efficacité, effectivité, Effictivité

Posted by on Fév 28, 2014 in Blog

Ose-t-on présumer qu’il existerait quelque point commun entre la science et le théâtre ? Bien qu’on précise que cela n’implique pas que le théâtre soit scientifique, ça ne fait pas très sérieux. Du moins, le théâtre ne fait pas sérieux à côté de la science. Pour sa part, la science ne fait pas très « artiste » à côté du théâtre, encore que beaucoup de scientifiques soient connus pour leur goût prononcé à l’endroit de la culture et des arts (particulièrement la musique). Si le théâtre avait le droit d’avoir à faire avec la science, ce serait au niveau thématique : nombre de pièces traitent de la vie de tel ou tel savant, certaines réécrivent des débats essentiels quant à « l’évolution de l’humanité » et d’autres, moins nombreuses, épousent un formalisme d’écriture censé les rapprocher des formalismes scientifiques, sans oublier, non plus, dans le domaine de la « mise en scène scènographique » plusieurs interventions robotiques et numériques. Qu’on se rassure, le théâtre n’a jamais prétendu épouser une démarche scientifique, ni encore moins inspirer le travail des savants (dommage). Il existe peut-être une exception d’importance dans l’histoire, celle du théâtre épique brechtien avec sa méthode d’interprétation que le français a traduite par « distanciation ». Il est besoin de saluer Bertlolt Brecht qui, voulant que le théâtre s’adressa aux classes populaires et contribua à « leur » mouvement révolutionnaire, estima que, non seulement, le théâtre devait se révolutionner, mais que révolutionner le théâtre exigeait d’en faire évoluer l’interprétation. Il faut saluer Brecht, il ne faut pas non plus se leurrer : sauf dans le périmètre de feu la République démocratique de l’Allemagne de l’est (DDR), le brechtisme éloigna le public populaire (authentique distanciation démocratique (!)) du théâtre – particulièrement en France au moyen des programmations de la « décentralisation dramatique ». Le brechtisme connut une réussite et un échec ambigus : le public populaire, grâce à lui, s’ennuya beaucoup au théâtre mais, contradictoirement, fut encouragé à apprécier toutes représentations « non identificatoires » et à n’assister qu’à des spectacles spectaculaires ! Il n’en reste pas moins que la mode et ses élites furent enthousiastes et qu’il s’agit toujours du paradigme de la représentation théâtrale « scientifiquement désaliénée ». Le brechtisme se recommande de la science, à l’image des  » sciences humaines  » qui prennent leurs postulats (la plupart du temps politiques), pour des théorèmes (lesquels, au contraire, devraient être susceptibles de se voir remplacés par de nouveaux  théorèmes appuyés sur de nouvelles prémices et de nouvelles démonstrations). En France, contrairement à ce que laissent supposer nos traditions culturelles, on éprouve beaucoup de mal à prêter suffisamment de crédit aux démarches de pensée et aux expériences qui leur sont corrélatives, on a toujours besoin qu’elles soient reconnues en tant que science, quitte à réduire ce qu’on entend par celle-ci.

Brecht entendait désaliéner le théâtre en le désaliénant du Théâtre. Avec la pratique du verfremdungseffekt (effet de « distanciation »), il refuse que le comédien s’abandonne à l’identification et que le public soit livré à l’illusion, mais il conduit aussi à se pencher sur la notion d’effet. Au bout du compte, la distanciation, est la conséquence d’un procédé, pas autre chose qu’un style d’interprétation (résumé, trop souvent par les français,  à un jeu « froid »,  plus ou moins proche de la récitation). Brecht, par souci didactique, privilégie le sujet, l‘expression, le présent et les représentations, au détriment de la personne (qu’il réduit à des masques significatifs et des personnages caractéristiques), de l’identification (qu’il combat), de la Présence (dont il craint l’hypothétique dimension spirituelle) et de la re-présentation (dont il n’a jamais entendu parler). Un bon comédien est un comédien efficace produisant l’effet de distanciation, lequel, s’il a pu paraître inattendu aux yeux de certains spectateurs, fut, en revanche, délibérément attendu chez l’auteur-directeur. Il est important de constater que l’efficacité demandée à l’effet de « distanciation » est du même ordre que l‘efficacité de l’interprétation du « théâtre de boulevard ». Evidemment, l’objectif et la cible sont censés ne pas être identiques, mais un révolver reste un révolver, l’essentiel est qu’il soit chargé – dans les deux cas il s’agit d’un « jeu chargé » même quand il est plat.

Un effet est efficace lors qu’il est attendu, c’est à dire lorsque l’homme, après avoir constaté un fait conséquentiel, le replace, plus ou moins adroitement, en amont d’une démarche ayant pour but un semblable résultat dont il sublime l’origine  avec un projet, une prévision ou une prophétie. Il n’en reste pas moins, qu’intentionnellement ou pas, un effet est produit. Sans intention, il y a effet, c’est le propre de l‘effectivité. L’intention arrive à un autre niveau de la re-présentation de la matière, à un stade ultérieur du ressaisissement. On parlera, sans hésitation, de ressaisissement dès les prémices des consciences, mais le ressaisissement s’esquisse dès l’orée du processus de Re-présentation (sans obligatoirement susciter immédiatement de l’intention).

Selon un point de vue traditionnel, un ensemble qui se ressaisit peut produire des effets de fiction en combinant des objets (tous les objets sont maintenant représentations). Ces combinaisons fictionnelles produisent des effets dans la matière (tant matérielle qu’immatérielle) et prouvent ainsi que la fiction est effective, mais, ici, on remet en question le caractère initial de l‘effectivité : dans un monde re-présentatif (non causal) on ne se réfère pas à des origines mais à des reprises (qui modifient, peu ou prou, les représentations). On ne  considère plus la base de la matière comme l’effet de causes originelles. La soi-disant base de la soi-disant matière ne s’appuie ni sur un élément positif du passé historique, ni sur un élément positif d’un fondement architectural. Point de positivité donc point d‘effectivité initiale et exclusive. On renverse le point de vue : on extraie la fiction du confinement où elle était assignée jusqu’ici.

La fiction participe à l‘effectivité pour la simple raison que tous les effets (pas seulement ceux qui résultent de « combinaisons fictionnelles ») bénéficient de fiction. Il ne faut plus en rester à l’effectivité. Elle apparaît à un autre niveau de la re-présentation de la « matière ». Alors, elle participe à la production de fiction, mais l’aspect effectif de cette fiction ne semble composé que « d’objets significatifs » et, jusqu’ici, l’on ne parvenait pas à les percevoir en tant que représentations. Celles-ci sont appelées « représentations » puisqu’elles sont liées au processus de Re-présentation.

Le lien entre le processus de Re-présentation et les représentations (objets matériels, objets immatériels tenus pour des objets fictionnels tels que les objets significatifs) est établi et assuré par l’effictivité. Ce néologisme est écrit avec un i, lequel se substitue au e muet de l’effectivité. Après le « mutisme » (toutefois bien bavard) qui lui était imposé par l‘effectivité, avec ce i  de l’effictivité, la fiction prend, en quelque sorte, la parole.

Ce qu’on appelle couramment la matière (matérielle et immatérielle) est de la fiction. Elle est suscitée par le processus de Re-présentation. Celui-ci se déroule et se déploie partout et sans cesse au travers  des actes de re-présentation, puis des actions de production, jusqu’aux activités de ressaisissement de la part des diverses représentations (matérielles et immatérielles) qui se modifient, s’intervertissent et se substituent.

Le symptôme du processus de Re-présentation est la Présence, laquelle est efficiente au moyen de l’effictivité. Il ne faut pas croire que la notion d‘effictivité  rende caduque la notion d‘effectivité, laquelle se produit à un autre niveau et à un stade ultérieur (notamment pour fabriquer des représentations fictionnelles). Ne pas croire, non plus, que l’apparition de l‘effectivité interrompe l’efficience de l’effictivité. Il faut bien noter que l’effictivité et l‘effectivité fonctionnent ensemble mais séparément. Il y a effictivité, puis bifurcation avec l’apparition de l’effectivité, enfin autonomie de chacune mais, toutefois, coopération.

On remarque cela dans le jeu Théâtral : en tant que sujets-actants, l’actrice et l’acteur apportent leurs présents dans une situation au cours de laquelle ces présents s’articulent avec la Présence. Pour être plus précis : les présents naissent d’être situés dans une situation au cours de laquelle ils s’articulent à la Présence. C’est le cas de tout présent qu’un sujet met (intentionnellement ou pas) en situation. L’actrice et l’acteur sont des sujets-actants d’un spectacle dans la mesure où le spectateur, en tant que sujet-observant, vient les compléter comme sujets. Si l’actrice et l’acteur en restaient là, ils resteraient des actants qui exécutent des actions devant les spectateurs, ce qui est le cas dans tous les spectacles. Les actions des actants relèvent, en terme de conscience, pleinement de l’effectivité, mais ceci ne veut surtout pas dire que l’effictivité n’y ait pas sa part, elle est toujours présente, même si sa présence, la Présence, intervient dans la texture des représentations plutôt que dans la perception qu’on en a.

La différence entre la Présence ressentie, l’effictivité, et l‘effectivité réside dans la mort. L‘effectivité dont bénéficie les multiples représentations est menacée par la mort, pour l’unique raison que les représentations ainsi que leurs ensembles, encourent la disparition, la mort. Je tiens à préciser que c’est le cas pour les entités qui ne sont pas considérées comme vivantes, notamment par les biologistes. Ces entités ne sont pas menacées par la mort, comme on la conçoit, mais elles finiront par disparaître, ne serait-ce que dans plusieurs milliards d’années. En revanche, l’effictivité ne risque pas la mort parce qu’il n’y a rien à faire disparaître, il n’y a pas de substance. Ou, à défaut, la mort étant un état substantiel, au plan de l‘effictivité, deux états contradictoires peuvent se superposer.

Il est, bien sûr, gênant d’avoir à évoquer l’immortalité dont ne bénéficie aucune représentation de notre monde macroscopique, cela est présomptueux et prétentieux. Il faut raison garder et ne pas se leurrer, l’actrice et l’acteur, lorsqu’ils parviennent à dépasser le présent du sujet-actant, ont, certes, à faire à un relent d’immortalité ; ils frôlent, c’est à dire ressentent et sont plus ou moins conscients de la Présence sous forme d‘effictivité, mais cet état est partiel et passager. Hélas, le sujet-actant peut prendre un poids sur la tête ou avoir un arrêt du coeur. Toutefois, j’aime rappeler que Molière, lors de sa dernière représentation (« le malade imaginaire »!) quitta le plateau dans un triste état mais ce n’est pas en scène qu’il mourut, contrairement à ce que l’opinion se plaît à croire en se persuadant, grâce à cette « pose héroïque », qu’il n’y a rien de particulier au Théâtre.

Le Théâtre est la seule pratique ancestrale de ressaisissement, au cours de laquelle l’homme, d’abord sujet-actant, découvre (au sens étymologique) ou, du moins, pressent que son présent s’articule avec la Présence, avec l’efficience de celle-ci, l‘effictivité. La Présence est le symptôme du processus de Re-présentation qui, ainsi, suscite les modes de re-présentation qui participent, en mêlant effictivité et effectivité (laquelle apparaît en bifurquant d’avec l’effictivité), à la production des représentations. Au Théâtre on accomplit des re-présentations et pas seulement des représentations, parce que les actrices et les acteurs vivent des processus d‘identification. Ces processus d‘identification leur permettent de ressentir et de faire ressentir l’articulation de leurs présents avec la Présence.

Même si elles concourent à la production des représentations, l’effictivité et l‘effectivité sont distinctes. L’effictivité émane directement du processus de Re-présentation tandis que l’effectivité apparait à un autre niveau, à un stade ultérieur au cours des re-présentations de représentations.  L‘effectivité dépend directement de ces représentations, contrairement à l’effictivité laquelle, efficience de la Présence, dépend directement du processus de Re-présentation.