Pourquoi s’imagine-t-on, bien souvent, que « faire un peu de théâtre ne ferait pas de mal à ces malheureux coupés du monde » ? Tout simplement, en raison de leur manque d’expression et du rapport étroit que l’on établit entre « l’expression » et le théâtre. Ce rapport semble être évident, aller de soi tant on est persuadé que le théâtre permet, à tout un chacun, de surmonter les difficultés qu’il éprouve à s’exprimer. Une conviction typiquement occidentale, ce genre de cultures privilégiant un mode verbal de théâtre, un théâtre de mots. Pareil privilège accordé au texte ne veut surtout pas dire que tous les citoyens occidentaux n’envisageraient qu’une seule forme de spectacle et n’aspireraient qu’à devenir les spectateurs de Shakespeare ou de Molière ! Nombreux s’ennuient au théâtre dit de texte et lui préfèrent musique, chorégraphie, cinéma, encore que ce dernier ait passé pendant longtemps pour un prolongement de la scène dramatique même quand il se contentait d’être muet (et ce fut comme une sorte de plaisir que d’entendre ces spectateurs qui, lisant à haute voix les sous-titres, faisaient « parler » les personnages). Qu’on le fréquente ou non, en occident le théâtre passe pour un art majeur, mais soyons bien clairs : nous parlons ici du »théâtre de texte ». Théâtre et texte, ce couple semble indissociable et lorsqu’on y ajoute, pour notre plus grand plaisir, chansons et danses, on se garde de le remettre en question, comme la bourgeoisie du 19éme siècle ne remettait pas en cause les liens indissolubles du mariage, quitte à y insérer amants et maitresses.
Le couple du texte et du théâtre paraît tellement indissociable aux yeux des occidentaux qu’ils ont fait le choix de placer des auteurs de théâtre au sommet de la pyramide de leurs plus grands écrivains. Ce réflexe occidental a conduit à concevoir prioritairement le texte comme théâtre. Dans le fond, il ne reste plus, mais ce n’est surtout pas obligatoire, qu’à jouer ce texte qui, de toutes façons, traversera les années comme le seule vrai témoin de l’existence d’une pièce. L’envie prendra peut-être de le jouer, mais ce n’est qu’une velléité secondaire, au point qu’on exagère lorsqu’on prétend qu’on le jouera, alors qu’il nous suffirait de reconnaitre qu’on le dira. Le jeu n’est que loisir à côté du « dire » et il est excessif de vouloir en faire un acte à part entière. Si l’on joue, on se livre, bien sûr, à une quelconque activité, mais celle-ci n’est qu’une activité de loisir, une frivolité. A l’esprit des occidentaux, le couple théâtre-texte est devenu tellement indissociable que ce fameux texte a fini par dévorer le théâtre, en tout cas sa représentation. On peut d’ailleurs y voir une des raisons pour lesquelles le théâtre suscite moins d’enthousiasme que par le passé, sauf auprès d’une élite revendiquant cette culture, beaucoup ont l’impression qu’aller au théâtre revient à continuer de bouquiner, bien que cette fois, les personnages, quand il y en a encore, soient vaguement animés. Si « aller au théâtre » consiste à aller au spectacle – le texte constituant l’essence du théâtre – autant se rendre à de vrais spectacles, là où ça bouge et ça sonne de partout ! Et puis, de nos jours, est-il nécessaire de se rendre où que ce soit, sinon pour retrouver des copains, quand les moyens de communication nous permettent d’assister à quoi que ce soit où qu’on se trouve. Evidemment, on peut s’interroger sur le sens « d’assister », est-il question d’assister au même moment et au même endroit ? Est-il encore question d’assister « en présence » ? Il est intéressant de remarquer qu’à l’époque des « portables », deux adolescents, assis sur un même banc, peuvent préférer se parler en se téléphonant. Chaque époque et chaque génération choisit ses modalités « d’après coup ».