Libérer la Fiction de l’objet significatif

Posted by on Fév 14, 2014 in Blog, Science, Théâtre

Afin que vous ne vous égariez point parmi les voies empruntées par la présente étude, je dois éclaircir la situation de la fiction, je dois la remettre en situation. Pour ce faire, je tenterai : 1- de lever l’équivoque qui sépare l’usage courant de ce terme de son emploi dans la logique de la re-présentation, 2- de préciser le rôle qu’elle tient dans la re-présentation de la matière. Selon l’usage, une fiction est un ensemble de significations, transmis au moyen d’un certain mode d’expression,  évoquant des évènements, des personnages, des lieux, des objets, des pensées, des formes et des paroles qui n’ont pas vraiment lieu, quand bien même feraient-ils référence à des choses qui se sont produites ou qui se produiront.  Est mis en cause, alors, dans la démarche de fiction, plutôt que l’éventualité douteuse des « choses » rapportées, leur présence. Ces « choses » n’ont pas vraiment lieu, même si elles ont eu, elles ont et elles auront lieu ailleurs, à un autre moment. Finalement, ces choses ont peut-être lieu, mais seulement dans la perception du texte, du tableau, de la musique et de la performance. Et ces « avoir lieu » ne sont pas tenus pour véridiques pour la simple raison qu’ils ne semblent pas, aux yeux de l’opinion, avoir droit à la présence. Certes, la toile, le dessin, les couleurs sont bien là pour le visiteur, mais ce que raconte le tableau – ou ce qu’il ne raconte pas – n’est censé exister que dans son esprit. Cet apparent constat pose, d’ailleurs deux problèmes : premièrement, s’il ne s’agit que d’une existence spirituelle, il est permis de se demander si elle correspond à celle de l’artiste et s’il ne suffirait pas de confronter le projet de l’artiste au jugement du visiteur, on en profiterait pour se débarrasser de tout un fatras inutile tel que pinceaux et peinture (cf. art conceptuel). En se débarrassant de tout ce « fatras », ne ferait-on pas l’impasse sur le fait que le projet artistique – ou simplement la démarche – était un projet de peinture ? Deuxièmement, si l’esprit du visiteur fut interpelé, ce fut au travers de ses sens et de sa sensibilité, laquelle fut excitée par la peinture. Je veux bien que cette sensibilité ait été à chaque fois modifiée et recadrée par l’esprit, on eut à faire à un aller et retour, mais, justement, ce travail d’aller et retour est celui de la sensibilité qui réalisa une re-présentation entre l’esprit et la peinture.

Le sentiment de réalité éprouvé par le « sens commun » à l’endroit de la fiction est contradictoire : d’un côté il ne prête pas de présence à ce qu’elle évoque bien que cela soit présent à  l’esprit, d’un autre, il n’oublie pas les moyens matériels pour la transmettre et la recevoir. Le « sens commun » est parvenu, depuis fort longtemps, à maitriser cette contradiction, en se livrant à un tour de passe-passe appuyé sur quelques dénégations. La fiction étant absente, en dépit du fait qu’elle soit présente à l’esprit, et la fiction ayant besoin de moyens concrets bien que ceux-ci ne soient dotés d’aucune valeur, il accentue un clivage, il procède à un nivellement et il effectue un croisement. De part et d’autre, il a à faire à des objets : objets matériels et objets intellectuels. Les uns et les autres n’ont aucun rapport entre eux, mais, en tant qu’objets, ils peuvent être associés arbitrairement par les hommes, les uns apportant aux autres un minimum de présence, les autres justifiant les premiers grâce à leur valeur. Au terme de  ce tour de passe-passe, le « sens commun » est parvenu à faire de la fiction un objet. Ce qui est le cas de toutes les significations. Une signification n’est surtout pas une pensée en cours, elle est un objet, plus ou moins délimité, que l’on peut manipuler, intervertir et monter, comme les « monteurs » du cinéma montaient les plans d’un film (la plupart du temps, la démarche de montage est prise pour de la « pensée vivante » et de la création artistique – remarque qui n’exclut pas que savoir remplir cette démarche soit considéré comme une forme d’art).

Toutefois, en procédant de cette façon, le « sens commun » démontre une grande intelligence, qui ne fut pas immédiatement « commune » ( d’abord partagée que par un petit nombre de personnes) dont il lui est difficile de prendre conscience tant elle est empreinte de dénégations. Cette intelligence consiste à noter, sans en avoir l’air, qu’il y a beaucoup d’absence non seulement dans la fiction mais aussi dans la matière elle-même. En revanche, il lui est difficile de reconnaitre que pareille absence n’apporte nullement la preuve du manque de la Présence. Pour le « sens commun », on est absent ou présent, un point c’est tout et l’invention de la métaphore n’est qu’une virtuosité autour du vide – lequel, je vous l’ai  dit, est seulement et justement une métaphore du Rien.  De même façon qu’il apprécie le Théâtre mais au vrai s’en méfie, le « sens commun » n’accorde pas beaucoup de crédit à la Présence hors du et des présents, pour la bonne raison qu’il ne les distingue pas. Il faut qu’il y ait eu du théâtre pour qu’on parla de présence, et encore ce n’est qu’une qualité parmi d’autres. Il est désolant de constater que, de nos jours, beaucoup de critiques remarquent sans plus la Présence de  certaines actrices et de certains acteurs et n’y attachent pas plus d’importance qu’aux présents des actants. La mode à l’endroit des spectacles pluridisciplinaires a conduit à faire un tout du »spectacle vivant » et à se contenter des présents qui agissent sur scène. En réalité le « sens commun » s’est toujours employé à refouler le Théâtre, parce qu’il n’y aurait pas de Théâtre sans la reconnaissance de la Présence et que celle-ci se passe éventuellement des présents – ce qui est « intolérable ».

La question de la Présence n’est pas facile à traiter. En fait, il s’agit de mettre en cause ce qui constitue le « fond » de la fiction, car il s’agit d’un fond percé. Après son tour de passe-passe, le « sens commun » aime à rappeler, sans en croire un mot, qu’il faut oublier les moyens concrets et techniques employés pour exprimer et transmettre la fiction. Cette dernière et les significations qui la constituent n’existeraient pas vraiment, elles passeraient par la tête et par les têtes, comme des espèces de courants d’air, même pas puisque l’air ça existe ! D’ailleurs la force des artistes serait de retenir et transmettre ces courants d’air qui n’existent même pas. Selon le « sens commun », le fond de la fiction est un trou pour « courants d’air ». On entend ici poser la question d’une autre façon. De façon matérialiste, ou plutôt, afin de ne pas s’enfermer dans une polémique idéologique, d’une façon matérialisante. On entend par « matérialisante », une démarche qui s’en tient à la matière et s’attache à ce qui la constitue, sans s’occuper d’autre chose mais, justement pour ce faire, s’efforce de réintroduire l’autre dans la matière elle-même. Ceci posant la question de ce « même » puisqu’il serait même d’être aussi autre. Paradoxalement une démarche matérialisante ébranle quelque peu les a priori entretenus par le « sens commun » tels ceux du matérialisme le plus courant. Les significations existent – le « sens commun » le pense en secret et les utilise à foison -, mais elles n’existent pas comme des « inexistants » formatés dans des objets, les significations ne sont pas moins de la matière pour la simple raison qu’elles sont constituées de matière. Evidemment un tel postulat implique que cette matière ne soit plus exactement la matière dont le « sens commun » avait pris l’habitude.

On a considéré que la matière se répartissait en part matérielle et part immatérielle, répartition qui évolue et qui dépend des espèces, des sortes d’êtres vivants et des catégories de matière. Ce qui, pour un être humain sera immatériel, sera matériel pour un autre ensemble de matière. L’être humain est persuadé de se tenir face (à supposer que cela soit possible) à quelque chose qui n’existe pas, ou du moins sans « substance », alors qu’il se tient face à quelque chose de plus ou moins « pâteux » pour certaines espèces, certains êtres vivants et certaines catégories de matière. Bien sûr, et c’est là un point fondamental, tous ces autres n’éprouveront pas l’effet de signification qui lui est propre, beaucoup n’en éprouveront aucun parce que, pour eux,  ce qui constitue éventuellement un minimum de signification relève, chez l’humain, de la part matérielle de la matière. La signification, donc la fiction au sens traditionnel, est un effet comme un autre. Certes, dans l’histoire humaine pareil effet n’est pas sans importance, tant il a contribué à la démarche de ressaisissement de l’espèce, mais on se doit de considérer la situation avec un certain courage et admettre que la signification n’est pas plus significative que l’est toute parcelle de matière à l’endroit de ses voisines. La conséquence est plus grave qu’on est tenté de le croire : si la signification, donc la fiction, n’est, au fond,  pas tellement plus significative qu’une autre parcelle de matière, on doit, dans un premier temps, moins la considérer par rapport à l’effet qu’elle produit dans la pensée de l’homme que par rapport à la place et au rôle basique qu’elle occupe et qu’elle remplit dans la matière, plus précisément en tant que matière (sans plus) des représentations de la matière qu’on substitue dans ce raisonnement à ce qui était défini comme objets.