Mises au point quant à l’identification et au personnage

Posted by on Jan 21, 2014 in Blog, Science, Théâtre

A l’écoute des radios, à la lecture des livres et des journaux, je me rends compte que tout le monde fait référence à l’identification et j’en arrive à me demander si ce n’est pas fantasme, de ma part, que de croire celle-ci mise à l’écart. Bien sûr, le « politiquement correct » voue l’identité aux gémonies quand on la pousse jusqu’à l’identitarisme, mais, sans céder au fanatisme, la majorité de nos concitoyens semble persuadée d’être « quelque chose » plutôt qu’une autre. Il n’en reste pas moins, dans notre société, un certain malaise entoure ces notions. Ce malaise est d’autant plus perceptible dans les milieux dits intellectuels, qu’on y hésite à les utiliser pour soumettre des réflexions dites sérieuses. Certes, ce ne sont pas les lubies des théoriciens de toutes catégories (à l’exclusion des psychanalystes), ni non plus les préoccupations de « l’avant-garde » théâtrale qui vont donner à penser que l’opinion ne pense plus la même chose, mais les soubresauts de la mode ne sont pas des soubresauts de dernière extrémité, souvent ils ont l’avenir devant eux. Comme son nom l’indique, l’opinion est ce qui opine, et si le fait d’agiter le pompon qu’on a sur la tête marque, dans un premier temps, quelque hésitation, cela finit, la plupart du temps, en mouvement d’approbation. On ne doit pas négliger la puissance de la « tendance », beaucoup de femmes qui, à l’époque, ont haussé les épaules devant l’apparition de la minijupe, n’ont  pas manqué, en un même temps, de ne plus porter de robes jusqu’aux chevilles. Souvent, la mode a le dernier mot, ceci d’autant plus que ce jour là, elle commence à se démoder. Il y a « tendance » à renier l’identification, particulièrement dans un monde qui reposait, en grande partie, sur elle : le théâtre ; mais le plus amusant – ou le plus triste -, est que les spectateurs croyant, dur comme fer, en l’identification, soutiennent des artistes qui déclarent s’en libérer, ceci dans la plus grande confusion. On vote sans hésiter pour quelqu’un dont on désapprouve concrètement le programme, de même façon qu’on présente un programme qu’on se gardera de mettre en pratique, plutôt qu’un autre dont on sait ne pas avoir l’image ni la compétence. Est-ce de l’hypocrisie réciproque ou, tout simplement, une perte de crédit en ce que l’on dit et ce que l’on croit ? Il n’en reste pas moins que, se moquant des non-faits et des non-dits, la « tendance » avance.

Puisque j’ai parlé de sincérité dans le jeu de l’actrice et de l’acteur, je me dois d’en faire preuve : il n’est pas aisé de parler de l’identification, pour la bonne raison que celle-ci est complexe et ne se déroule pas à un seul niveau. La défiance à son endroit est due, en grande partie, à sa complexité et à la diversité des niveaux où l’on croit la saisir. Ces difficultés n’ont jamais encouragé à s’y livrer, l’on a préféré s’en tenir et à « l’imitation » dans un milieu intellectuel où le terme de « mimesis » faisait fureur, et à « l’expression » dans une ambiance politique de plus en plus sensibilisée par les mouvements de libération. On a préféré tenir l’identité pour un objet cernable, durable et invariable auquel il suffisait d’adjoindre l’intention pour donner naissance à un sujet autonome. Certaines mises au point sont nécessaires si on souhaite soulever le voile sur la problématique de l’identification et ne plus céder à quelques inversions trompeuses.

Identifier vient après S’identifier : selon le « bon sens », on reproduirait, vis à vis de soi, ce dont on était capable, à l’extérieur, vis à vis des autres. Le sujet S, capable de distinguer les points A et B, sera capable de se distinguer lui-même. Le « bon sens » oublie, simplement, que S pourra distinguer A de B à partir du moment où il sera capable de se distinguer de A, et de B, et encore de AB. Heureusement, la science Physique a remis les choses à leurs places, l’observateur n’est plus un point neutre, un point transcendantal qui, non seulement n’interviendrait pas dans ce qu’il observe, mais ne serait pas affecté par ce qu’il observe. De plus, rien ne prouve que S soit, dès le départ, parfaitement constitué, les points A et B, qui l’affectent, ne manqueront pas d’avoir leur part dans cette constitution. Le « bon sens » avance à contre-sens.

Séparation paradoxale :  séparé de A et B, S peut observer soit A, soit B, soit l’ensemble AB , mais,  ceux-ci observés, A et B, interviennent quant à S, le mettent en relief, le font saillir. S est ainsi distingué par un entourage duquel il se sépare tout en s’identifiant à lui. S’identifier revient toujours à « s’identifier à« , donc à se séparer de ce dont fait partie et, ce faisant, à « se faire soi-même » avec l’aide de l’autre qui se digère, alors, dans l’Autre à l’intérieur de soi.

Métaphore de l’Influence : influence vient d’un terme, non utilisé dans son sens actuel et oublié depuis belle lurette, qui désignait un soi-disant fluide venu des astres pour affecter les choses. En quelque sorte, la lettre de ce qui n’était pas encore une métaphore, précédait l’image de tout ce qui, du dehors,  affecte une entité. Cela n’était pas très scientifique, mais cela permit d’envisager les déterminations extérieures d’une entité. Ce qui influence l’entité est séparé d’elle, mais participe du même ensemble – infiniment extensible. L’entité fait partie de l’univers dont elle se sépare en s’identifiant, notamment à lui. L’entité est susceptible de bénéficier d’un corps qu’elle identifie à elle-même en s’en séparant. La réflexion autour de l’identification bouscule les jugements par trop grossiers tenus par deux conceptions de l’unité du sujet. Pour l’une, l’esprit est clairement distinct du corps, il s’agit d’une dualité sans appel. Pour l’autre, le corps et l’esprit se confondent, et le sujet pensera aussi bien avec ses doigts de pied. L’influence, telle qu’elle s’inscrit dans la problématique de l’identification, émousse le tranchant de ces jugements. D’autant plus que « l’esprit » n’est qu’un succédané, plus ou moins mécanique, de la psyché.

Diversité des Identifications : on est persuadé de savoir à quoi, précisément, on s’identifie. D’abord, on confond ce avec quoi l’on est en accord avec ce à quoi l’on s’identifie – encore que le second influence le premier, mais il ne faut pas oublier qu’on change d’idées au cours d’une vie. Ensuite, on met sur un même plan les identifications conscientes qui, bien que validées par la conceptualisation et l’intention, sont beaucoup plus superficielles que les identifications inconscientes, lesquelles nous emportent d’autant plus qu’on ne sait pas si c’est par celle-ci ou celle-là qu’on est pris dans les bras. Certes, il existe un noyau d’identifications, mais il est peu maitrisable parcequ’inconscient et on ne peut vaguement le subodorer que par le détour des coups de foudre, des craintes et de la réitération de certains comportements.  Le subodorer peut-être, et encore, mais surement pas le maitriser durablement. De plus, on éprouve quelque difficulté à croire qu’on ne s’identifie pas systématiquement avec de belles personnes héroïques, et à admettre qu’on puisse s’identifier avec le pire ou avec le dérisoire. On a beau se tenir de beaux discours, on ne manquera pas de s’identifier à un monstre ou à un pauvre bouton de porte. Enfin, on croit pouvoir s’identifier sur commande à tel ou tel. On assimile l’identification à l’intention de ressembler, certes, cela est valable pour toutes les manifestations de significations où il n’est question que d’imiter, copier et caricaturer, mais pour les re-présentations ? Vous vous en doutez, je pose là un des grands problèmes des acteurs : tout le monde, sans le vouloir, ne cesse de s’identifier à tout et à n’importe quoi, mais comment parvenir à s’identifier au personnage dont on tient le rôle ? Evidemment, le problème ne semble pas se poser aux actrices et aux acteurs qui croient faire fi de l’identification, quoiqu’ils s’imaginent en faire fi alors que dès que, sur scène, ils ont été poussés par leur talent, comme Obélix, ils sont tombés dans la marmite, la marmite de l’identification. Je comparerai l’identification, un peu, à cette fameuse potion magique qui, dans le fond, est plus ou moins toujours la même. On est tenté de penser l’identification en fonction de tel ou tel personnage particulier, ce qui est indispensable pour le travail dans telle ou telle mise en scène, avec tels ou tels partenaires, mais, au départ, l’identification n’est pas singulière, elle trempe dans le même bain que la possession, sauf que, justement, elle s’en extirpe, elle s’en sépare,  il s’agit là de la spécificité du Théâtre, son honneur. Je n’hésite pas à employer le grand mot d’honneur, parce que le Théâtre est éveil – éveil au sortir de la possession, extirpation de celle-ci dès l’entrée en scène, et ceci grâce à l’identification qui, contrairement à ce qu’on veut croire, est une forme de séparation.

Ambiguïté de l’existence d’un Personnage : on n’a jamais, à ma connaissance, entrepris de recherches pour déterminer si, dans le parcours de l’être humain, la possession précédait l’identification, ou l’inverse, ou encore ni l’un ni l’autre. La principale difficulté pour ce type de recherche est qu’elle mélange deux niveaux, celui de la psyché individuelle et celui de la psychologie collective. On peut estimer que l’une ne va pas sans l’autre, estimation toujours récupérée par une sensibilité politique, mais il serait préférable de mener un ensemble d’études sérieuses. Je ne prétendrai pas trancher dans ce domaine, d’autant plus que les rythmes de la psyché et de la psychologie collectives sont différents, bien qu’on se plaise, pour faire image, à appliquer l’un à l’autre.  En revanche, j’avance que l’identification, particulièrement l’identification Théâtrale, est une sortie de la possession, quand bien même cette dernière n’eut- elle fait qu’apparaitre socialement en second. En réalité, il s’agit de la question du personnage : est-il une identité singulière, particulière ? On n’a pas manqué, au cours des siècles, de dresser les différents caractères et traits de différents personnages, ne serait-ce qu’en les signifiant au moyen de masques , mais, potentiellement, le Théâtre dépasse cette plate caractérologie et l’identification ne se réduit pas à de la signification. Paradoxalement, ce n’est pas la diversification objective des personnages – bien que pour les bien travailler il faille étudier leurs particularités – qui confère profondément à chacun une existence. Pour le faire mieux sentir, je vais utiliser l’image des automates, en associant, de façon un peu grossière, l’existence à la mobilité :  vous disposez de trois automates aux caractéristiques bien différenciées, l’un ressemble à un soldat, le deuxième à un lapin et le troisième à Peter Pan. Seul, comme le veut la publicité, le lapin possède une pile électrique qui diffuse du courant dans ses mécanismes, tandis que Peter Pan et le soldat en sont démunis. Sa mobilité assurée, grâce à l’électricité, le lapin circule dans la pièce alors que Peter Pan et le soldat restent inertes. Face à cette injustice, vous saisissez le soldat et vous vous amusez à le poser successivement à différentes places. Un observateur, qui ne soupçonnerait pas l’existence d’une pile électrique chez le le lapin ou qui méconnaîtrait l’existence de l’électricité, trouvera que Peter Pan est beaucoup moins vivant que le lapin. En dépit de sa naïveté, il ne se laissera pas prendre par les différentes positions que vous faites occuper au soldat. Il voudra bien l’imaginer mobile, vivant, mais ce sera en faisant une liaison entre la signification, donnée par les différentes positions du soldat, et son imagination. Il effectuera une « lecture » de l’automate et n’aura nullement l’impression de se trouver en présence d’une re-présentation. Certes, la prétendue re-présentation donnée par le lapin ne sera qu’un leurre puisqu’en fait elle n’est point donnée par celui-ci, mais à ce stade on commence à emprunter un chemin glissant. Qui, au bout du compte, peut dire que c’est bien tel ou tel qui se donne en re-présentation ?

Je poursuis la métaphore de l’électricité, en sachant qu’il ne faut pas abuser des métaphores . Elles finissent toujours par réduire les questions et les caricaturer, mais, en l’occurrence, j’ai besoin d’une métaphore pour concrétiser l’évocation d’un phénomène qui n’est pas encore perceptible par tous. Je comparerai donc les différents personnages interprétés par les comédiens, à des fils électriques. Chaque personnage bénéficie, au moins, d’un fil et chacun de ceux-ci est conducteur d’électricité au même titre que les autres fils. Dans tous les cas, il s’agit du fluide électrique comme, pour tous les personnages, il s’agit de « l’influence » du processus de Re-présentation – lequel, je tiens à le rappeler, n’est, contrairement à l’électricité, pas encore assimilable à une forme d’énergie (ni encore moins à une substance). Toutefois, la métaphore m’aide à faire sentir qu’il s’agit non de différents personnages mais d’un personnage dont les avatars – les « fils », les personnages – sont multiples. A partir de cette image, on comprendra mieux que, sur scène, l’identification se déroule à deux niveaux dont je ne sais lequel précède automatiquement l’autre – cela dépend des types de « direction » d’acteur : un niveau général de sollicitation du processus de Re-présentation qui conduit à s’identifier au personnage et un niveau particulier d’identification et de construction d’un personnage précis. Certes, le personnage peut-être tel ou tel, mais il est aussi et toujours « le personnage », c’est à dire la relation établie avec le processus de Re-présentation.

Problème du nombre et du chiffre : Vous trouvez, peut-être, que je compliquerais la présentation des choses parce qu’au fond je croirais qu’il n’y a qu’un personnage. Si vous le pensiez, je vous répondrais que vous prenez un pour un nombre que je privilégierais alors qu’il n’est pas question de nombres mais de chiffres. Distinction très importante sur laquelle on se penchera. Pour l’instant, je me contenterai de dire que le choix du nombre un parmi tous les nombres répondrait à une tentative d’occulter tous les autres, tandis que les chiffres ne désignent pas, à l’origine, de quantités et que le chiffre 1, articulé et non additionné avec les autres chiffres, lesquels accomplissent chacun des fonctions spécifiques, produit pour sa part celle de la répétition, au moyen de la multiplication et celle d’une identification minimum, au moyen de la division. Il n’y a qu‘un personnage, cela relève du chiffre, et il y aura éventuellement plusieurs personnages, cela relève du nombre.