La matière s’identifie

Posted by on Jan 28, 2014 in Blog, Science, Théâtre

Je n’en ai pas fini avec les neurones miroirs pour la simple raison qu’ils n’en ont pas fini avec moi. L’âge aidant, je confonds l’action que j’ai imaginée, à laquelle j’ai pensée, avec l’action que j’ai accomplie, exécutée. Je suis surpris de ne pas retrouver mes clefs dans ma poche sous le prétexte que j’avais imaginé les y avoir mises. Au tribunal, dans ma jeunesse, j’aurais risqué d’être sanctionné plus gravement si j’avais eu l’intention d’effectuer l’action que l’on me reprochait, alors que maintenant on pourrait augmenter ma peine si j’avais commis ce dont je n’ai eu que la malencontreuse intention. L’ennui de l’âge est qu’on prend l’autre pour l’un et, peut-être, qu’une des faiblesses de la jeunesse est-elle de croire que l’on a voulu ce que l’on a fait. Franchement, je ne pense pas que ce soit aussi simple, en tout cas, je découvre que l’avantage de l’âge est, de nouveau, de découpler clairement l’action de l’intention et, dans le même temps, de les confondre, donc de faire prendre l’autre pour l’un (ou pour l’une). Je vais un peu vite en parlant « d’intention », alors qu’il ne s’agit que d’une représentation, laquelle est tenue pour intentionnelle dans la seule mesure où elle se trouve associée à l’action concrète et qu’elle la précède. Cette préséance n’existe distinctement que dans le monde macroscopique et selon la considération qu’on en a. Au niveau macroscopique, une représentation précédant une action sera prise pour une intention, tandis qu’une représentation qui lui succède sera tenue pour une interprétation (si ce n’est un remord). Il n’est pas du tout étonnant que, dans ce monde macroscopique, l’interprétation d’une action soit, à son tour, interprétée comme un symptôme de l’intention de commettre cette action ; même si cela relève d’un diagnostic psychanalytique plus que rudimentaire, on ne se gênera pas pour arguer que « l’inconscient vient de parler ». Il s’agit d’une disposition du jugement humain pour, dans ce monde macroscopique, considérer ce qui se forme après comme ayant eu lieu avant (ou l’inverse). On aborde, ici, la distinction entre ce qui relève de la part « matérielle » de la matière et ce qui relève de sa part « immatérielle ». Cette distinction est différente selon les espèces vivantes et les catégories de matière. Dans sa démarche de ressaisissement, l’être humain (ainsi que tous les êtres vivants) a tendance à replacer le reflet d’une chose et la conséquence d’une action en amont, si ce n’est à l’origine, de cette chose et de cette action. Cela lui permet de commencer à ressaisir le monde, ne serait-ce qu’en inventant la notion de cause intentionnelle, et cela n’est pas aussi stupide qu’il y paraît dans la mesure où le strict ordre causal des choses et des actions, tel qu’on le perçoit, relève des mises en scène du monde macroscopique et dépend de ses considérations. En quelque sorte, le monde macroscopique, dans lequel vivent les humains, est remis en scène selon les critères de la considération de ses habitants.

Le même neurone miroir, sollicité quand on accomplit une action ou quand on l’observe, impliqué tout autant par l’exécution que par la représentation, apporte enfin une première preuve que, ce qui existe, ne se trouve pas séparé irréductiblement entre ce qui est originel et les représentations de celui-ci. Pareille séparation, pourtant imposée par l’opinion des sociétés humaines, leur a toujours posé un problème : comment situer précisément les choses qui sont l’objet d’une fabrication ? Quel est le statut de l’artificialité ? Artisanat nécessaire aux besoins matériels, art utile au manque d’âme, illusion trompeuse ou seulement  pollution honteuse ? Le même neurone assure une double fonction, il s’implique autant dans le concret que dans l’image, il assume dans l’unité leur dualité, laquelle se produira après et offrira, aux humains, la possibilité d’en jouer, de les permuter, de croire que l’image est soit un modèle, une intention, soit un reflet, une interprétation. De croire que, pour sa part, le concret est soit une origine, une nature, soit une fabrication, un déchet. Le neurone miroir assumerait dans l’unité, la dualité du concret et de l’image, mais la fameuse unité n’est qu’une construction humaine « après-coup ». Cette construction est rendue possible par la tendance de l’être humain à saisir  ce qui lui paraissait la conséquence d’une chose ou d’une action pour la replacer, si besoin est, en amont et, surtout, pour en faire un tout à ses yeux. Au fond, la  matière ne connait pas l’unité, donc elle ne connait pas ce qui précède, invention de la considération de nombre d’êtres vivants au niveau macroscopique de ce monde.

Ne prenez pas pour naïveté ces propos et ne vous imaginez pas que j’irais, dans ce monde macroscopique, jusqu’à mélanger les choses en faisant fi de l’ordre causal propre à sa considération. Chaque monde, chaque niveau se régit au moyen d’un certain ordre ou d’un certain désordre qui détermine les critères des considérations qui s’y développent. Là, où on se sent confondu, est que chacun des différents mondes n’est pas étranger aux autres dans la mesure où chacun se trouve constitué par ceux qui, parmi les autres, lui fournissent ce que les humains prétendent être sa matière.  Les humains spécifient l’existence d’un monde, particulièrement le leur, à partir du niveau où un certain nombre de considérations cohabitent (par exemple, les considérations des humains cohabitent non seulement entre elles, mais avec celles de beaucoup d’êtres vivants, quand bien en diffèrent-elles et s’y opposent-elles).

Je n’ai pas vraiment affronté une question, celle du sujet. Certes, j’ai dit que » deux miroirs, face à face, ne commencent pas plus par se copier que par s’identifier » et j’ai ajouté :  » pour constater qu’ils se copient mutuellement, il serait nécessaire de se placer entre les deux ». J’ai précisé que » cette personnification était nécessaire pour rendre compte de l’espèce de personnification qui se produit chez chacun des deux miroirs par rapport à l’autre », mais je n’ai pas parlé du sujet. Voilà justement un sujet qui, à l’instar de l’identification et du personnage, fait débat. Pour beaucoup, le sujet, à part le fait d’être un thème, n’existerait pas, il ne serait qu’outil syntaxique ou, au mieux, métaphore linguistique de la causalité (sans compter que plusieurs langues se gardent bien de lui accorder une quelconque primauté). En toute rigueur, il est difficile de le définir précisément et de le discerner profondément. Il n’est qu’une hypothèse à laquelle on se réfère – comme d’ailleurs on se réfère à un sujet thématique –  ou, au pire, qu’une convention, mais plutôt que d’encourager à faire l’impasse sur lui, son caractère trouble et fluctuant le rapproche de l’étrange ambiance régnant entre deux miroirs qui se font face, ambiance d’autant plus ambiguë qu’elle attire un troisième partenaire dans l’entre-deux, une personne susceptible de percevoir la copie réciproque des deux miroirs, donc un sujet qui constate. Toutefois, ce « sujet constatant » n’est qu’une métaphore, une représentation de la personnification qui est en train de s’accomplir chez chacun des deux miroirs. On arguera aussitôt qu’il n’existe aucune preuve de la moindre personnification. Je répondrai que le troisième partenaire en est la preuve. On rétorquera que ce troisième partenaire ne vient qu’après la prétendue personnification. Je répliquerai que, dans ce monde macroscopique, une métaphore ou une représentation ne peut venir qu’après. On demandera dans quel monde il n’en serait pas ainsi. Dans tous les mondes qui, situés à un autre niveau de considération, servent de matière à ce monde-ci. S’il ne s’agit pas de ce monde-ci, pourquoi encore parler de matière ? Ce que les humains tiennent pour la matière dans ce monde-ci est constitué de plein d’autres mondes et les règles (ou l’absence de règles) de la matière, en son fond, ne correspondent pas à la considération de ce monde-ci. Si cela est vrai, l’introduction d’un troisième partenaire entre les deux miroirs ne fausse-t-elle pas le jeu pour donner à accroire qu’il y aurait de la personnification ? Selon la considération de ce monde macroscopique, la personnification ne saurait se concevoir sans la présence de  personne (notez l’ambiguité de cette expression et de ce mot, pensez à Ulysse, chez Homère, quand le Cyclope, cette »mauvaise mère », lui demande son nom)  saisissant l’opportunité qu’apporte toute situation de la réalité et de la matière, faisant acte de présence, témoigne de la personnification, donc de l’apparition du sujet, comme l’acteur de Théâtre témoigne de l’apparition du personnage. Je pense, qu’à son niveau et selon un degré qui lui est propre, la matière s’identifie, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit toujours, comme le laisserait croire une opinion peu scientifique, vivante.

Je n’ai peut-être pas convaincu mes interlocuteurs, il n’en reste pas moins, je ne me suis pas dérobé pour prendre la défense de l’identification (jusqu’à celle de la matière), du personnage et du sujet. Bien sûr, aujourd’hui, les uns et les autres ne « roulent plus des mécaniques », mais j’ai entrepris de les réinscrire dans l’orbite du processus de Re-présentation. En ce qui concerne les premières relations de la mère et du bébé, prises comme exemple de la problématique ouverte par la découverte des neurones miroirs, je souligne qu’elles ne sauraient se réduire à des mimes. La naissance de l’identification ne se limite pas à un mécanisme, à un dispositif que l’on pourrait illustrer par deux objets réfléchissant et se faisant face . Ces miroirs sont des objets qu’on manipule au niveau macroscopique, hors de la matière intrinsèque. Et puis, il ne faut pas faire l’impasse sur le sujet, bien, j’en conviens, que ce dernier s’éloigna de plus en plus de l’univers des certitudes. Une relation mère-bébé exempte du moindre sujet serait pathologique. Enfin, la teneur et le ton de mes propos ont certainement, mais à tort, laissé penser que je n’accordais aucune importance au « mimétisme ». Au contraire, j’attache une grande importance au mimétisme, mais je le place,  seulement, dans le monde macroscopique, comme conséquence, comme effet et symptôme de la re-présentation (qui témoigne du processus de Re-présentation). Le mimétisme meut presque toutes les apparitions des sociétés humaines ainsi que leur évolution. Je me risque à émettre l’hypothèse que la « mise en société » des êtres vivants et la mise en forme du mimétisme sont concomitantes. A partir de ce type d’hypothèse, on sera tenté de tenir  les mimiques et les imitations du rapport mère-bébé pour les marques d’une socialisation.