Vers la Fiction, en passant par le Sujet

Posted by on Fév 7, 2014 in Blog, Science, Théâtre

J’ai indiqué, maintes et maintes fois, qu’au cours de l’expérience des deux miroirs se faisant face – expérience qui n’en n’est plus une tant elle fait partie de l’usage -, ceux-ci sont dans l’attente, ou plutôt impliquent un présent, je ne dis pas la Présence, du sujet, lequel est constitué par le sujet-actant (actrice ou actant) et par le sujet-témoin (spectateur). Le Sujet rend présent le croisement des reflets des deux miroirs, au même titre que l’observateur scientifique rend présent les éléments de matière qu’il considère. Quand j’écris qu’ils les rendent présents je ne cherche pas à dire qu’ils leur donnent de la Présence. La confusion des présents et de la Présence constitue un obstacle traditionnel et courant de la réflexion, même les plus grands penseurs y ont cédé. Les uns frisent le solipsisme en ne se retenant pas de croire, qu’au bout du compte, les choses sont, dans la mesure où elles le sont pour les consciences et les autres rappellent qu’elles se tiennent irréductiblement en dehors des consciences, au point de leur accorder plus de réalité qu’à ces dites consciences. La distinction entre les présents et la Présence permet de singulariser chacun des éléments sans exclusive : les éléments sont en dehors de quiconque grâce à la Présence et chacun de ces éléments peut s’efforcer d’être présent à chaque part de la Présence, étant entendu que chacune de ces parts n’existera, en tant que telle, qu’en raison de la forme de reconnaissance par l’un de ceux-ci. Nul besoin d’être reconnu par quiconque pour être, et quiconque peut reconnaitre chaque être à sa manière. Evidemment, on se trouve loin de vérités absolues, mais cela n’empêche pas d’accorder un caractère absolu à des vérités partielles, comportement indispensable à toute démarche de ressaisissement –  sachant, par devers soi, afin d’éviter le fanatisme et de garder sa porte ouverte à la connaissance, que ces vérités absolues ne le sont pas définitivement. Les présents s’articulent à la Présence, ils comblent ainsi les vides dont il faut rappeler qu’ils ne sont que des métaphores du Rien. Métaphores bien nécessaires, elles permettent aux sujets de vivre, en tout cas à certains d’avoir l’impression de vivre –  à quoi on peut résumer, pour la conscience, le fait de vivre, ce qui, loin de mépriser l’impression telle une vaine illusion, pousse au contraire à la chérir.

Maintenant, il ne faudrait surtout pas oublier que l’observation de quoi que ce soit pèse sur ce quoi que ce soit. L’observateur perturbe ce qu’il observe. Le verbe perturber est sans doute excessif, il tend à faire croire que la chose observée éprouverait un sentiment négatif et, peut-être, que la cause de la perturbation serait dotée d’intention (malveillante). Il psychologise une relation qui devrait rester objective, mais, de plus, il affirme que la cause s’est produite au détriment de la chose observée, ou, du moins, en entravant son cours « normal ». Quelle normalité ? Y aurait-il un destin fixé d’avance pour toute parcelle de matière, qu’une « diabolique » observation viendrait fausser ? Cette ironique question va plus loin qu’il y paraît à première vue. A défaut d’être observée, selon la dimension psychologique de l’observation, toute parcelle de matière n’est-elle pas prise en compte, au moins, par les parcelles qui l’entourent, si ce n’est par l’entière matière ? Et pareille prise en compte ne contribue-t-elle pas, en partie, à sa formation et à ses déterminations ? Je ne dis pas que chaque chose n’existe qu’au moyen de ce qui l’entoure, que chaque texte n’a d’existence que grâce à son contexte, mais je ne prends pas un grand risque en affirmant que l’une et l’autre ne seraient pas, à tel ou tel moment, tout ce qu’ils sont, en dehors de tout cela. Au Théâtre, on le sait bien, les êtres, les choses et les évènements sont des carrefours et des noeuds de situations. L’observateur peut être exempt de psychologie, le simple fait d’être là, que son présent s’articule avec la Présence dans laquelle baigne ce qu’il est censé observer, contribue à la forme d’existence de celui-ci.  Je dirais à sa forme de représentation. L’ensemble constitué par l’observateur et ce qu’il observe, ou ce à quoi il est présent, est un ensemble de considération. Attention, aucun ensemble de considération n’exclut les autres. Ceci renvoie à la nécessité du spectateur, sa nécessaire implication, quand bien même ne serait-il qu’un témoin ou seulement un voisin. La nécessité d’un voisin pour que le monde existe.

Mon expression a cédé quelque peu à la facilité en laissant sous-entendre que le voisinage suffirait. Quand je parle de voisin je ne fais pas référence au seul voisinage spatial ainsi qu’on l’entend avec le monde extérieur. Tout ensemble de considération voisine aussi avec lui-même – quand bien même ne font-ils pas bon ménage. Encore que ce « lui-même » soit indécidable et que seul un sujet puisse avoir la présomption de le revendiquer pour lui-même. Le Sujet revient ici pour rappeler que les sujets ne sauraient vivre et être conscients sans s’appuyer sur un certain nombre de vérités. Que ces vérités ne soient pas absolues, peu importe, le principal est qu’elles le soient dans un temps et un espace donnés, à un présent particulier et, surtout, qu’elles le soient pour eux. Le sujet conscient s’arrange toujours pour remplir, avec des vérités, le manque de vérité. Vous me direz : tout ça c’est de la foutaise ! Vous aurez raison. Pour ma part, je dis que c’est de la fiction mais, au même instant, je me rends compte qu’on dit, et je ne suis pas le dernier, tout et n’importe quoi sur la fiction. On n’emploie pas encore le terme de représentation, on s’en tient au concept d’objet et l’on se trouve obligé de toujours distinguer entre les objets réels et les objets de fiction. Persuadés de parler avec prudence, on se jette dans la confusion avec les« objets de fiction ». Qu’est-ce qui, dans un objet de fiction, relève de la fiction et relève de l’objet ? Les arts et le Théâtre connaissent le problème : la chaise sur laquelle le comédien et le personnage s’asseyent relève de quel domaine ? Elle bénéficie d’une solidité suffisante et d’un fonctionnement efficace qui démontrent qu’elle est, à notre époque, un objet comme bien d’autres, mais sa forme et le tissu, avec ses couleurs, qui la recouvre en font-ils un mobilier courant ? Après tout, qu’est-ce qu’un meuble, un vêtement et un accessoire courants ? Dans la « vraie vie » les « vrais gens » peuvent très bien s’asseoir sur, se vêtir avec, et manier des objets originaux, tandis que des personnages de fiction, emploieront les choses les plus neutres que l’on pourra retrouver dans sa cuisine.  A l’époque où les toiles peintes faisaient florès dans le théâtre, il n’y avait pas d’hésitation :  s’il y avait toile peinte, c’était clair,  « c’était pas pour de vrai ». On se retrouvait de plein pied avec la question picturale : à quel moment commence le tableau fictif  ? Avec le cadre, avec la toile, avec l’enduit, l’esquisse des formes, les premières touches de couleur, ou seulement le travail de finition qu’affectionnaient les peintres académiques ? Déjà, certains étaient persuadés, bien avant le xxème siècle, que l’essentiel reposait dans  le concept, le projet. Ils attachèrent de plus en plus d’importance à leurs premières esquisses et ce souci deviendra essentiel avec « l’art conceptuel » qui limite les oeuvres à la présentation de griffonnages, d’ébauches, de notes, au mieux de prémices de maquettes. On opposera à cela que  l’oeuvre n’existerait pas sans l’oeil du visiteur. Selon ces tendances et ces obligations, il ne resterait plus, pour tenter de désigner une oeuvre fictive, qu’à dresser un arc depuis l’idée de son créateur jusqu’au ressenti de son spectateur. De  telles idées et de tels sentiments se formant au travers des organes et des matériaux, on ne parviendra toujours pas à déterminer ce qui relève de la fiction et ce qui dépend du monde matériel, mais, au fait, la différence, à supposer qu’elle existât, passerait-elle par ces catégories ? Le monde ne serait-il pas plutôt disposé selon un domaine matériel et selon  un domaine immatériel. Deux domaines qui se répartiraient différemment selon les considérations des espèces, des êtres vivants et des catégories de matière. Et ces deux domaines ne seraient-ils pas constitués, tous deux, de fiction ? Le Sujet faisant retour dans mon propos, ne vient pas pour me démentir. Il sait se satisfaire de vérités qui n’en sont pas, pour la bonne raison que, lui-même, est une fiction. Ou, plus précisément, qu’il est un ensemble fictif, un outil de la fiction, à la fois l’un de ses thèmes et un de ses actants.