Si on parlait du Théâtre, des Actrices et des Acteurs ?

Posted by on Fév 21, 2014 in Blog

Nombre de lecteurs ont dû s’interroger : « pourquoi ne parle-t-on pas de théâtre ? ». On les comprend, ou plus exactement on comprend qu’ils soient surpris, pour ne pas dire déroutés, qu’on ne parla pas de théâtre comme il est de coutume. Vous n’en doutez plus, on n’a pas l’intention d’en parler de cette façon. D’abord, on ne parlera pas de théâtre, mais on parlera du Théâtre. Ce n’est pas la majuscule qui soit la plus importante, elle n’est qu’une conséquence. La distinction essentielle passe par l’emploi d’un article partitif ou d’un autre. Il me faut reconnaitre qu’étymologiquement ils ont le même sens, en revanche l’usage suggère une nuance loin d’être secondaire. Quand on parle de théâtre, la plupart du temps on parle de tel ou tel auteur, de telle ou telle de ses pièces et de tel ou tel spectacle qui en a été donné et qu’on a vu dans telle ou telle salle. J’ai fait exprès, en rédigeant cette dernière phrase, de ne pas écrire qu’on parlait aussi de telle ou telle mise en scène et de telle ou telle interprétation ; bien sûr, on en parle, mais dans le même esprit qu’on raconterait une sortie au concert ou, si l’expression  était d’usage pour un spectateur, une sortie littéraire (je devrais dire une lecture publique). Je fais l’impasse, à tort, sur les fidèles qui suivent une actrice ou un acteur dans toutes leurs prestations, mais, aujourd’hui, on constate que ce genre d’addiction bénéficie plus aux idoles du rock et du pop, ainsi qu’aux stars de l’écran. On ne parle pas réellement du Théâtre ou, alors, avec la meilleure volonté du monde, on discourt sur son inscription sociale et son mode de production, en oubliant, pour ce qui concerne celui-ci, que sa production c’est aussi son savoir-faire artistique et qu’en termes économiques elle ne correspond pas, dans la majorité des cas (qui ne se limite pas du tout aux subventions respectables – de moins en moins nombreuses), au cadre entendu par le « politiquement correct ». Finalement, en dehors des arguties socio-culturelles, quand on parle de théâtre on parle de textes, d’interprétation et d’illustration de ceux-ci, c’est à dire qu’on s’étend sur le dire et l’esthétique. Sur le dire, même si l’époque est celle de la revanche du « corps ». Sur l’esthétique, bien sûr, ce qu’on appelle une bonne mise en scène est, avant tout, un projet esthétique dû à un »créateur » qui fréquente les musées et travaille sous les ordres (je plaisante) d’un scénographe !

Et les actrices et les acteurs ? demanderez-vous, du moins je l’espère en vous demandant, à mon tour, ce qu’ils peuvent, à votre avis, bien faire. « Ils accomplissent l’interprétation de celui-là au sein de celui-ci », « sans plus ? », « que voulez-vous dire ? », « supposons qu’ils ne soient point présents sur scène », « dans ce cas il n’y aurait point de spectacle« , « mais du Théâtre ? », « pourquoi y aurait-il quelque chose puisque personne ne serait présent ? », « et les spectateurs ? », « y aurait-il des spectateurs s’il n’y avait rien à quoi assister ? », « s’ils assistaient ce serait nécessairement des spectateurs », « même s’ils n’assistaient à rien ? », « il est impossible de n’assister à rien », « oui et dans ce cas il n’y a pas de spectateurs », « et ceux qui attendent le prochain numéro qui ne vient pas pour la simple raison que le spectacle est interrompu ? », « ce ne sont plus des spectateurs », « à partir de quel instant ne le sont-ils plus et n’y a-t-il pas toujours quelque chose à voir ne serait-ce qu’il n’y rien ? », « comment ne rien voir sinon en étant aveugle ? », « votre question est d’autant plus intéressante qu’elle souligne la différence entre le spectacle et le Théâtre », « il n’y aurait rien à voir au théâtre ? » « contrairement au spectacle, au Théâtre il peut n’y avoir rien à quoi assister rien dans le sens de rien de remarquable rien d’étonnant aucun évènement alors qu’au spectacle il est nécessaire de montrer des choses exceptionnelles (ou qui à dessein et par dérision en prennent le contre-pied) sinon on ne saurait parler de spectacle« , « selon vous il pourrait dans l’absolu ne rien à voir au théâtre ? », « encore faut-il s’entendre sur ce rien parlez-vous de ces petits riens qui ne retiennent pas l’attention et la fatiguent quand ils s’accumulent ou bien du Rien que quelque rien peut vaguement évoquer ? », « je ne vous entends pas », « et pour cause vaut mieux me lire pour constater qu’en écrivant j’ai placé une majuscule au début du Rien tandis que j’ai laissé des minuscules pour le et les riens », « cela sert-il à quelque chose ? », « je le reconnais pas à grand chose sauf à évoquer comme le Théâtre le fait le manque radical l’espèce de néant », « un prétendu néant que le spectacle serait incapable d’évoquer ? », « en réalité le spectacle n’a pas pour objectif de l’évoquer en revanche il le fait craindre le néant menace le spectacle car ce dernier risque toujours la mort que ce soit celle du trapéziste ou du dompteur », « vous croyez que je vais au spectacle pour voir la mort au bout de la piste ? », « pour la voir je ne le pense pas mais pour la craindre j’en suis certain », « un spectacle réussi est un spectacle sans accident sans tragédie », « un spectacle réussi est un spectacle qui a réussi à surmonter tous les obstacles qui a maîtrisé la mortelle réalité », « n’est-ce pas le cas pour le théâtre ? », « en tant que spectacle le Théâtre a bien sûr besoin de maîtriser son déroulement mais ce n’est pas son objectif profond on est d’accord il vaut mieux au Théâtre ne pas rater son entrée ne pas se prendre les pieds dans le tapis de scène ne pas oublier ni bafouiller ses répliques mais là n’est pas l’essentiel sur scène on n’a pas intérêt à louper sa balle mais à la différence de celui-ci on n’est pas vraiment attendu sur ce genre de performance (laquelle manquée comme un récitant bégayant un ver est une métaphore de la mort) on est attendu sur comment on va la jouer« , « qu’est-ce que vous voulez dire ? », « ce que je viens de dire on est attendu sur comment la jouer« , « la  jouer ? », « oui la jouer pas la raconter pas la signifier pas l’illustrer pas l’accompagner mais la représenter ou plus précisément et vous êtes obligés de me lire la re-présenter on n’est pas sur scène pour agir et signifier (ce qui à des niveaux différents est similaire) mais pour re-présenter les actrices et les acteurs ne sont pas des actants même s’ils en sont aussi puisqu’il leur est besoin d’articuler leur présent à la Présence« , « et bien justement pour reprendre ce que vous disiez s’ils sont absents ? », « dans ce cas on a à faire à l’articulation de leur absence à la Présence leur absence étant du même ordre que leur présent« , « je veux bien toutefois s’ils sont absents trop longtemps je partirais comme je partirais à n’importe quel autre spectacle qui n’aurait pas lieu », « je ferais la même chose que vous mais je n’affirmerais pas qu’il n’y ait pas eu de Théâtre alors que je suis assuré qu’il n’y aurait pas eu de spectacle ».

Au travers de cet échange fictif, on s’est efforcé de montrer qu’on acceptait de parler théâtre, à la condition de parler du Théâtre, donc avant tout des actrices et des acteurs, plus exactement de leur travail spécifique et plus précisément de la qualité mise en valeur grâce à l’engagement de leur présence dans ce travail. On n’est pas dupe, on sait que nombre d’actrices et d’acteurs trouveront dérisoire et inutile ce genre d’intérêt porté à leur endroit. Quand certains, certes, eussent préféré une admiration à leur seule « personne », beaucoup d’autres ont, depuis longtemps, choisi d’être attentifs aux textes, aux situations politiques, aux courants esthétiques, enfin à tout ce qui fait l’écume d’une époque. En dépit de leurs caprices égotistes, les actrices et les acteurs sont bien plus modestes que l’opinion ne le croit, par exemple ils sont plus modestes que les scientifiques, les gens de lettres et les politiciens, mais justement leur modestie n’est pas à l’avantage du type de démarche mené ici. Bien que passionnés par le théâtre, ils n’osent plus dire que le Théâtre commence avec eux, grâce à leur présent qui sollicite la Présence. Peut-être, hélas, mêleront-ils leur voix à ceux qui s’étonnent qu’on puisse établir une différence aussi absurde entre les présents et la Présence. Une telle absurdité aux oreilles du « sens commun », comme fut absurde cette affirmation qui voulut qu’il existât une différence de nature entre la vitesse de n’importe quel mobile et la vitesse de la lumière. Absurdité qui restera absurde aussi longtemps que celle qui prétendit que la terre est ronde, qu’elle tourne autour du soleil et qu’elle n’est pas le centre de l’univers.