Face à leur stupéfaction, plutôt le malaise insupportable des autistes quant au comportement subjectif qu’on tient habituellement et qu’on veut les voir tenir, nous allons préciser la similitude que nous trouvons entre la considération d’usage par rapport au théâtre et la considération par rapport aux autistes. Dans les deux cas (encore une fois, rappelons que c’est par facilité que nous réduisons à un cas, la diversité des autismes), on considère qu’il s’agit d’une question de subjectivité, pour le théâtre une subjectivité exigeant de bons moyens d’expression, pour l’autisme une subjectivité souffrant d’un manque de dispositif. Dans les deux cas on pense, plus ou moins, que c’est toujours une question « théâtrale », tout en étant convaincu que cette dimension « théâtrale » est à prendre avec des pincettes tant elle frise la grandiloquence et l’hypocrisie. Par devers soi, on en connait les limites mais, par ailleurs, on sait qu’il faut « faire avec » si l’on veut vivre en société et se sentir « bien dans sa peau ». Ce que la plupart des gens ressentent, tout en évitant de se l’avouer – sauf à regretter le manque de sincérité de leurs contemporains et l’exhibitionnisme de certains -, n’a pas échappé aux autistes qui, pour leur part, ne sont pas prêts (ou ne sont pas en mesure) de négocier. Finalement, les autistes et les gens « normaux » partagent un même sentiment (nous n’irons pas jusqu’à dire « un même avis » – c’est plus tard, lorsqu’ils seront parvenus à rejoindre la cohorte des anonymes, que les autistes feront de ce sentiment un avis) à l’encontre du théâtre ou, du moins, du théâtral.
Excepté dans le coeur des amoureux du théâtre et dans l’esprit de ses spécialistes, le théâtral ne bénéficie pas d’une opinion favorable. Même, chez beaucoup de spécialistes – ainsi que chez nombre d’amoureux spécialisés – le théâtral est tenu pour un caractère superfétatoire, du surjeu et de la caricature. Toutefois, il faut noter qu’aux yeux de certains spécialistes, à notre époque, le théâtral est devenu une matière en soi, si ce n’est la substance même du théâtre : le fait de présenter des signes, des objets ainsi que des personnes comme des objets, leur suffit pour parler de théâtre. Encore faut-il que ces présentations s’inscrivent dans un cadre esthétique et idéologique correct, c’est à dire « à la mode ». Les « toujours militants » se raccrochent à cette tendance ; même si leur type de production n’est plus vraiment à la mode, leur « politiquement correct » leur permet de passer au travers des gouttes. On ne s’est pas encore débarrassé de l’expressionnisme et la « sursignification » des scénographies, des messages, des maquillages, des mimiques du visage, des gestes et des tons de voix – qui, au contraire, se plient parfois à une neutralité ennuyeuse – toutes ces « sursignifications » impliquées par l’expressionnisme sont jugées comme du théâtral de grande qualité. Du théâtral sans aucun doute, mais du théâtre ? Il est cruel de constater que la prévention commune à l’encontre du théâtral permet, au moyen d’un tour de passe passe, à trop de spécialistes de conforter l’opprobre à l’encontre du théâtre. Il s’agit d’une belle revanche du théâtral qui pousse à ne pas vouloir s’intéresser au théâtre en tant que tel, sous le prétexte qu’il serait théâtral, et qu’il est préférable de se pencher plutôt sur tout ce qu’il peut y avoir d’autre comme étant théâtral. Au bout du compte, tant pour les amoureux traditionnels qui ne crachent pas sur les grimaces boulevardières que pour les spécialistes qui glosent sur les grimaces expressionnistes, le spectacle remplace le théâtre.
Au fond, les autistes qui témoignent de leur grand malaise à l’encontre de l’expression subjective qu’ils trouvaient théâtrale, partagent la même confusion que les uns et les autres : ils prennent le théâtre pour du théâtral. D’une certaine façon, ce n’est pas, en ce qui les concerne, complètement mauvais signe, cela démontre qu’ils sont capables d’intégrer certaines valeurs de notre société. En revanche, nous ne scellerons pas notre inquiétude quant à la façon dont notre société considère le théâtre ainsi que du théâtral.