Nous avons dit que, de la part des autistes, c’est plutôt un bon signe de vouer le théâtre aux gémonies, pour la raison, qu’à l’image de la majorité de la population, ils le confondent avec le théâtral. Cela démontrerait qu’ils sont capables d’intégrer ses valeurs communes, mais nous savons, par ailleurs, combien ce prétendu bon signe cache de souffrance et d’humiliation. Il n’a jamais été aisé d’être finalement d’accord avec ce avec quoi on n’est pas d’accord, un bon raisonnement ne suffit pas – encore faudrait-il en partager les règles -, c’est plutôt un rapport de forces qui ressemble, hélas, au dressage (et nous pensons, ici, moins au dressage, empreint de corruption, des chiens savants, qu’à celui plus rude des pur-sangs). Oui, ne nous le cachons pas, nous avons tous été plus ou moins dressés, et si nos parents ont fait preuve d’indulgence, la vie n’a pas manqué de nous envoyer à la figure les règles de la société, mais là, pour nombre d’autistes, ce fut bien plus dur tant, au fond, ils n’étaient pas d’accord avec ce qu’on leur proposait, ne serait-ce que de percevoir les schémas de la subjectivité tels qu’envisagés par une société. Car, à ce niveau, il s’agit bien d’une question sociale, ou sociétale, ou plutôt culturelle, en tout cas de l’articulation d’une personne avec une société humaine. Comme de nombreux spectateurs, nous avons été marqués par ce reportage, ce documentaire ou cette « vraie-fausse-fiction » qui envahit quelque peu les écrans et les antennes, au cours de laquelle une petite fille refuse, comme le lui demande son éducateur, de s’asseoir sur une chaise, derrière une table. Le refus de la petite fille nous saute, à chaque fois, aux yeux. Il est plus profond que le refus d’obtempérer à l’instruction de l’éducateur, plus profond que le refus de se mettre à sa table, plus profond que le refus de se mettre au « travail ». Certes, tous ces refus lui sont corrélatifs, mais nous découvrons un refus fondamental : il n’est pas question de se laisser « mettre la moindre selle sur le dos », on ne la supporterait pas comme on ne supporte pas cette chaise monstrueuse avec laquelle il faudrait faire cet acte stupide qui consisterait à s’asseoir. Ce n’est pas seulement l’ordre de l’éducateur qui est insupportable, la perception elle-même, de la chaise, est insupportable, elle blesse la vue. Ce n’est pas seulement l’ordre de l’éducateur qui insupporte, c’est plus radicalement l’ordre des choses. Plus grave, l’ordre des choses et celui de l’éducateur sont liés, comme ils sont liés à cet ordre qui place une certaine subjectivité en avant d’un monde dont un certain sujet serait le roi. Quand l’éducateur tend la main pour que la petite fille vienne s’asseoir, un affrontement physique se déclenche. La moins forte des deux finira par céder, mais c’est bien à la force (sans trop de brutalité) qu’elle aura cédé.
Beaucoup d’interrogations qu’on croyait plus ou moins résolues se trouvent posées de nouveau : en gros on s’imaginait que sans subjectivité on ne pouvait parler de personnalité consciente, mais si l’on ne s’en tient pas à ce qu’on appelle traditionnellement la raison, peut-on définir ce que serait la conscience et, plus profondément, ce qu’est une personnalité ? On risque fort de définir des choses qui, selon ces définitions, n’existent que sous quelques formes précises, et ceci en dépit de tout ce qui n’attend pas ce genre d’autorisations pour exister. Comme le pur-sang qui se rebelle contre la scelle, la petite fille qui se rebelle contre la chaise, ressent très bien, à sa manière, l’existence de cette chaise. Il ne sert à rien de dire que la petite fille se trompe quant à la chaise : elle se trompe assurément sur les possibilités d’utilisation de ce mobilier, en revanche elle ne se trompe pas tellement plus que nous sur sa définition, que les sciences et la philosophie feront évoluer et, de toute façon, elle ne se trompe pas du tout quant à ce qu’elle en ressent dans l’instant. Nous en sommes d’accord, ce que la petite fille ressent ne renvoie pas à une réalité positive et démontrable mais ce genre de remarque fait appel à la logique du signe, laquelle n’empêchera pas la petite fille ni tous les autistes de ressentir quelque chose.