texte ? Le Romantisme et le culte de l’auteur- génial- enfermé- dans- sa- petite- chambrette-en-attendant- que- son- chef d’oeuvre- jeté-par-la-fenêtre-soit-ramassé-par-un-directeur-de-théâtre-moins-stupide-que-les-autres, ont déformé les esprits. Certes, la plupart des écrivains connaissent la misère, mais le problème de leur rapport à la scène se pose plus profondément. De toute façon, se demander « à quel moment écrit-on un texte de Théâtre », revient à commencer à apporter une réponse, cela montre qu’on n’envisage pas de l’écrire obligatoirement à une seule période de l’élaboration. Une telle hypothèse ébranle le schéma qu’on a l’habitude d’imaginer : l’auteur écrit une oeuvre, puis un directeur la lit et  en organise la production au cours de laquelle un metteur en scène rassemble des acteurs qui diront ce texte devant un public. D’abord, il faut espérer que les actrices et les acteurs ne se contenteront pas de le lire mais qu’ils le joueront, et, qu’en répétant ce jeu, ils susciteront chez l’auteur le désir de modifier quelques répliques qu’il rédigera entre les répétitions. Peut-être, même, que l’auteur établira ce texte tout au long des répétitions comme ce fut le cas pour nombre de chefs d’oeuvre de l’époque Elisabéthaine, du classicisme Français et du siècle d’or Espagnol. Je reconnais qu’il n’en est pas de même pour les textes en vers, je le reconnais d’autant plus volontiers qu’il s’agit de ma littérature préférée, rendez-vous compte, une littérature issue du Théâtre, quand bien même l’eut-elle précédé. Le vers, au théâtre, ne répondit pas au seul besoin de musique, son premier rôle fut de faciliter la mémoire de l’acteur en raison de son rythme et de ses rimes (caractéristiques, j’en conviens, dont l’aspect est musical), son rôle consista à mieux maitriser le plateau mais, destin contradictoire, cette maitrise encouragea à prendre ses distances avec celui-ci. En tout cas, contrairement à une opinion courante, le texte peut se rédiger (je dis bien se rédiger) à tout moment. Le texte est nécessaire, mais sa nécessité, avant que d’être qualitativement littéraire, est celle du « renvoi ». On a besoin d’un texte pour jouer et ce n’est pas jouer que de confondre le jeu avec la capacité de sortir n’importe quelle réplique de sa tête à n’importe quel moment ( plus tard, je parlerai bien sûr de l’improvisation). Il est besoin que les choses rebondissent avant qu’on ne les saisisse, j’appelle ça la logique du ressaisissement.

La prise de conscience des variations du temps d’écriture du texte dramatique occidental permet, aussi, de mieux comprendre le caractère aléatoire de la présence des notes traitant des déplacements des « personnages » dans un certain cadre, si ce n’est de leurs attitudes et réactions physiques. Au cours des répétitions on change plus souvent   les déplacements et les actions que les répliques, ceci en raison d’un plus grand respect porté à l’endroit de l’écriture de la parole « parlée » et, parce que, si on sait que le théâtre s’enlève sur la parole, depuis belle lurette on a confiné celle-ci dans l’oralité. On abandonnait, d’ailleurs,  la rédaction des « didascalies » aux régisseurs, qui relevaient, plus ou moins, ce que l’on n’appelait pas encore mise en scène, et aux libraires-imprimeurs qui cherchaient à fournir quelques informations au lecteur afin de rendre le texte plus accessible. La reprise en main par  l’auteur, des notes d’action, accompagne l’élévation idéologique de l’auteur au sein de la société (élévation qui, souvent, resta loin d’une élévation économique et sociale). Il faut reconnaitre que cette reprise en main fut, pendant longtemps, bien maladroite et empreinte de naïveté, il n’est que de lire les notes de certains des plus grands dramaturges pour être saisi de fou rire et se rendre compte que, malheureusement, ils se retrouvaient éloignés de la réalité Théâtrale et que leur qualité littéraire, confinée dans les seules répliques, les protégeait d’un jugement défavorable. A l’inverse, de nos jours, on peut parler, parfois, d’un excès de « reprise en main  » quand les ensembles de « notes d’action » deviennent carrément des espèces de chorégraphies. Dans ces cas, les auteurs oublient que le geste ne dispose pas de la même souplesse que l’expression orale et qu’il finit par contraindre au seul esthétisme et à la seule signification. Ce faisant, ces auteurs confondent mouvement (danse) et déplacement (théâtre), énergie cinétique et énergie potentielle, mais la pluridisciplinarité, qui enterre ces distinctions, leur donne l’absolution.

Après avoir pointé le risque d’une rigidification de la parole par une reprise en main excessive des « notes d’actions », je tiens à faire remarquer que ces notes ne sont nullement des éléments de langage neutres. Le fait qu’elles soient, au départ, rédigées dans une langue plutôt que dans une autre, est fondamentale. Telle note, rédigée dans telle langue, ne dit pas le même que telle autre censée communiquer la même instruction.Certes, les gestes et les actions produiraient des significations prétendument universelles mais, au fond, cela est beaucoup plus fin et complexe et, ne pas le sentir, revient à renforcer, sur notre planète, l’incompréhension entre les êtres. Même la parole muette est toujours celle d’un individu, d’un groupe, d’une communauté, d’une planète et d’une galaxie, et elle est justement universelle de s’enlever sur la parole d’une personne.