Ici encore, l’article remplit un rôle significatif, si on se passait de ce « la » on parlerait de fiction et, parlant de fiction, il est probable qu’on s’attarderait sur les fictions qu’on vient de lire, d’écouter, de regarder et d’imaginer, qu’on rendrait compte de contenus dont, pourtant, certains sont formels – des contenus formels ! autant dire des contenus de contenants (et si c’était, directement ou indirectement toujours le cas ?). Ce n’est pas la même question : soit on disserte sur les fables, les thèmes et les motifs des différentes fictions, soit on s’interroge sur les démarches productrices de fiction. De plus, la seconde alternative se complique à son tour : s’interroge-t-on sur les différents modes pratiques employés pour composer des fictions ou se demande-t-on si un « mécanisme » global, une « loi » de la matière accompagnerait et expliquerait la création d’une fiction ou d’une autre, car il s’agit de créer, donc de tirer du néant une démarche générale( sans lieu particulier). Lorsqu’on s’interroge sur les différents modes de composition de fictions, on s’interroge sur leurs domaines « matériels » et sur les modes d‘expression en mesure de les maîtriser. On se tient dans la dimension de l’expression, tandis qu’en s’interrogeant sur une démarche générale on aborde la dimension de la re-présentation. Au cours de leur manifestation, les deux dimensions semblent mêlées, au point que les sujets humains ont tendance à estimer que tout ce qu’on livre aux autres est « expression », mais ces deux dimensions sont bien distinctes. Selon la dimension de l’expression, le sujet a quelque chose à dire – quand bien même n’est-il pas conscient de son contenu – et il dispose de moyens matériels (matériaux et savoir-faire), des moyens d’expression. Suivant la dimension re-présentative, le sujet n’en reste pas à « lui-même tel qu’il le croit » et s’efforce d’emprunter la voie selon laquelle éclosent les choses, toutes les choses (ne serait-ce que lui-même), aussi bien les idées que les »substances » et leurs outils.
Pour ne pas en rester à lui-même (tel qu’il le croit), pour ne pas en rester au seul sujet, celui-ci accepte de s’identifier à autre chose, mais, attention, ce à quoi il s’identifie n’est pas ce à quoi il pense s’identifier en pleine conscience, sinon ce ne serait, de sa part, qu’une façon d’en rester à lui-même (un sujet) et à ce qu’il en croit. On se trouve en présence de trois types de relation avec la fiction, ces relations déterminant chacune la définition que l’on donne à cette fiction. Soit on se trouve en relation avec des fables, des thèmes, des motifs, donc des objets significatifs que le sujet instrumentalise – l’actrice et l’acteur en tant qu’instruments et instrumentalistes. Soit on se trouve en relation avec les démarches productrices de fiction : 1- la démarche d‘expression pour laquelle l’objectif consiste à faire sortir un objet de soi-même, en tant que sujet. Cet objet peut être soi-disant imprévu, malheureusement il n’y a rien de plus prévisible que ce genre d’objets – l’actrice et l’acteur entre le cri et la reptation, ou discourant et s’agitant devant le public ou encore, dans un tout autre style, se pliant au mime – aussi bien gestuel que verbal (qu’est-ce d’autre qu’une récitation ?). 2- la démarche de re-présentation où le sujet se met de côté au profit de la personne (qui, bien que ses entrées soient différentes selon les différents personnages, est aussi la sienne). Au cours de cette démarche, l’actrice et l’acteur dépassent les sujets qu’avec leurs présents ils sont aussi, mais ils ne sont plus seulement que des actants, le présent de chacun s’étant articulé avec la Présence. Je tiens à préciser que la seconde part de l’alternative est, son tour, une authentique alternative. On ne se trouve pas face à deux cas (le cas expressif et le cas re-présentatif) de démarches productrices de fiction, mais face : soit à une démarche productrice de fiction (parmi les démarches expressives), soit à la démarche productrice de la fiction ( démarche re-présentative). Il est à noter : dans le second cas, la fiction devient un sujet agissant puisqu’elle produit quelque chose. Ainsi le sujet que l’actant, muni de son présent, constitue,passe le relais à la fiction en tant que sujet.
Les actrices et les acteurs ont, apparemment, le choix de la relation, apparemment parce qu’ils ne sont pas très conscients de procéder à un choix, d’autant plus que ces trois modes de relation avec la fiction s’accompagnent les uns les autres. J’écoutais, sur une radio à laquelle je suis relativement fidèle, au cours d’une émission qui retient souvent mon intérêt, deux brillants critiques soi-disant se « disputer » autour d’une pièce présentée par une jeune compagnie dont le moins qu’on puisse dire est, qu’avec ténacité, elle mène une action constante sur le terrain. C’était une soi-disant dispute, parce que les deux critiques étaient d’accord : il ne s’agissait pas, à leurs yeux, d’un spectacle exceptionnel mais d’un spectacle qu’il était bon d’encourager (de toutes façons, à mon avis, il ne faut jamais décourager les jeunes compagnies qui, contre vents et marées, se battent pour exister). La seule divergence que l’on pouvait noter entre les deux interlocuteurs était que l’une regrettait que les comédiens en fassent « un petit peu trop » et s’abandonnent à un jeu trop significatif alors que le travail qu’ils mènent pour faire découvrir des textes mérite d’être salué et mériterait d’être repris dans un autre théâtre. Tandis que l’autre, laissant de côté une interprétation peu novatrice, préférait se pencher sur un texte dont le thème avait suscité son intérêt, bien que d’habitude ce genre ne soit pas vraiment sa « tasse de café ». Et nos deux compères de discuter longuement pour savoir si le type de cette pièce se rapprochait de celui de tel auteur ou de tel autre. Cet échange entre deux spécialistes de qualité retint mon attention, toutefois je regrettai que les réticences quant au jeu et à l’interprétation passassent au second plan (encore que je n’aime pas beaucoup qu’on attaque de jeunes acteurs et de jeunes metteurs en scène). Une fois de plus il s’agissait d’une discussion sur la littérature ! Certes, la discussion littéraire était menée avec talent, mais où se trouvait vraiment le Théâtre ?
Dans cette discussion, on avait à faire aux trois aspects que recouvre le terme « fiction » : explicitement et longuement, la fiction comme objet significatif ; négativement, sans s’appesantir, la fiction qualifiant la manière de s’exprimer ; silencieusement, par défaut, la fiction en tant que sujet actif de la re-présentation. Le troisième aspect n’étant pas, une fois de plus, conscientisé alors que son manque aurait pu expliquer le reproche qui était adressé au second, c’est à dire à une interprétation qu’à l’écoute des deux critiques, je qualifierais de trop expressive. Toutefois, l’honnêteté oblige de reconnaitre que, bien souvent, les critiques ont applaudi à des interprétations particulièrement expressives, notamment, il y a peu, dans le cas de tous ces spectacles qui se revendiquaient justement de « l’expressionnisme ». Ah l’expressionnisme ! ce style artistique, que bien des artistes ont adopté dans bien des pratiques, n’était certainement pas la meilleure voie pour que la pratique du théâtre (lequel n’est pas vraiment un art) deviennent un art de la re-présentation puisqu’elle la réduit à n’être qu’un assemblage de représentations. Il n’en reste pas moins qu’il fit fureur auprès de la critique qui, avec la meilleure volonté du monde, a toujours confondu le théâtre avec l’esthétique et la communication de messages (lesquels, contrairement à ce que l’on voudrait tant croire, relèvent du même ordre – les messages n’étant que des esthétiques de contenu).
De toutes façons, les actrices et les acteurs ne sauraient se passer des uns et des autres : 1- La fiction en tant qu’objet significatif : ils jouent quelque chose, donc ils ont besoin de quelque « à jouer » ou « ce dont ils se jouent. On se trompe lorsqu’on croit que la valorisation du jeu conduit immanquablement à se passer du texte, alors qu’il faut jouer quelque chose. C’est le drame de l’improvisation comme spectacle public, elle use son temps et son énergie à inventer – ou hélas à seulement ressasser – ce qu’il y aurait à jouer. 2- La fiction en tant qu’expression : ils emploient des moyens matériels, ne serait-ce que ceux de leur corps, pour que leur présent de sujet soit présent aux présents des autres sujets, c’est à dire des spectateurs. Bien sûr, on ne se passe pas de l’expression, le débat porte sur le fait qu’on s’en tienne à l’expression et que le jeu ne soit plus qu’un servile serviteur des objets significatifs même si ceux-ci n’ont pas grand sens, sinon de contribuer à un mécanisme avec les spectateurs (il est amusant de constater, qu’en dépit de leur éloignement esthétique, dû aux modes, les spectacles expressionnistes et les spectacles de « boulevard » correspondent à la même tendance !). 3- La fiction en tant que sujet actif de re-présentation : s’ils jouent, c’est qu’ils sont, donc qu’ils se re-présentent. S’ils emploient des moyens matériels, c’est que ceux-ci sont, donc qu’il bénéficient de processus de re-présentation. Evidemment, l’être humain éprouve quelque difficulté à renouer avec le processus de Re-présentation. Comment faire pour que son et ses présents s’articulent délibérément, et non malgré lui, avec la Présence ? Dans l’espèce humaine, il y a des individus, des sujets, capables d’y parvenir, ce sont les actrices et les acteurs. En dépit de leur savoir-faire, de leur talent, nombre d’entre eux y parviennent sans en être trop conscients, mais tous ceux qui y parviennent en conservent une trace dans leur personnalité. On dit qu’ils ont « de la présence ». Chez eux, la fiction est plus ou moins visible, attention il ne s’agit pas de la fiction comme ensemble de trucs, c’est la fiction en tant que Sujet.