On a cru régler la question du vide en prétendant, qu’absolument irréalisable, il n’était qu’une métaphore du Rien. On l’a cru trop rapidement, persuadé de s’appuyer sur des arguments imparables du genre : « ce prétendu vide n’est qu’une impression humaine ! ». Cela revenait à liquider sans égards, non seulement la dimension humaine mais aussi la fonction du Sujet qui n’est pas restreinte à une fonction humaine et s’étend à toutes les espèces, tous les êtres vivants et toutes les catégories de matière. Toujours tenté de croire que seuls les êtres humains ressentent des impressions, on a mis longtemps à découvrir que les animaux n’étaient pas des machines, on a même hésité avant d’admettre que les très jeunes enfants pouvaient se trouver physiquement impressionnés autant que les adultes. D’ailleurs, l’enjeu est encore beaucoup plus profond qu’on ne le dit : on pourrait très bien tenir les animaux pour des machines à la condition de reconnaître chez ces machines une faculté sensible. Plus précisément, « à condition de reconnaitre une faculté sensible dans la matière de ces machines ». Une sensibilité de la matière elle-même et non des machines en tant que machines, c’est à dire des objets constitués d’objets. Craignant, à juste titre, de se trouver accusé d’anthropocentrisme, on évite de prêter aux êtres, aux objets et à la matière des qualités propres à l’homme ou, du moins, que l’on croit propre à celui-ci. Qu’entend-t-on par « propre à l’homme ? » Qui le caractériserait ? Une telle caractéristique ne serait-elle pas, justement, une projection de l’homme ? Projection censée lui convenir à la perfection, mais cette soi-disant perfection ne serait-elle pas seulement la conséquence de l’évolution et un aspect particulier de l’espèce qui prendrait sa source non seulement dans l’ensemble des êtres vivants mais aussi dans l’ensemble des choses de la matière ? Ne faudrait-il pas retourner cette fière originalité en simple conséquence ? Ce n’est pas céder à l’anthropocentrisme que de penser que les spécificités humaines prennent leur source dans les compétences de la matière, il s’agirait plutôt de « matériaucentrisme » ( si ce néologisme était d’usage et s’il ne risquait pas de renvoyer au matérialisme le plus réducteur). Evidemment, en parlant de « compétences de la matière », je caricature le problème, la matière n’est pas « une » et définitive, au lieu de mentionner les compétences de la matière, j’aurais mieux fait d’évoquer les compétences humaines qui, elles- mêmes, se référaient aux « potentialités » de la matière. Les compétences de tel ou tel ensemble de matière relèvent de ces potentialités matérielles. La matière ne s’offre pas, selon l’histoire et les points de vue, dans un même état. Bien sûr, l’impression humaine n’est pas identique aux autres impressions de la matière, mais on peut avancer « qu’impression il y a » sans donner à entendre qu’on croit à la présence d’un « petit homme » au fond de chaque être vivant et de chaque parcelle de matière. Ou qu’à défaut d’un « petit Homme » on croit à la présence d’un esprit – du type « humain » cela va de soi ( les idéologies méditerranéennes, européennes, occidentales ont appliqué le langage de « l’esprit » pour nommer les croyances animistes et celles-ci ont fini, au cours des siècles, par reprendre et adopter ce langage trompeur qu’elle n’hésitent pas à revendiquer à tort. Elles ne seront pas gagnantes.). J’ai donc parlé légèrement de « compétences de la matière », on peut en faire mention à la condition de passer par le et les sujets, lesquels font partie intégrantes de la matière. Lorsqu’on cite la compétence d’un sujet, on fait naturellement référence à la matière, mais le « sens commun » des hommes a pris pour habitude de considérer la compétence comme celle des hommes et s’il accepte de reconnaître de la compétence à un animal ou à un outil, ou encore à une idée, c’est par délégation ou par métaphore.
Il existe un risque avec la critique systématique de l’anthropocentrisme, celui de tenir les caractéristiques humaines comme totalement étrangère aux autres espèces, aux autres sortes d’êtres et aux autres ensembles de matière, à les prendre pour des caractéristiques propres à celles d’un ange, fut-il démoniaque. Bien sûr, il est préférable de ne pas tout mélanger, toutefois, il est besoin de ne pas tout cloisonner de façon irréductible et étanche. La matière, elle aussi, se trouve impressionnée, certes pas avec la même sophistication que la sensibilité humaine, laquelle accomplit des allers- retours constants avec le cerveau et la conscience qui lui est corrélative, mais elle se trouve impressionnée de même manière qu’une parcelle de matière est en mesure d’en considérer une autre. Donc, le vide n’est pas uniquement une impression humaine, ceci on s’en doutait pour ce qui concerne les autres mammifères mais cela concerne toute matière. La métaphore du Rien, le vide est esquissée par la matière sans qu’elle dispose encore de conscience et d’appareil intellectuel. La matière opine devant le vide, soit qu’elle hésite, comme les pompons des savants à la Sorbonne hésitaient en tremblotant, soit qu’elle l’approuve et le place en réserve comme marge de manoeuvre, soit enfin qu’elle le remplisse au plus vite. D’ailleurs, la plupart du temps, elle se livre au travail de remplissage qui, en réalité, est une démarche de remplacement. Cette démarche de remplacement n’est pas univoque, ou de la matière matérielle remplace simplement de la matière matérielle absente, ou, est substituée à cette dernière de la matière immatérielle. Le remplacement peut, en effet, être une substitution, c’est à dire, dans un sens traditionnel, une représentation. Ce » sens traditionnel » est bien limitatif, parce que tout ce qui remplit le vide, au moyen de matière matérielle ou immatérielle, est représentation ; parce qu’en fait la matière consiste en le remplissage du vide ; parce qu’en réalité la matière n’est que représentations. « Elle n’est que représentations » quand à ce qu’on en perçoit, ce qu’on en considère après-coup, car elle est surtout démarches de re-présentations, lesquelles manifestent le processus de Re-présentation (il n’y a pas démarches de re-présentations qu’au seul Théâtre, l’ensemble de la matière est un ensemble de démarches de re-présentations, sauf qu’au Théâtre elles sont intentionnelles alors que pour le reste de la matière, au départ, elles sont sans intention).
Se trouve introduit le rôle de la fiction dans la re-présentation. Si la matière peut être considérée comme un ensemble de re-présentations c’est pour une grande part, en raison de son caractère fictionnel (pour ne pas dire fictif). Je n’ai pas dit que c’était « en raison de son aspect… » Celui-ci retient l’attention de l’homme selon le « sens traditionnel » sous la forme de contenus imaginés, en tant que significations et objets intellectuels, alors qu’on est en train de constater ici que la fiction sert, au niveau le plus fonctionnel, le « mécanisme » et le dispositif de la matière, ne serait-ce que pour la nuance (selon les considérations) entre part matérielle et part immatérielle, nuance qui ne doit surtout pas être tenue pour une référence à des contenus symboliques ( ce qui n’empêchera pas les êtres vivants de s’appuyer sur cette nuance pour dresser collectivement des symbolisations).
L’introduction du rôle de la fiction implique la réintroduction de celui du sujet. Aujourd’hui, à l’égal de l’identité, le sujet n’a pas bonne presse auprès de l’élite intellectuelle qui lui reproche, non seulement de se prendre pour le représentant de Dieu sur terre, mais aussi de porter atteinte à l’irresponsabilité incontournable des criminels (je ferai du mauvais esprit en suggérant qu’aujourd’hui ne sont responsables que les citoyens qui acceptent de jouer le jeu – ceux-ci sont « diablement » responsables et doivent payer pour les autres !). La réintroduction, ici, du sujet n’est pas celle d’un seigneur, mais celle d’une fonction indispensable à la matière pour qu’elle soit. Il ne suffit pas d’être pour être, encore faut-il qu’on le sache et ce savoir, cette connaissance, cette considération ne se restreignent nullement à l’homme, qui malheureusement a tendance à se le figurer, elles sont le fait de toutes les parcelles de matière, donc de toutes ses représentations, plus exactement de toutes ses re-présentations car besoin est de préciser que la matière, avant que d ‘être des représentations observées après-coup, est un ensemble de démarches re-présentatives. Les démarches sont des cheminements, pas seulement des développements mais aussi des manières d’agir. D’une certaine façon la matière serait de la manière. La manière d’agir sera toujours celle d’un sujet, étant entendu, ainsi qu’on vient de le dire, que celui-ci n’est pas un seigneur (même s’il finit par en tenir le rôle). Ce sujet est un serviteur de la matière dont il fait partie, une fonction dans son dispositif. L’être humain, au cours de son ressaisissement, finira par grandir et sublimer ce serviteur/fonction qu’il appellera « cause », mais, on doit le reconnaître, en « s’emmêlant un peu les pinceaux » lorsqu’il s’efforcera de la cerner. Ce faisant, l’homme emploiera de la fiction en tant qu’objet et contenu significatifs, alors que la matière se contente d’utiliser un « contenant » sans contenu. C’est d’ailleurs le « problème » : ce contenant va s’efforcer de se donner du « contenu », ne serait-ce que de la substance (laquelle est une « pure fiction » – la notion de substance est, depuis belle lurette, remise en question par la science physique).
Comment la matière utilise-t-elle ce serviteur/fonction ? Revenez à l’exemple des deux miroirs face à face : » le jeu de ceux-ci ferait la demande du présent d’un sujet« , plus justement, la matière en ferait la demande, et ceci pour la simple raison qu’il s’agit de remplir le vide – lequel, perçu par la matière, n’est certes pas le Rien dont il n’est que la métaphore, se tient partout entre tous les éléments, dans les entrelacs des représentations. La matière ferait donc appel au sujet pour combler le vide, mais, pareil sujet ne se trouverait pas « plus rempli que ça », je dirai même qu’il est là pour se remplir, pour acquérir ce qu’il prend comme « substance ». A ce moment, il est nécessaire d’éclaircir une vision courante : on est persuadé qu’un contenant est en attente d’une substance à contenir, mais le besoin qu’il a de cette substance ne se réduit pas à celui d’un contenu, sans substance ce contenant en lui-même n’aurait pas d’existence. Un contenant doit être pensé, par rapport au langage traditionnel, comme quelque chose en attente d’un contenu mais aussi d’une substance le constituant, au point qu’on peut dire que l’un vaut pour l’autre. Un contenant sans contenu serait sans substance, il n’existerait pas. Un tel paradoxe trouve la première explication suivante : il ne faudrait pas croire qu’un contenant dit vide, le soit vraiment. Le vide intégral est loin d’être atteint, il y aura toujours de l’air ou, au moins, des ondes. Dans l’absolu il n’existe rien à remplir, ou alors tout est à remplir, tout est contenant, tout est champ de fiction.
« L’appel » du jeu des deux miroirs en direction d’un présent est de l’ordre de la fiction, » l’appel » de la matière en direction du sujet est aussi de la fiction, comme le présent de ce sujet est encore de la fiction, comme, d’ailleurs, ce sujet lui-même est fiction. Qu’on n’oublie pas, non plus, que le Sujet n’est pas le tout de la personne laquelle, sinon, serait « personne » ou, à l’image d’Ulysse, qu’un habile individu, justement quelqu’un de très actif et de très compétent. La personne est bien plus que ça, elle n’est pas qu’un présent, celui du sujet qui agit (comme l’actant sait agir), elle est surtout un pli de la Présence auquel s’articule le présent de ce sujet.
Il reste trois questions enchaînées les unes aux autres : si on distingue la Présence du et des présents, d’où viennent ces derniers ? Les présents – le pluriel est nécessaire dans leur cas – sont issus des croisements entre les choses, les parcelles de matière, les représentations et, à l’inverse de la Présence, sont particularisés. Ils ont tendance à glisser vers la fiction, au sens traditionnel, c’est à dire à se manifester comme « contenus ». La Présence, elle, n’a pas de part, sinon les plis, les pincements des présents. La Présence et les présents se conjuguent sous l’action des sujets et donnent à ceux-ci l’impression de présence qui habite, entre autres, les hommes. La fiction caractérise-t-elle plus la Présence ou les présents ? La fiction est un cadre, un état, celui de la matière, mais cet état n’est pas homogène. La Présence, symptôme du processus de Re-présentation, correspondrait à la fiction radicale, sans contenu – donc, sans « substance », sans présents – tandis que ceux-ci seraient plus proches de la fiction comme objet, telle que l’envisage la pensée traditionnelle (on vient d’associer la « substance » aux présents, cela a pu surprendre, mais présents et « substance » relèvent tout autant de la fiction, ils en sont une des guises). Enfin une interrogation naïve : les présents étant issus du croisement des choses, un présent est donc susceptible de poindre dans le jeu des deux miroirs face à face, et quand leur jeu « fait appel » à un sujet, d’où pourrait bien venir ce dernier ainsi que le présent qu’il activera ? Comme le présent qu’il activera, le sujet pourra très bien venir du croisement des reflets des deux miroirs. Il pourra venir de là tout en venant d’ailleurs, car, si on vient « là » alors qu’on se trouve « déjà là » cela ne veut pas dire qu’on n’ait aucun chemin à faire. D’abord, il ne s’agit pas du même milliardième de seconde, ensuite il ne s’agit pas, non plus, exactement du même niveau (on est trop habitué aux précisions de ce monde macroscopique). Cette interrogation naïve prélude à la nouvelle façon dont la physique, avec les équations de Maxwell au XIXéme siècle, fut contrainte de considérer les choses. En répondant à ces trois questions on se rend compte de l’obligation qu’on a eu d’envisager la fiction non en tant que tout homogène doté d’une allure, d’une dimension unique, mais, avec la distinction entre les présents et la Présence, comme un état composé d’au moins deux niveaux qu’il ne faut surtout pas confondre : le niveau relatif pour les différents présents activés par les sujets et le niveau spécifique pour la Présence.