Est-il intolérable de tenir la matière pour une fiction ? Bien sûr ! Vous n’allez tout de même pas vous laisser conter des histoires ! Pourtant, qu’est-ce qu’on en entend et quel plaisir on y prend. Racontars et balivernes, ça n’a rien de sérieux même si c’est amusant et même instructif. On est contraint par deux attitudes : ne pas s’en laisser conter et ne pas bouder son plaisir, on se trouve en pleine contradiction tant, notre derrière posé sur une vraie planche, on est passionné par des choses qui n’existent pas. Qu’est-ce qui existe ? jusqu’à preuve du contraire, je ressens des impressions de plaisir ou de déplaisir et, si tels ressentis étaient illusoires, je me contenterais de ces illusions pour estimer que je suis en vie. « La vie est un songe », peut-être, mais ce songe est la vie avec toutes ses blessures et ses caresses, la vie de toutes façons. Selon la considération de notre culture, il est de bon ton d’apprécier la fiction, bien qu’on feigne de ne pas lui accorder de crédit pour la bonne raison qu’elle sert de paravent et d’alibi : son caractère mensonger apporte la preuve que la vérité est autre et, contradictoirement, elle permet de ressentir des choses qui ne devraient pas être. Les choses ressenties, parce qu’imaginées, sont-elles ? Qu’entend-t-on par la conjugaison de ce verbe ? Se demande-t-on si ces choses seraient vraiment ou seraient réellement ? En vérité, elles n’ont pas l’air d’être alors qu’en réalité elles sont, ne serait-ce qu’en tant que réalités oniriques, hallucinatoires ou naïves. Alors, me dira-t-on en haussant les épaules, on se contente de billevesées et l’on réduit la vérité à un magma fantasmatique ? Peut-être, mais magma il y a et je ne demande pas à celui-ci d’être véridique, il lui suffit d’être réel !
Je suis en train de discuter pour ne rien dire, toutefois je suis bien en train de dire quelque chose même si « cela ne veut rien dire ». Il y a des traits imprimés sur le papier même s’ils ne renvoient à rien et même aussi, s’ils renvoyaient à quelque chose pour quelqu’un qui leur prêterait une signification que je ne leur avais point donnée, un sens imaginé, une simple fiction, mais quelque chose passé par sa tête, quelque chose donc fabriqué, en grande partie, par cette tête là. Certes, je n’ai pas établi positivement la distinction de la part matérielle accueillant, projetant, transmettant une part immatérielle appelée « contenu », mais pourquoi la frontière passerait elle entre ce qui est tenu pour de la matière et ce qui ne l’est pas ? « Ne pas en être » serait une autre façon d’en faire partie, laquelle dépendrait, comme je l’ai déjà précisé, des espèces, des êtres vivants et des catégories de matière. La différence existerait selon le type de considération de chacun. La « part immatérielle de la matière » varierait selon les considérations, de plus, elle se modifierait selon l’évolution de chacune d’entre elles. Il ne serait nullement question d’une part « spirituelle absolue », la part « spirituelle » des uns étant « matérielle » pour d’autres. J’ai failli écrire : » la part spirituelle des uns étant considérée comme matérielle par d’autres », ce qui correspond à ma pensée mais risque d’être perçu comme la revendication d’une qualité anthropocentrique en chaque chose. Le terme de « considération » n’est pas encore débarrassé du caractère « de conscience » que lui accole l’opinion. On a tendance à croire que la considération fut mise en place suite à l’apparition de la conscience . L’inverse est plus vraisemblable : la matière précède les consciences des êtres vivants, particulièrement celle des hommes.
Je l’avoue, en dépit des guillemets, l’adjectif « spirituel » fausse le jugement qu’on a de la distinction entre part matérielle et part immatérielle. Plutôt que de faire l’impasse sur cette notion de « spirituel » qui a tant taraudé les hommes au cours de l’ histoire (leur fiction historique), il est préférable, à mon avis, de s’efforcer de la replacer dans les enchainements évolutifs. Il est important de comprendre que la nuance, ici proposée, entre part matérielle et part immatérielle de la matière, n’est pas seulement un oxymore ni, non plus, une plate application des mythologies de la spiritualité. D’abord, les notions de « matière » et « d’immatériel » ne sont contradictoires qu’en apparence ; si on veut s’en tenir rigoureusement à la matière, il est nécessaire que celle-ci puisse rendre compte de cet élément de langage contradictoire, donc qu’elle » comprenne » au moins ce qui a fait qu’on en soit venu à le « penser ». Ensuite, les hommes ont pu bâtir diverses mythologies spiritualistes en raison de la césure qui existe, selon la considération propre à leur espèce et à ses différentes civilisations, entre une part matérielle et une part immatérielle de la matière. Ce n’est pas la coupure entre l’ esprit et le corps, prônée par la plupart des religions révélées, qui détermine le postulat de cette césure variable dans la matière, mais, au contraire, la nuance perçue par la considération humaine qui pousse à l’invention de la spiritualité. Géniale construction, d’ailleurs, qu’il ne faudrait pas, sous le couvert d’un matérialisme simpliste, passer par pertes et profits. Il est besoin, seulement, de remettre les choses dans un bon ordre et pareille remise à l’endroit ne doit pas se réduire à un « refoulement ». On ne jette pas la spiritualité aux orties – les arts confortent cette sagesse – mais on ne va pas croire qu’elle soit à l’origine de la césure variable (selon les considérations) au sein de la matière. Il s’agit de l’inverse.
On ne détient aucune légitimité ni aucune compétence pour, dans cette étude, gloser sur un quelconque « au delà » de la matière, en revanche, puisqu’on s’est donné pour tâche de suggérer de quelle modeste façon le Théâtre serait en mesure d’inspirer la Science, on a pour devoir d’en rester à la matière, quitte à lui attribuer de nouvelles guises et la mettre en scène d’autre manière. La seule dimension à prendre en considération est l’en deçà de la matière, ceci jusqu’à ce qu’on ait l’impression, à force d’aller de l’interne à l’interne, de revenir au même point et, qu’ayant ainsi étalé la pâte, on en soit arrivé à la gommer. La matière, telle qu’on la perçoit au travers de la considération commune, est appelée à disparaître. Dissolution d’autant plus intolérable, qu’en réalité elle est la mise en forme d’une disparition encore plus inadmissible, celle d’une référence qui lui serait supérieure, référence grâce et à l’ombre de laquelle on est persuadé qu’elle semble exister. Ce n’est pas la matière qui est appelée à disparaitre mais sa manière d’apparaître.
Certains s’étonneront du hasard qui a fait qu’on ait établi à l’intérieur de la matière elle-même, une distinction entre le « matériel » et « l’immatériel », et non pas à l’intérieur du spirituel, telle que spirituel/non spirituel. Il ne s’agit pas de hasard, ce choix est délibéré. Le face à face d’une distinction à l’intérieur du spirituel et de de la distinction interne à la matière, n’est pas équivalent au face à face de deux miroirs. Chacune des deux distinctions n’est pas l’inverse de l’autre. Pour le ressentir, il est nécessaire de prendre en compte un élément de la réalité ainsi qu’on la perçoit, et j’emploie le verbe « ressentir » à dessein puisque cet élément est la sensibilité. Avec la »sensibilité », on sait – peut-être à tort au regard d’une vérité mais en tout cas on le considère ainsi – qu’on n’a surtout pas à faire à « du conceptuel », ni non plus uniquement à de la matière au sens traditionnel. On a à faire à une sorte d’entre-deux, mais un entre-deux issu de la matière traditionnelle. Certes, mon impression est déterminée par la considération ; bien sûr, on se doit de contribuer à l’évolution de celle-ci, mais, pour ce faire, il est logique de réfléchir à partir d’elle. Donc de penser depuis la « sensibilité ».
Si on se soucie et s’attache particulièrement à l’influence de la « sensibilité », on privilégie le passage d’un monde d’objets à un monde de représentations. Tel passage implique de reconsidérer la problématique de la fiction : on a du mal à constater que la matière se met en scène, mais concevoir une « nouvelle mise en scène » de cette matière exigera une nouvelle prise en compte de la fiction que l’on ne pourra plus restreindre à ses « contenus » de signification. La fiction est, avant tout, une participation aux processus de re-présentation et de sensibilité. La matière sera donc fictionnelle (pour ne pas dire « fictive »).