Denis Diderot reste au milieu du gué

Posted by on Jan 17, 2014 in Blog, Science, Théâtre

Beaucoup de gens, qui n’ont pas lu « le Paradoxe sur le comédien » de Diderot, mais qui en ont entendu parler, l’appellent « le Paradoxe du comédien ». En commettant cette petite faute, ils se dénoncent tout de suite aux oreilles de ceux qui l’ont vraiment lu et, s’ils ne veulent pas que ceux-ci rient dans leur dos, ils ont intérêt à ne pas prétendre en avoir été les lecteurs. Pourtant, comme l’auteur du fameux « Paradoxe », ils ne font que rester au milieu du gué, à la différence que, si Diderot se trouve effectivement au milieu du gué, c’est après avoir délibérément choisi d’emprunter un certain versant du chemin tandis que nos non-lecteurs ne savent pas précisément ce qu’il pourrait y avoir de paradoxal bien qu’ils sachent instinctivement qu’il y a du « paradoxe » chez le comédien. Au moins, ils ont senti qu’en ce qui concerne le comédien il ne faudrait pas croire ce qu’on en croit, mais qu’en croit-on ? Pour Diderot, il n’y a pas de doute, on en croit qu’on y croit et, justement, il va s’attacher à démontrer qu’on a tort d’y croire, mais que croit-on ? Diderot, sachant bien qu’on ne croit pas dans la réalité présente de l’histoire racontée sur scène, en quoi croit-il qu’on croit ? Il est persuadé qu’on croit en la sincérité de celui qui joue. Attention, j’ai bien dit « de celui qui joue », il ne traite ni de la vérité ni de l’authenticité des faits racontés, encore que ce ne soit pas aussi simple parce que le comédien pourrait nous raconter les sentiments éprouvés par son personnage, sauf que dans ce cas il serait en train de raconter et non pas de jouer ! Diderot, implicitement, reconnait l’existence du jeu et sa différence d’avec le fait de raconter. A la limite, bien qu’il ne l’ait point dit, il aurait pu trouver beaucoup plus de sincérité chez celui qui raconte que chez celui qui joue (Diderot pourrait être considéré comme un précurseur de Brecht puisqu’avec lui l’acteur, afin de se « distancier » du personnage, dont il tient le rôle, se doit de le « raconter » plus que de le jouer au sens traditionnel – en fait, lui est demandé de « raconter en jouant » ou de « jouer en racontant »).

A son époque, par rapport à l’opinion qui avait cours, Diderot s’attaquait au jeu de l’acteur, c’est à dire à la prétendue sincérité du comédien. Cela démontre qu’il associait spontanément le jeu du théâtre avec la sincérité même si, justement, son paradoxe avait pour but de démontrer que cette qualité, non seulement lui faisait défaut mais, qu’au contraire, elle l’aurait entravé. Et de citer maints exemples où l’on constatait que les plus grandes actrices et les plus grands acteurs, parfaitement conscients de se trouver en scène, ne manquaient aucune occasion de répondre du tac au tac  au spectateur qui les apostrophait ou de moquer un partenaire qu’ils trouvaient ridicule. En dépit de l’admiration que j’ai toujours éprouvée à l’endroit de Diderot, je ne peux m’empêcher de me demander s’il n’était pas quelque peu naïf. On était en présence de deux types de spectateurs – je ne parle pas des différences sociales qui, dans les salles de l’époque, étaient criantes -, on avait à faire, soit avec ceux qui croyaient en la sincérité du comédien lorsqu’il jouait son personnage, soit avec ceux qui étaient convaincus de se trouver en présence d’un interprète bien lucide. Dans les deux cas, ce n’est pas aussi simpliste que Diderot semble le penser. Les spectateurs du premier cas croient en la sincérité de l’acteur, mais ils ne s’étonnent pas des saillies qu’il adresse à ceux qui l’apostrophent, ils savent, sans y réfléchir et en faire une dissertation, que la sincérité n’exclue pas une forme de dédoublement. A la limite, ils en savent plus que notre philosophe. Les spectateurs du second cas, pas dupes, essaient d’entamer un dialogue moqueur avec l’acteur. Si les premiers, à l’époque, pouvaient invectiver le personnage, en revanche les seconds ne faisaient que railler l’interprète (on rencontre souvent, ce second comportement, chez le spectateur de l’opéra dont je me garderais de dire qu’il est moins naïf que celui du Théâtre). Les spectateurs du premier type ont déjà accompli, inconsciemment, un saut intellectuel quant au statut de la sincérité, tandis que les malins du second n’auraient certainement pas été les meilleurs compagnons de Diderot, qui n’aurait pas goûté leur désinvolture bien qu’ils partageassent son scepticisme sur la sincérité. D’ailleurs, ceci me renvoie à une situation curieuse de notre époque, celle d’un de ces « nouveaux publics » que l’on emmène voir un spectacle dont l’interprétation se veut distanciée – c’est à dire dont les interprètes ne s’identifient surtout pas aux personnages – auquel les « accompagnateurs » conseillent vivement de ne pas interrompre la représentation. Ce « nouveau public » n’assisterait-il pas , par hasard, à une séance de catéchisme ?

Denis Diderot met en cause la sincérité du comédien lorsqu’il joue, le jeu relevant toujours de la feinte, si ce n’est de l’hypocrisie et laissant ainsi, au joueur, la libre disposition de sa conscience, de sa raison, de son esprit. De son esprit surtout, parce que ce truqueur fait alors, preuve d’un esprit dont la réactivité et le caractère acéré sont exceptionnels. J’irai même jusqu’à dire qu’ils constitueraient, aux yeux et aux oreilles de Diderot, la preuve du talent d’interprétation, lequel, plus que l’image de sa preuve qui s’enlève sur ces deux qualités, reposerait carrément sur elles. J’en conclue qu’aux yeux de Diderot, le talent de l’acteur ne dépendrait certainement pas de sa faculté à s’identifier à son personnage, car s’il parvenait à s’identifier il ne serait pas obligé de feindre. Ceci paraît évident, sauf qu’on peut se demander si, pour feindre, il n’est pas nécessaire de s’identifier quelque peu ou, plus exactement – afin de se libérer de toute intentionnalité – si pour feindre, il ne faut pas employer quelque aptitude à l’identification  . Diderot en fait d’autant plus fi que son admiration à l’endroit de la réactivité et du caractère acéré de l’esprit des actrices et acteurs qu’on apostrophe, démontre qu’il accorde à cet esprit une forme d’autonomie comme celle d’une sonnette que l’on aurait laissée sur la table. A part que de temps en temps on appuie sur cette sonnette, il semble qu’il n’existe aucun lien entre cette machinerie et ce qui l’entoure.  Il n’existerait qu’une liaison mécanique et surtout pas la mise en cause d’aucun ensemble psychologique. Diderot dit tout haut ce que les malins pensaient sous le manteau – tout en ne se privant pas de lancer moult lazzi. Sans l’avoir voulu, Diderot a jeté les bases de la mauvaise réputation de la psychologie dans le théâtre ! Ce que l’on appelle « l’esprit » et dont faisaient preuve les actrices et les acteurs que l’on apostrophait, ne nait pas par génération spontanée ni seulement parce qu’on l’a déclenché. Il n’est pas qu’un seul mécanisme, il implique le champ de la psyché, même s’il s’en démarque.

Pourquoi viens-je d’écrire que, même s’il s’en démarque, « l’esprit » des acteurs implique la psyché ? Pourquoi s’en démarquerait-il et comment pourrait-il, alors, l’impliquer ? Ce soit-disant esprit n’est qu’une des pointes de la psyché et celle-ci ne se réduit pas à l’organe du cerveau. L’extrême modernité de Diderot ( dans bien des domaines il est d’avant-garde encore aujourd’hui) présente quelques revers comme, par exemple, la volonté de faire entrer le monde dans les cases de la causalité mécanique et de la détermination technique – volonté à laquelle correspond  l’entreprise de l’Encyclopédie qui révèle aux yeux du monde la diversité structurelle et technique de ce monde mais, ce faisant, l’y enserre comme « prix à payer » de ce progrès. On aime à dire que le diable recule avec la science, on dira que la reconnaissance de la psyché recula avec une meilleure connaissance organique du cerveau, il faudra attendre Freud pour qu’on lui permette de courir dans des chemins qui croisent ceux de la science. Ma question était mal posée, du moins son ordre était maladroit : c’est parce qu’il s’en démarque que « l’esprit » des acteurs implique la psyché, on marque ce dont on se démarque, mais, s’autonomisant ainsi, on ne saurait ni croire qu’on a rien à faire avec ce dont on se démarque ni, non plus, prétendre qu’on le résume. « L’esprit » est une conséquence de la psyché mais il n’est pas la psyché. L’actrice et l’acteur, que l’on apostrophe, auront d’autant plus d’esprit qu’ils seront investis « ailleurs et pourtant là ». On touche ici à l’un des symptômes les plus forts du processus de Re-présentation et, bien que ce symptôme poussa Diderot à dénier l’existence du processus, je lui rends grâce d’en avoir souligné la conséquence, laquelle, depuis longtemps, était perçue par tous sans que nul ne s’en aperçoive, sinon à vanter le  sens de la répartie chez les plus grands acteurs. Valorisation, d’ailleurs restrictive, puisque l’acteur pouvait tout autant répliquer au moyen d’une mimique ou d’une pirouette que d’un mot, lesquelles relevaient tout autant de cet « esprit ». Le public percevait et s’efforçait d’en jouer, sans s’en apercevoir, il refoulait la re-présentation.

Ce premier symptôme du processus de Re-présentation est un point stratégique pour ma recherche. Contrairement à ce qu’on voudrait croire sans trop y penser, mais que Diderot revendique, la froide et brillante mécanique de la répartie, avec sa réactivité et son esprit acéré, n’est pas étrangère au domaine de la psyché et à ses processus d’identification. Elle a beau aller jusqu’à les renier, elle s’en démarque d’autant plus que c’est par rapport à eux, donc grâce à leur existence, qu’elle procède à cette autonomie. Il s’agit d’un point stratégique parce qu’il se tient au croisement du processus de Re- présentation tel qu’il est sollicité par la re-présentation Théâtrale et du processus de Re-présentation tel qu’il se trouve digéré et démarqué par les représentations du monde – dont, bien sûr, les représentations scientifiques de la matière. De façon « simpliste » :  le processus de Re-présentation fait que quoi que ce soit de matière se re-présente à quoi que ce soit de matière. Ce faisant, ces quoi sont et se font, mais se faisant ils se nuancent, ils se distinguent les uns des autres et s’écartent les uns par rapport aux autres. Le processus de Re-présentation fusionne ce qui n’existe pas encore mais, dans un même temps, différencie ce qui se met à exister.

Au niveau macroscopique, selon les proportions et les rythmes des mises en scène dans lesquelles s’inscrit la considération usuelle, on a pour habitude de rassembler et diviser ce qui existe déjà. Au niveau Re-présentatif, les deux stades s’enchevêtrent, on ne fusionne ni ne différencie ce qui existerait seulement déjà. Se fusionne et se différencie ce qui, de se différencier et se fusionner, se met à exister. Ultérieurement et en un même temps, on rassemble et on divise aussi ce qui s’est déjà mis à exister. Secondarité fondamentale dont témoigne le Théâtre : toujours il y eut « quelque chose », quand bien même cela n’eut-il jamais eu lieu, puisque – et le Théâtre le rappelle – ce qui a lieu a eu lieu après. A  cette jointure, entre ce qui, à nos yeux, n’existe pas encore et ce qui déjà existe, le processus de Re-présentation procède à des clivages : les représentations, même si elles s’impliquent commencent à s’autonomiser plus ou moins radicalement. Ainsi « l’esprit » est d’autant plus en alerte que l’actrice et l’acteur s’investissent dans les « identifications » de la psyché et celles-ci semblent d’autant plus aléatoires que « l’esprit » de l’actrice et de l’acteur bénéficie d’une vivacité systématique.

L’actrice et l’acteur seraient-ils d’autant plus hypocrites qu’ils sont sincères ?  Ils trempent jusqu’au cou dans le mensonge, ils sont tellement hypocrites qu’il est difficile de trouver qu’ils le sont. Ils sont parvenus à cette pureté qui surprend chez certains criminels. Toutefois, il ne faut pas oublier leur extrême vigilance, bien que le processus de Re-présentation l’ait radicalement mise à côté et qu’elle se soit froidement autonomisée. Elle est un aveu de l’hypocrisie et Diderot la tient pour tel, mais en tenant cette vigilance, il prend le symptôme pour le tout du jeu de l’acteur qui n’est plus, à ses yeux, qu’un amusement. Denis Diderot reste au milieu du gué, armé de sa lucidité, il avance au milieu du torrent, mais, tout à coup, cette lucidité l’aveugle et il croit continuer son chemin alors qu’il s’en retourne. Revenu sur ses pas, il crut avoir touché l’autre rive, alors que l' »autre » lui échappait. Diderot a manqué l’écart qui sépare le processus de Re-présentation d’avec les autres représentations. Il s’est tenu à une seule part, croyant qu’elle était le tout. Diderot ne fut pas le seul, en méprisant le Théâtre ou en ne voulant y voir que racontars et contenus, bien des esprits avertis ont manqué l’écart entre le processus de Re-présentation et les représentations. Dans un même réflexe, ils ont éprouvé le plus grand mal devant de semblables écarts au sein de la matière, ne serait-ce que celui de la vitesse de la lumière par rapport à toutes les autres vitesses.