L’incapacité à distinguer entre le « jouer » et le « dire » renvoie à l’incapacité à distinguer entre jouer et faire au sens large. Circuler, bouger, manipuler, verbaliser, c’est faire, aussi bien avec volonté que dépourvu de la moindre intention. Avoir l’éventuelle possibilité de se livrer, ou de se trouver livré, à tout ceci, c’est être – quand bien même n’accorderions nous aucune existence à une entité appelée l’être. Il existe une énorme différence entre « être » et « faire ». On ne saurait faire sans être, alors qu’on peut très bien être sans faire, sauf qu’il est possible de constater qu’être consiste, d’une certaine façon et d’un certain point de vue, à « faire être ». Le théâtre rappelle que jouer est ce qui se rapproche le plus d’être, que le jeu est au plus près de l’être, des êtres qui prennent, alors, l’allure de personnages.
Le jeu rapproche tellement de l’être (sans stipuler que celui-ci existât), qu’au moment où il coïnciderait avec un tel être, le nez dessus, les yeux brouillés, on en oublie qu’il s’agit de jeu. C’est d’ailleurs pour que nous nous épargnions cet oubli que les « théories » progressistes de l’interprétation (comme le « brechtisme ») ordonnent de ne pas nous identifier au personnage et à la situation. Il n’en reste pas moins que jouer s’accomplit dans la perspective d’être. Les pratiques de « distanciation » nous conduisent à ne presque plus jouer, à nous contenter de raconter, de dire, de signifier, mais reconnaissons que jouer nous pousse trop souvent à « surjouer ». Paradoxalement, le jeu, en s’arrogeant une fausse liberté, se laisse emporter par une exubérance expressive qui le bascule du côté de l’expression, là où le jeu s’éloignerait de l’être (quand bien même s’agirait-il alors de s’éloigner de quelque chose qui n’existe pas). Là où, justement, le jeu ne s’oublie pas tant l’acteur est conscient de jouer – conscience qui, bien souvent, lui tient lieu d’être.
Si jouer s’accomplit dans la perspective d’être, laquelle conduit à oublier le jeu ( être, ce serait jouer sans le savoir), l’opposé consisterait à parvenir à ne plus jouer ou à trop jouer, à surjouer. Il y aurait deux opposés s’opposant aussi l’un à l’autre : d’un côté le jeu, de l’autre deux comportements qui, à leur tour, s’opposent, le non jeu et le surjeu. Aux deux bouts de la ficelle de l’expression, il y a, d’une part, le fait de ne presque plus jouer et, d’autre part, le fait de surjouer, mais ces deux extrémités sont, chacune, au bout de la même ficelle. J’utilise la métaphore de la ficelle pour l’expression, parce que cette ficelle peut entourer, enserrer, envelopper, le « paquet » du jeu. Dans certaines civilisations (cf. le Japon), afin de souligner le caractère obligatoire du cadeau qu’on apporte à toute personne qui vous reçoit, mais dans le but de rendre ce cadeau le moins coûteux possible, on peut ne tendre qu’un simple petit rouleau de papier (comme, par exemple, du papier toilette (!), ce qui ne prêtera à nulle interprétation). Eh bien, la ficelle de l’expression est comme ce rouleau de papier qui tient lieu de cadeau, elle remplace le jeu théâtral, du moins dans l’esprit de l’opinion (qu’elle soit avertie ou non) qui n’oublie pas le jeu parce qu’elle est en train d’être, mais parce qu’elle en oublie la nécessité et qu’elle confond ce jeu avec l’expression. Et l’autisme ?