Le Théâtre se tient en deçà du texte. Le texte n’est qu’un double fronton, ainsi que je l’ai évoqué avec l’image de la pelote basque. Beaucoup s’empressent de déclarer : « le texte est l’essence du théâtre », mais sont-ils précisément conscients de ce qu’ils entendent par « essence » ? S’ils font référence à un « fond », s’agirait-il alors, d’un fond substantiel ou abstrait ? La notion de texte ne cristalliserait-elle pas une idée qu’ils ont du théâtre ? Pourquoi pas, après tout ? Pareille idée ne serait qu’une représentation parmi d’autres, les représentations s’accumulent, se croisent, se chevauchent tant dans le secteur « matériel » que dans le secteur « immatériel ». Evidemment, avec toutes ces représentations, il n’est plus question d’une essence initiale et, pour le Théâtre, la notion de texte pas plus qu’une autre. Plus pertinent, selon la logique du processus de Re-présentation, est le rôle de renvoi tenu par cette représentation qu’est un texte (précision : quand je parle de représentation textuelle, je pense à toutes les représentations textuelles, aussi bien le livre que l’histoire racontée, ou que l’outil employé par les actrices et les acteurs au cours des répétitions, aussi bien un « objet », une fiction ou une fonction). La fonction de renvoi nous introduit dans la réalité du Théâtre – attention, elle n’en constitue pas la seule porte d’entrée -, elle nous rapproche de son « système d’existence ». Pour tenter de définir partiellement celui-ci, je pourrais, en l’occurrence, parler d’interprétation. L’interprète renvoie à une autre langue, renvoie les langages les uns aux autres mais, dans son cas, il s’agit seulement d’un renvoi latéral alors que, potentiellement, un renvoi devrait aussi s’envisager « à la verticale ». Je mentionne la verticalité, dans la mesure où elle est perçue, en opposition à la latéralité, notamment par les êtres humains. Pourquoi ce que les êtres humains considèrent » au-dessus » ne se tiendrait-il pas « au-dessous » aux yeux d’une autre considération ? Les représentations se superposent, chacune de leurs superpositions étant elle-même, à son niveau, une représentation. Le type de rassemblement de ces représentations et le sens des superpositions de ces rassemblements dépendent de l’ordre prévalant pour le mode de considération qui les considère.
En m’efforçant d’évoquer tout ce à quoi renvoie la notion de renvoi, j’en constate l’insuffisance. Il lui manque la dimension du jeu, laquelle est encore insuffisante tant que ce jeu reste figé. Pour qu’il y ait jeu, il est besoin d’un espace et d’un temps au travers et au cours desquels cela pourra jouer, comme cela joue dans une structure de menuiserie en raison de la température ambiante qui désajuste et desserre les pièces de bois. Dans l’exemple des pièces de menuiserie, leur espace et leur temps de jeu varient avec la température, donc le jeu varie, mais ce qu’il faut entendre par jeu n’est pas seulement la synthèse des dimensions d’un temps et d’un espace de jeu, c’est aussi le jeu en lui-même que l’on joue au cours et au travers de cette synthèse spatio-temporelle. Par « jeu en lui-même », je n’entends pas uniquement l’ensemble des règles qui le codifient, mais leur application concrète par le ou les joueurs. Encore que l’application de règles par des joueurs ne résume pas non plus le jeu, puisque cette application s’effectuera différemment selon les caractéristiques du lieu, de la date, et selon les personnalités des joueurs. Le jeu « en lui-même », consiste en la variation des espaces et des temps qui séparent les membres d’un joueur, ses muscles, les sons de sa voix, les idées dans sa tête et ses sensations – d’autant plus qu’une sensation existe, en dehors du fait de se représenter à l’individu, de se différencier imperceptiblement des autres sensations, de s’en séparer discrètement, de seulement diverger d’avec elles. En ceci, le jeu « en lui-même » est semblable à la synthèse des dimensions du temps et de l’espace au cours et au travers desquels on peut jouer. A son niveau, le joueur ressemble à la température ambiante qui, en désajustant et en desserrant les pièces d’une structure, donnait du jeu. Jeu qui ouvre, au joueur, un champ au travers et au cours duquel il joue, à son tour, en faisant diverger les uns des autres, les éléments qui le constituent. On a à faire à un repliement : déterminée par ce que j’ai symbolisé au moyen de la température ambiante, une couche se déploie puis se replie pour qu’au niveau inférieur se déploie la couche du joueur qui joue à son tour. Dans le langage du Théâtre, je dirai qu’on a le repliement de deux scènes, dont il est important de noter qu’homologues mais non identiques l’une à l’autre, elles existent d’ouvrir des « champs du manque ».
Ces deux scènes ouvrent des « champs du manque » parce qu’elles ouvrent et font varier des champs de jeu, la seconde se déployant à partir de la première (cela ne veut surtout pas dire que la première est plus « essentielle » que la seconde, ce serait plutôt le contraire : y aurait-il un plateau et un texte de scène si la possibilité de l’acteur n’existait pas ? ). Les champs de jeu sont des temps et des espaces entre, par exemple, les pièces de bois d’une structure de menuiserie, et entre les éléments matériels et immatériels qui constituent n’importe quel joueur. Dans (au travers et au cours) les champs de jeu il manque quelque chose, il n’y a rien, mais ce rien évolue et se modifie, c’est pour cela qu’il y a du jeu, ou, inversement, c’est à cause du jeu que ça varie. Que doit-on dire, tant cela est réciproque ? Disons que c’est corrélatif. Et comment qualifier ces deux couches de jeu, ces deux types de scène ? Tout d’abord et en premier lieu, on a à faire à une scène de considération formée de multiples éléments de différentes natures : l’endroit et la date de la re-présentation, l’architecture du théâtre, la scénographie, le temps qu’il fait autour du plateau, le nombre et l’humeur du public….Et puis, mais oui, le texte, le canevas ou seulement le thème de la pièce…Et encore les membres de la distribution, leur état d’esprit…Et ainsi de suite, la liste est incommensurable de toutes les données susceptibles de déterminer une scène de considération. Certains, parmi vous, n’ont pas manqué d’être choqués que j’ose mêler le texte à toutes ces déterminations plus ou moins triviales. Je les comprends, bien sûr, mais je tiens à remettre le texte à sa place, laquelle est loin d’être mineure, de le replacer au sein de la scène de considération car, pour donner une image concrète, le texte, à l’exemple du bâtiment et de la scénographie, fait partie de l’architecture dans laquelle on va jouer. Ensuite, après la scène de considération, on se trouve confronté à la scène de jeu proprement dit. J’aurais dû employer le pluriel et parler des scènes de jeu parce, qu’après tout, chaque actrice et chaque acteur dresse une scène de jeu. Toutefois, les diverses scènes de jeu des acteurs se croisent, se mêlent et produisent une scène de jeu. On touche ici à l’une des principales missions de la mise en scène qui consiste à faire en sorte que la diversité des scènes de jeu s’accomplisse dans une scène de jeu. Disant cela, je souligne que ce travail d’unification ne doit pas conduire à un arasement, lequel réduirait le jeu de chacun à une tâche d’exécution ; on est en présence d’acteurs et non d’actants.
Afin de ne pas réduire le jeu de l’actrice et de l’acteur à l’exécution d’un actant, il faut se mettre dans la tête qu’une actrice et un acteur ne sont pas n’importe quel joueur. Leur jeu, c’est à dire celui de la re-présentation Théâtrale, ne se limite pas à jouer avec les « différents éléments constituant leur corps et leur mental (césure arbitraire pour le Théâtre) », il ne se limite pas à techniquement modifier les écarts entre eux, il ne s’effectue pas selon une unique dimension latérale – pour laquelle les objets corporels sont aplatis les uns à côté des autres – il se dote de verticalité, quand bien même taxera-t-on celle-ci de subjectivisme. Aussi artificielle soit-elle, pareille verticalité évoque une certaine profondeur, même dans les mises en scène les plus comiques et les plus rythmées, Cette profondeur, nullement une soumission à une idéalité, ouvre, au contraire sur un « manque », lequel renvoie à ces « champs du manque » que sont et la scène de considération et la scène de jeu proprement dit, ces sortes de manques créateurs. On commence à comprendre, alors, que la re-présentation Théâtrale s’articule autour du jeu de l’acteur, non de tel ou tel à telle ou telle occurrence, mais du jeu de l’acteur en général. D’ailleurs, il est intéressant de noter, en français, le flou auquel renvoie le terme de scène : est-il question de la scène sur laquelle on joue, de la scène à jouer, ou du fait qu’on la joue, donc qu’on est en scène ? De plus, on appelle « jeux de scène », des actions, au cours du jeu, sans expression orale !