Je me rends compte que cet article ne fut pas publié. Il aurait dû être publié le Mardi 4 Février, après « Leparadoxe sur le Sujet » et avant « Vers la Fiction, en passant par le Sujet ». Je vous prie de m’en excuser. JB
Il est temps d’évoquer le vide, le manque, le Rien. On n’avait pas cessé d’en parler, indirectement et plus ou moins directement. On est confronté à un problème concret : quoi qu’ils en disent, en dépit de leurs efforts, au cours de l’histoire les « savants » ne sont jamais parvenus à « faire le vide ». Certes, ils ont retiré les « billes »qui se trouvaient dans le bocal, ils ont déversé le liquide du vase mais ils se sont aperçus qu’il restait de l’air, lequel, grâce à un dispositif plus sophistiqué, fut évacué. Il n’en resta pas moins des ondes dont il était difficile de se débarrasser. A supposer que cela eût été possible, il resterait encore quelque chose. Le vide absolu n’est pas prêt d’être obtenu et les discours ne vident pas les récipients ! Le vide absolu est loin de se « montrer », pour la bonne raison qu’il n’y aurait rien à outrer. Impensable. Rien est impensable. Lorsqu’une personne, que vous tarabuster, vous réplique qu’elle ne pense à rien, vous pouvez être sûrs qu’elle pense à un tout petit rien dont elle n’est même pas vraiment consciente, en tout cas, elle pense qu’elle ne pense à rien et ceci sans parvenir à penser le Rien (sinon elle n’en dirait rien). Il existe une grande différence entre le vide et le Rien : le vide est plus ou moins absolu tandis que Rien n’est pas le moindre rien – dans la langue française et sa calligraphie, rien n’est pas systématiquement Rien et peut être un petit quelque chose.Il s’agit d’une proximité fondamentale : Rien se tient en deçà de rien qui, lui, se tient au bord de Rien. J’ai essayé de le faire sentir dans ma dernière publication que j’avais intitulée : « Tout vient de Rien »*.
Pourquoi aborder le sujet du vide et du Rien ? En raison du sujet, lequel n’apparaîtrait pas si, « entre les deux miroirs, le jeu de ceux-ci n’en faisait pas la demande ». En y répondant le sujet fait, pour sa part, acte « d’un présent » (ou, selon le langage traditionnel, acte de présence). Sa réponse – qui le constitue – remplit une fonction : remplir un vide, un manque. Le jeu des deux miroirs manquait de présent, je ne dis pas qu’il manquait de Présence, parce que celle-ci était en attente, plus exactement elle était l’attente du jeu. Afin de ne pas me laisser emporter par l’usage des mots, je dois corriger mon expression : « lequel (le sujet) ne serait pas apparu si, entre les deux miroirs, le jeu de ceux-ci n’en avait pas fait la demande. » A ce stade, nul ne fait la moindre demande ni n’exprime la moindre intention, pas plus les miroirs que leur jeu. Je dirai plutôt : » si…le jeu de ceux-ci ne l’impliquait ». L’intention, le souhait et la demande viennent plus tard, quand un sujet les prend en compte. Et un sujet est en mesure de les prendre en compte dès qu’il répond présent – réponse, je le répète, le constituant comme sujet. La prise en compte par le sujet est une réponse, le sujet répond à une implication, toutefois celle-ci n’a pas pris la forme d’une demande, elle n’est pas formulée, non qu’elle soit muette mais, pire, on peut se demander si elle existe, au sens où on l’entend, c’est à dire au stade du ressaisissement par les êtres vivants. Donc, la réponse du sujet est une réponse dans le vide, une réponse qui comble le vide et, ce faisant, une réponse qui permet de dire « qu’il n’y a pas de vide ». Immanquablement, j’entends les confidences d’un trapéziste-voltigeur : il éprouve le besoin, il ressent le désir de remplir les vides, de les combler. Au même instant, je ne peux m’empêcher de penser, avec effroi et admiration, que présent à chaque vide, il n’est présent qu’en tant que sujet. Il lui est presqu’impossible de faire apparaitre la présence de ces vides et, s’il ne bénéficiait pas de l’élan acquis, puis des bras du porteur, il s’écraserait au sol (les filets sont les bienvenus). Quel courage, mais en même temps quelle beauté désespérante que cette impossibilité d’articuler, plus d’une seconde, son présent à la Présence du vide. Le défi de l’actrice et de l’acteur est radicalement différent : il consiste, pour chaque vide et chaque manque, à donner naissance à leur Présence. A donner naissance à la Présence grâce au sujet, lequel est constitué du sujet- actant (actrice ou acteur) et du sujet témoin (le spectateur), et grâce à l’Acteur qui intègre le sujet-actant dans la relation avec le « personnage général » puis le personnage particulier, qui, donc, s’identifie peu ou prou. S’ils y parviennent, l’Actrice et l’Acteur ne risquent pas de tomber dans le vide. S’ils n’y parviennent pas, bien sûr, sauf catastrophe, ils ne tomberont pas du plateau ; toutefois, à défaut du plateau, ils tomberont de la scène (ou ils ne parviendront pas à entrer vraiment en scène, tout en étant sur le plateau). On a à faire ici aux tribulations du sujet-actant, lequel lorsqu’il se trouve au service de l’Actrice ou de l’Acteur, rencontre moins de difficultés matérielles qu’un plein actant – acrobate, danseur, chanteur, musicien, ou même seulement récitant, ou encore actant d’un « one man show ». Evidemment, la mort n’attend pas le mauvais acteur comme elle attend le trapéziste, bien que, de nos jours, il existe de nombreux dispositifs de sécurité et que les ratages du jongleur, du danseur, du chanteur, du musicien et du récitant ne soient pas mortels. Il n’en reste pas moins que, mortels ou pas, ces ratages sont des métaphores de la mort et sont pris pour tel par le public. L’enjeu du Théâtre diffère radicalement et ceci explique que le public juge avec moins de sévérité un mauvais acteur, un non Acteur, qu’un mauvais actant, mais ce manque de sévérité ne l’empêche pas, bien au contraire, de passer souvent à côté d’actrices et d’acteurs pourtant de grande qualité. L’opinion et la mode y sont pour beaucoup. Quand ils jouent, l’Actrice et l’Acteur sont immortels, mais, aujourd’hui, on a fini par oublier les immortels (à part les académiciens chenus dont les mauvaises langues disent qu’ils n’en n’ont plus pour très longtemps).
Un vide est une métaphore, une allusion, une évocation du Rien. Plus même, il en est une représentation, puisqu’il est composé de ces minuscules riens que chaque espèce, contemplant le vide qu’elle croit constater, ne perçoit pas. Toutes les espèces, toutes les catégories de matière ne partagent pas le même sens du vide et n’en possèdent pas la même considération. Certains êtres, certains étants circulent dans les murs tandis que d’autres s’y heurtent, mais aucun ne baigne dans (le) Rien. Voilà pourquoi il n’est pas assuré que toutes les méditations qui penchent vers le vide fassent quelque peu accéder au Rien. Il n’y a pas moins d’assurance de « croire en quelque chose » que de prétendre ne croire au rien si celui-ci n’est que du vide qu’on prend pour le Rien. Au mieux, se flattant de ne croire à rien, on cédera à la croyance inconsciente en quelque petit rien.
Je reviens aux deux miroirs A et B face à face : B projette BA en B et celui-ci projette AB en A. BA et AB sont des vecteurs dont l’un est l’inverse de l’autre. Leur addition donne un vecteur nul AA (pour ma part je le désigne autant par BB) que l’on peut écrire 0. Qu’en serait-il de leur multiplication ? Répondre à cette question n’est pas aisé pour la simple raison qu’on ne multiplie pas un vecteur par un autre vecteur. Traditionnellement, on ne peut multiplier un vecteur que par un scalaire. Un scalaire est « quelque chose » qui n’existe que par sa mesure : les nombres sont des scalaires (mot formé à partir « d’escalier »). Cette interdiction et cette obligation sont logiques, elles relèvent de la pensée quantitative qui a présidé à la naissance des mathématiques. Si j’ai un vecteur AB, je peux le multiplier par un scalaire, 3 par exemple, j’obtiendrai donc 3 vecteurs AB. En revanche, je ne peux pas multiplier AB par BA. La seule opération que j’ai le droit d’accomplir est, à supposé qu’elles me soit données, la multiplication de la distance de l’un par la distance de l’autre. On se trouve là dans un univers quantitatif et l’on répond à ses règles. Le passage à cet univers quantitatif s’est effectué par l’addition et les nombres. Je caricaturerai en déclarant que les mathématiques commencent avec l’addition. La transition d’un monde qualitatif à un monde quantitatif utilise des nombres qu’on additionne. Toutefois, cette transition ne se constate qu’après coup. Avant la découverte progressive des mathématiques par les êtres humains, ceux-ci ne se disaient pas : « chouette, on est dans un monde qualitatif, comme c’est agréable », ni non plus « ça fait trop longtemps qu’on se trouve dans un monde qualitatif, qu’on passe enfin au quantitatif ! » Tout ça vient après, sur l’instant on vit dans l’évidence ; même les changements sont évidents, au point que les changements dont se persuadent les sujets conscients ne changent pas grand chose ou, au contraire, changent autre chose que ce qu’ils croyaient voir changer ( qui, à part Joséphine et Bonaparte, aurait cru que la Révolution Française mènerait à l’EmIl n’en reste pas moins qu’il n’est pas invraisemblable que les sujets aient baigné dans un univers « qualitatif » et qu’ils aient transité, avec tous les avantages du « progrès », vers un monde où le quantitatif tend à devenir prépondérant. J’était tenté de dire qu’il en était de même pour l’ensemble de la matière, mais j’aurais alors commis une faute de niveaux, en prêtant à l’un ce qui avait cours dans l’autre, par exemple un déroulement purement historique. Il ne s’agit pas de dire qu’il y a très longtemps, la matière baigna dans le « qualitatif » pour n’obéir, maintenant, qu’à des principes quantitatifs. La matière possède toujours une part « qualitative » ( mauvais terme qui ne se maintient qu’en faisant pendant au quantitatif), c’est l’évolution des connaissances humaines, donc l’évolution de sa considération, qui la fait croire plus quantitative. Qu’on cesse de mélanger la dimension verticale avec la dimension latérale, qu’on cesse de disperser et de dissoudre la verticalité au long de la latéralité (que la mode se plait à appeler transversalité), qu’on cesse de projeter les divers niveaux matériels sur les différentes phases historiques (Karl Marx, apparemment à l’inverse, a sanctifié ce principe en distinguant dans la verticalité – sans nommer celle-ci – entre « l’infrastructure » et la « superstructure », la première constituée par les fondements économiques, lesquels auront le dernier mot historiquement (!))**. En réalité, le niveau « qualitatif » est impliqué à tout instant par le processus de Re-présentation de la matière.
Il serait nécessaire de s’autoriser à procéder au produit des reflets des deux miroirs, à la multiplication, l’un par l’autre, des deux vecteurs BA et AB. Semblable « opération » permettrait de pressentir ce qui se produit dans la matière, partout et toujours, mais semblable opération est traditionnellement absurde en mathématiques. Pour me permettre d’y procéder, j’excipe de trois arguments : 1- les reflets en question ne sont plus considérés comme des objets, ce sont des représentations et on ne comptabilise pas celles-ci comme des crayons, elles ne dépendent pas uniquement du nombre qui oblige à dire qu’on dénombre tant ou tant de reflets ; 2- je ne prétends absolument pas accomplir scrupuleusement un calcul licite, bien au contraire, je revendique le fait de me livrer à une parodie calculante, mais, je vous l’assure, une parodie respectueuse, comme le peintre Manet, au dire de Pierre Bourdieu lors de ses leçons au Collège de France, parodiait, tout en les respectant, les maîtres de l’histoire de la peinture**; 3- répondre à une question demande qu’elle soit posée de telle sorte qu’il soit possible d’y apporter une réponse relativement viable, donc, à l’image de la répétition Théâtrale, au cours de laquelle on s’attache à poser des situations, qu’elle soit posée selon une forme compréhensible. Je propose un calcul qui s’entreprenne à partir de la multiplication et non plus à partir de l’addition des nombres, comme l’exige le niveau quantitatif. Ensuite, contrairement à l‘addition qui, cumulant un vecteur positif (+ BA) et un vecteur négatif (- AB) est une soustraction (BA – AB = O), je demande de prendre conscience que, selon la logique de la re-présentation, ce n’est pas seulement un des vecteurs qui se trouve l‘inverse de l’autre, mais que les deux vecteurs sont les inverses l’un de l’autre et, qu’en conséquence, il est besoin de poser leur multiplication de la façon suivante : (- BA) . (- AB). Enfin, pour respecter l’interdiction de multiplier deux vecteurs entre eux, je multiplie leurs distances entre elles, étant entendu que ces deux distances sont inverses, indéterminées mais égales. Je les , la, représente par x et j’écris la multiplication des vecteurs BA et AB ainsi : (- x) . (- x) = x.
Ce faisant, on comblerait un vide, plus exactement, on évoquerait le comblement du vide par le processus de Re-présentation. C’est à dire la re-présentation du Rien par le Rien. D’ailleurs, rien ne prouve que les deux miroirs aient existé puisqu’on ne fait que constater, considérer le vide comblé et que, contrairement à ce que l’on voudrait croire, il n’y eut jamais de vrai vide, jamais de Rien – ceci constituant une définition (imparfaite) du Rien. Il y eut, il y a, il y aura toujours « quelque chose », x, ou ne serait-ce qu’un songe parce qu’il y a Rien.
* Cf. « Tout vient de rien ». Jacques Baillon. Editions Riveneuve
**Cf. « MANET une révolution symbolique ». Pierre Bourdieu. Editions Seuil