Le paradoxe sur le Sujet

Posted by on Jan 31, 2014 in Blog, Science, Théâtre

Je vous l’avoue, j’ai été très heureux d’être interpellé par un avocat de l’imitation, je vous avouerai même que je l’attendais, au point que vous seriez en droit de me soupçonner de l’avoir inventé. Non, je n’ai inventé ni ce personnage ni son interpellation, sauf à prendre le verbe « inventer » dans son sens  étymologique selon lequel on découvre ce qui se trouvait déjà là et qui explique pourquoi il arrive à chacun de bénéficier parfois d’intuition et de prémonition – mais de là à se prendre pour une voyante ! Je réfléchissais à la meilleure façon de passer de la re-présentation à l’imitation, de l’identification au sujet lorsqu’on a critiqué le « simplisme » avec lequel j’accordais plus d’importance à l’identification qu’à l’imitation, et ceci en faisant l’impasse sur une avancée scientifique majeure, la découverte des neurones miroirs. Quel rapport essentiel, serez-vous tentés de me dire, entre les neurones miroirs et le sujet ? Je crois avoir commencé de l’expliquer, mais je ne suis pas certain d’avoir été suffisamment clair. Il est vrai que pour transmettre ce genre de question on se heurte à deux types de défi : d’abord, quel sens adopte-t-on pour dérouler l’explication ? Part-on de la perception qui a cours au sein du monde macroscopique ou émet-on des hypothèses quant aux relations entretenues à un niveau « infiniment petit » ? Ensuite, comment assembler tous les éléments qui sont en cause et dont certains semblent traditionnellement n’avoir rien à faire entre eux ?

Deux miroirs, en face l’un de l’autre, renvoient chacun l’image l’un de l’autre et ces deux représentations, se renvoyant l’une à l’autre, forment une troisième laquelle, se substituant et effaçant chacune des deux précédentes, offre une image infinie, mais, pour s’en rendre compte, encore faut-il qu’il y ait quelqu’un, placé entre les deux miroirs, qui le perçoive. Avant de me pencher sur le rôle de ce « quelqu’un entre les deux miroirs« , je vais affronter la situation ambigüe des deux représentations qui se reflètent l’une l’autre et dont je dis qu’une troisième s’y substitue en les effaçant. Deux miroirs face à face, le miroir A et le miroir B. Le miroir B se reflète dans le miroir A lequel, vers B, projette et renvoie donc BA. Le miroir A se reflète dans le miroir B lequel, vers A, projette et renvoie donc AB. AB et BA sont des vecteurs. Leur addition, selon la « relation de Chasles » :  AB + BA = AA, donne un vecteur nul, un vecteur dont la distance entre ses deux points (A et A) est nulle. Le point transitaire B a disparu, mais dans le cas de l’observation des deux miroirs, on pourrait aussi bien faire tenir le rôle de l’un par l’autre et on aurait alors comme addition : BA + AB = BB et ce serait le point A qui aurait disparu. Selon les deux façons de poser l’addition, « on peut attribuer par convention n’importe quelle direction et n’importe quel sens »*. L’addition des deux reflets fera, non seulement disparaitre les points A et B, mais surtout apparaître un vecteur nul (qu’on peut aussi bien nommer AA que BB), dont la nullité ne l’empêche pas, loin de là, de présenter quelque réalité aux yeux d’un observateur. L’addition de deux vecteurs (en l’occurrence deux reflets) peut avoir pour résultat 0 et celui-ci n’est pas rien (même si au fond il est une marque du Rien).

Démêler la situation ambigüe des deux miroirs conduit immanquablement à se pencher sur le rôle de « quelqu’un entre les deux miroirs ». Si, en additionnant deux vecteurs qui s’opposent, on obtient un vecteur nul auquel « on peut attribuer par convention n’importe quelle direction et n’importe quel sens » encore faut-il qu’il existe un agent pour exécuter cette attribution. A ceux qui trouvent pareil constat furieusement anthropocentrisme, je réponds que l’homme n’est pas le seul à se trouver en mesure de tenir ce rôle exécutif. Les animaux peuvent le remplir, ainsi que bien des végétaux, si ce n’est certaines catégories de matière. A la condition, bien sûr, que la considération propre à leur espèce, leur niveau et leur catégorie prenne en compte les reflets d’un miroir – mais il se présente nombre de cas qui produisent des effets homologues à ceux d’un miroir. Et à ceux qui s’étonnent qu’on ait besoin d’un tiers entre les deux miroirs, lesquels pourraient s’en passer pour accomplir leur effet réciproque, je réplique que, justement, l’existence, depuis des siècles, des miroirs, ainsi que de toutes les sortes de reflets, jusqu’au découverte dans les organes de certains êtres vivants, des neurones miroirs, démontrent qu’il ait toujours besoin d’un quelconque agent observateur, ou du moins « percevant », quand bien même n’en serait-il absolument pas conscient. La matière a besoin d’un témoin, fut-il inconscient ! J’affirme cela en sachant que la matière est témoin d’elle-même, ce qui est le fait du processus de Re-présentation. Ainsi le spectateur est l’un des plus dignes représentant de la matière en tant que témoin. Ce spectateur que l’on retrouve chez l’observateur et chez le savant qui s’applique à percevoir la matière.

En évoquant le spectateur, je pense, on s’en doute, au spectateur de théâtre, au public, mais ce public n’est pas le seul spectateur, l’acteur, lui aussi, est spectateur, ne serait-ce que de ses partenaires dans leurs rôles. Le jeu des deux miroirs est en attente, implique, fait appel au sujet et ce sujet est constitué et par l’acteur et par le spectateur qui, à eux deux, forment le tiers nécessité par les deux miroirs. Il s’agit d’une triangulation : deux miroirs + un sujet, mais d’une triangulation complexe puisque les deux miroirs, s’ils parviennent à se faire face au mieux, se font disparaître l’un et l’autre, et que le sujet est constitué de deux entités – ce qui explique, d’ailleurs, que le rapport au « personnage » ne soit jamais identique d’un public à un autre.

Je parle de deux miroirs, de quoi s’agit-il, ici, sur scène ? Il s’agit de l’acteur et du personnage, mais là aussi, de part et d’autre, on a à faire à de la complexité : le personnage est d’abord une relation générale, un ensemble d’effets internes dû à la sollicitation du processus de Re-présentation, ensuite un rôle particulier dans telle ou telle pièce ou mise en scène. Quant au sujet, il se trouve, ainsi qu’on vient de le dire, constitué par l’acteur et par le spectateur. L’acteur remplit deux missions : celle de solliciteur du « personnage en général », donc du processus de Re-présentation et celle de miroir d’un personnage particulier, mais un acteur n’est pas seulement « l’acteur », il est aussi le sujet – fonction qu’il partage avec le spectateur. En tant que sujet, l’acteur est un actant. L’acteur réel est donc, à la fois, un acteur, c’est à dire un solliciteur du « personnage général » ainsi qu’un miroir faisant face à celui d’un personnage particulier, et un actant qui, se glissant entre les deux miroirs, confère du présent à leur jeu qui se trouve en attente. J’appellerai cette attente : la Présence. Le présent de l’acteur et celui du spectateur valident et concrétisent la Présence en attente entre les deux miroirs.

Remarquez la distinction que j’établis entre un présent et la Présence, dans l’absolu cette dernière peut se contenter d’un sujet absent. La Présence est la toile de fond sur laquelle apparaissent et disparaissent les présents et les absents (la disparition est la forme d’être présent des absents). La distinction présent/Présence est semblable à la distinction représentation/re-présentation. La Présence est tout autant impliquée par les présents que par les absents, au même titre que la re-présentation est tout autant impliquée par les représentations que par celles qui ne sont plus ou pas encore « objectivées ». Quand on dit que tel sujet fait acte de présence, on indique qu’il répond et s’inscrit dans la Présence. Il est amusant de constater que la Présence est validée, « réveillée » par l’instance la moins profonde, même si elle tient un rôle conscient et social très actif chez une personne, le sujet. Un tel déséquilibre explique que l’on ait tendance à accorder autant d’importance, si ce n’est plus, au sujet-actant. On s’est mis à parler de spectacles vivants et à les rassembler par rapport aux autres, dans la mesure où leur caractère vivant dépendait de la faculté, pour ces spectacles, d’être présents avec leur public, mais un effet de présent est suscité par un sujet-actant, il n’engage pas profondément la Présence, laquelle se trouve vraiment impliquée par l’actrice ou l’acteur, lesquels sont, à la fois, des acteurs et des actants. Beaucoup, encouragés par la mode (dominante) et par une critique (dans le coup), se contentent d’être seulement ceux-ci en oubliant ceux-là, ce qui leur évite bien des tracas, notamment celui d’assumer l’identification.

*Cf. Dictionnaire de mathématiques élémentaires de Stella Baruk. Edit. Seuil. Chap. Vecteur p. 1281-82.