Pas facile de comprendre ce qu’est le jeu de l’actrice et de l’acteur ! Pour ce qui concerne les joueuses et les joueurs des autres jeux sportifs ou « de société », on croit l’avoir compris depuis longtemps, mais en ce qui concerne le jeu dramatique ? Existerait-il une différence ? Est-ce que là aussi, en raison de la différence entre les éléments dont on se sert pour jouer, en raison du jeu qu’il y a entre eux, il suffirait de les manipuler, les intervertir, les monter comme on le fait au cinéma en montant les plans et les séquences (on prend trop souvent pour cinéma d’art et de recherche un cinéma qui se contente d’être un cinéma de montage – n’hésitez pas à saisir toutes vos photos de vacances, à les projeter à toute vitesse dans un certain ordre, puis dans un autre, tout aussi aléatoire, vous aurez surement des amis qui vous décerneront un prix de la mise en scène) ? Depuis toujours, nombre d’artistes du spectacle vivant procèdent ainsi, même sans outils, sans accessoires, simplement avec les éléments qui les constituent, tant ceux de leurs membres, de leur voix, de leur esprit que de leurs organes (pensons aux pétomanes qui firent fureur au 19eme siècle, d’ailleurs les « mots d’esprit » ne sont-il pas des pets de l’esprit ?). Après tout, l’actrice et l’acteur n’ont-ils pas la même pratique que tous ceux qui se manipulent ? J’aurai beau crier non ! il y a fort à parier que je ne convaincrai pas grand monde. Alors, j’avancerai le terme d’identification et parmi la foule des « bien sûr, c’est évident, c’était pas la peine de le dire », on entendra quelques ricanements suivis de commentaires à couper au couteau : « l’identification, il en est encore là », « l’identification, quelle horreur », « quand on pense qu’on s’est tant battu pour la combattre » ! Je le reconnais, l’identification n’a pas bonne presse même si la majorité des gens ne s’en doute pas et s’empresse de porter aux nues ceux qui, par ailleurs, la condamnent sans appel.
Il y a jeu parce qu’il y a du vide, un vide que l’on comble ou que l’on déplace, pas seulement un creux ou un trou immuable, un vide cristallisé, au contraire, un vide qui se glisse partout en représentant le Néant. De façon paradoxale, le vide est une « substantification » du Néant, mais un effet de substantification selon un type de considération. Chaque espèce, chaque catégorie de matière bénéficie d’une appréhension du vide particulière, un insecte ne percevra pas automatiquement du vide là où nous, humains, sommes persuadés d’en percevoir ; de même pour ce qui est » plein » à nos yeux, que certaines espèces traverseront sans s’en rendre compte. Chaque vide, relatif à la considération de chaque espèce et de chaque catégorie de matière, est le représentant du Néant, c’est à dire qu’il est le symptôme de « ce qui n’est pas », seulement le symptôme, parce qu’en réalité chaque vide est toujours au moins quelque chose, ne serait-ce, pour nous, que de l’air ou au pire un champ d’ondes. Les scientifiques ne sont pas prêts de parvenir au vide intégral, il reste toujours quelque chose, quelque chose qui échappe à l’état actuel de leur considération. Il n’empêche, le vide, tel que nous le percevons, tel que nous le considérons, est là pour nous rappeler que le Néant menace, mais il est aussi là pour nous permettre d’en jouer, » de nous en jouer ». Et, pour se jouer du vide, il ne suffit pas de manipuler les éléments qui l’enserrent, comme le trapéziste comble les vides entre les trapèzes, il faut aller jusqu’à solliciter ce qui l’outrepasse, ce Néant dont on s’échappe par ce vide qui permet d’en approcher. Contrairement aux jeux des actants, lesquels disparaissent dès qu’ils sont confrontés au Néant ( l’actant est menacé de mort), le jeu de l’actrice et de l’acteur a à faire avec le Néant. L’identification se trouve de plein pied avec ce rapport sulfureux.
Qu’est-ce que l’identification ? Je crois savoir ce qu’identifier recouvre comme procédure, je crois pouvoir identifier tel point par rapport à tel autre, mais, dans le fond, je ne saurais déterminer, hors d’images artificielles, lequel de ces deux points m’est en propre. Prétendre identifier le dehors peut-être, mais s’identifier soi-même ? « Moi-même » est une simple formule lexicale, sociale…Je commence à ressentir ce qui poussait Rimbaud à écrire « je est un autre ». Comment évoquer l’identification ? Je vais faire une tentative, celle du sommeil (une façon comme une autre de mettre en veilleuse mon « je » par trop outrecuidant) : on est au lit, on ne parvient pas à s’endormir, alors on se conte des histoires, ou, plus simplement, on imagine un paysage. Histoire ou paysage on se « décrit » quelque chose, on n’en finit pas de le faire, on le ressasse, on a fini par bien voir l’arbre, les moutons, les paysans qui se rendent aux champs, on pourrait le raconter à la personne qui dort à côté, mais on ne tient pas à la réveiller et on continue de se le raconter à soi-même, on est le spectateur de l’arbre, des moutons et des paysans, ou des moutons, des paysans et de l’arbre, ou encore des paysans, de l’arbre et des moutons, on en est toujours le spectateur ou pas vraiment bien qu’on ne soit ni l’un ni les autres, on est devenu un drôle de spectateur puisqu’on en n’est plus un puisqu’on est dans le paysage, on est sur scène, et d’ailleurs, en se réveillant – après avoir dormi on se réveille – , en se réveillant donc, on se pose pas la question du spectateur pour la bonne raison qu’au cours du rêve on se trouvait bien parmi les paysans et les moutons, à côté de l’arbre. Parce qu’on dormait, parce qu’on avait fini par s’identifier. A qui, a quoi ? Aux paysans, aux moutons, à l’arbre ? En parlant au cours d’une séance, avec un psychanalyste, les propos qu’on tiendra, les associations qu’on effectuera laisseront peut-être entendre qu’on s’identifie à l’arbre ou aux moutons ou aux paysans, mais ils le laissent entendre pour le moment où ils sont dits et pas automatiquement au temps du rêve ( ce qui n’est pas automatiquement ni inconsciemment impossible). A un moment, on a décroché, on s’est mis à rêver, on s’est endormi, on a cessé de raconter une histoire, on était dans cette histoire. On y était, comme le locuteur, chez Proust, était dans « La Recherche », en tant qu’acteur transparent et en tant que spectateur impliquant. Toutefois, le surspectateur proustien suit un chemin inverse de celui de l’acteur : il part d’un ensemble d’identifications, plus particulièrement d’une expérience d’identification en goûtant la madeleine, puis, à partir de là, il se met à les associer, les raconter, quitte à les reconstruire, tandis que l’acteur démarre son travail à partir de ce qu’on lui raconte, ou de ce qu’il se raconte, et se laisse saisir par un ensemble d’identifications. Pareille inversion nait de la grande différence entre l’écrivain et l’acteur, mais elle explique pourquoi, au cours des siècles, l’un a pu remplir la fonction ou tenir le rôle de l’autre et réciproquement. La difficulté chez Proust vient de son exceptionnelle analyse stylistique des identifications qui semble éloigner l’actrice et l’acteur. Quel défi que de tenter de jouer Proust. Attention, je ne dis pas le lire, le raconter, ou même plus ou moins l’interpréter, mais le jouer ! L’acteur, lorsqu’il s’identifie, est surspectateur, mais force m’est de reconnaitre que l’exemple du dormeur trouve, comme tout exemple, ses limites : l’acteur ne reste pas sur son siège dans la salle et l’assistance. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien d’un surspectateur et c’est à ce surspectateur, sans l’identifier, que s’identifie l’acteur, lequel, s’il croit encore « aux vieilles lunes de l’identification « , souhaiterait plutôt s’identifier à « son personnage ».
Evidemment, l’identification permettant d’atteindre le sommeil et celui-ci comme berceau de l’identification, voilà qui donne du grain à moudre aux comptenteurs du « théâtre aliénant », du théâtre de personnages auxquels, dans la salle et sur scène, on croit et se laisse prendre. Il n’est pas étonnant que le sommeil y soit pour quelque chose, car il est bien question d’endormir les gens plutôt que de les éveiller et « leur faire prendre conscience ! » Ce procès serait gagné d’avance s’il avait été capable de prendre en compte l’ampleur de l’enjeu théâtral. Pour commencer à poser les choses clairement, de quoi est-il question de leur faire prendre conscience ? Du malheur du monde, de la misère, de l’exploitation, du mensonge, de la manipulation, de la souffrance infligée à l’autre ? Les religions, les idéologies, les discours, les textes – particulièrement ceux des pièces – n’y manquent pas, cela restera toujours insuffisant mais ce n’est pas l’enjeu de l’existence du Théâtre bien qu’à certaines époques, telle que la nôtre, on en fasse sa nourriture, comme à d’autres époques on l’a nourri avec de l’héroïsme et du patriotisme, et à d’autres encore avec le ciel et les saints ou le destin et les dieux, mais à chaque fois avec une nourriture suffisamment appétissante pour rassembler autour de sa table une foule de gens enthousiastes. Le Théâtre ne fera pas l’impasse sur ces sujets, ces thèmes et ces propos tant au travers de ses textes que des préoccupations de ses artistes, mais l’enjeu de son existence sera, grâce à ses re-présentations, de faire éprouver aux spectateurs le symptôme du processus de Re-présentation de la matière et du monde. Donc d’éveiller le spectateur à l’existence de ce processus. Eveiller au moyen du sommeil, quelle contradiction ! Sauf qu’il n’y a pas d’éveil sans sommeil, et à ceux qui trouvent le sommeil de la vie déjà suffisant, j’explique que le « sommeil théâtral » est un mime du sommeil quotidien et, justement, le dénonce en donnant la possibilité de s’en éveiller. Je n’hésite pas à polémiquer en affirmant que ce sont les belles leçons de tous les messages qui endorment alors que le Théâtre réveille. Certes, souvent les leçons ne sont pas désagréables pour la bonne raison qu’elles bercent le sommeil des vivants, pas toujours, puisqu’elles ennuient le mauvais élève dont le sommeil n’est plus celui du juste. Sur le sommeil des uns ou des autres, je vous raconte : un très grand critique, très brechtien, parmi tous ses propos très intelligents, lâche, dans une réplique pour une fois très profonde, à un spectateur, qui l’accuse d’avoir dit du bien d’une pièce au cours de laquelle il l’a vu dormir, que, parfois, lorsqu’il adhère, il dort. Si je ne m’étais pas trouvé devant mon poste de radio, je lui aurais demandé si en dormant il prenait « distance » (brechtienne) d’avec le spectacle. Je le lui aurais demandé, bien que je sache qu’en cédant au sommeil il prenait la voie de l’identification (oh, l’inconscient !). Je dois préciser que c’est une voie, éventuelle, vers l’identification mais que ce n’est pas une démarche d’identification accomplie qui, au contraire, est un éveil. Un éveil vers quoi ? Tant le spectateur dans son fauteuil que l’acteur sur la scène, aucun des deux ne sait vraiment à qui et à quoi il s’identifie.
Aucun des deux ne sait consciemment de quoi il prend conscience. Pourtant, il s’agit d’une prise de conscience fondamentale que l’être humain n’a nul intérêt à passer par profits et pertes. La re-présentation Théâtrale sollicite le processus de Re-présentation de la matière et de notre monde, ce faisant elle éveille à ce processus dont l’une des principales conséquences, pour les êtres vivants qui se ressaisissent, est qu’au cours de ce ressaisissement, certains découvrent l’identification, sans, bien sûr, en maitriser le processus, sans identifier exactement ce à quoi ils s’identifient. Les cartes d’identité ont fini par nous faire croire que l’identité était discernable, cernable et maitrisable, mais, on s’en doutait, c’est plus complexe que ça, ou tout simplement plus simple, tellement plus simple que ça perd de sa forme. Tous les êtres humains ne cessent de s’identifier, et l’actrice et l’acteur qui, intentionnellement, s’efforcent de s’identifier à tel ou à tel personnage s’identifient, d’abord, au surspectateur, à un témoin qui se trouve en présence de ce qui se passe sur scène, qui en fait partie, mais qui n’est pas incontournablement celle-ci ou celle-là, bien que rationnellement ils tiennent le rôle de celui-ci ou de celui-là. Ce « rationnellement » explique le dédoublement noté par Diderot lorsqu’il remarque qu’au cours de la scène la plus endiablée, le comédien perçoit le moindre détail et soit en mesure de réagir en envoyant une saillie à l’un de ses partenaires ou à la salle. La re-présentation Théâtrale est une démarche d’éveil et Diderot, qui ne croyait pas à la sincérité de l’acteur ne se rendait pas compte que le comble de la sincérité permet le dédoublement jusqu’au cynisme. Le Théâtre est un grand pas dans l’histoire de l’humanité, il consiste en l’éveil depuis la possession – encore faut-il qu’il y eut relent de possession.