Il serait temps de prendre en compte le ressentiment des autistes. Pareil avertissement se voit tout de suite opposer deux types de remarques : le premier met en avant l’attachement (pour ne pas dire l’accolement) des autistes à leurs familles. D’abord ce n’est pas systématique, certains sont tellement retranchés du monde qu’ils restent coupés de leurs proches. Leur attachement, quand il est installé, n’efface en rien leur ressentiment mais, au contraire, leur fournit un lien à partir duquel ils peuvent l’exprimer (sans, bien sûr, se faire entendre), de plus, cet attachement leur procure la protection dont leur ressentiment leur a fait comprendre qu’ils ont besoin. Le deuxième type de remarques s’indigne que nous puissions parler d’un ressentiment chez les autistes alors que seuls les citoyens conscients seraient en mesure d’éprouver du ressentiment à l’encontre d’une société ou d’un membre de celle-ci. Aux yeux des tenants de cette deuxième remarque, le ressentiment ne peut s’enraciner que socialement, le ressentiment c’est du social, si ce n’est du politique et l’on ira jusqu’à se demander si les autistes ne pourraient pas devenir un enjeu des luttes politiques, auquel cas, faire comprendre à ces autistes que ce qu’on tient pour du ressentiment doit se trans former en authentique ressentiment social, est une saine thérapie.
En réalité, le ressentiment social n’est que de l’assentiment. Assentiment à l’opinion de celui qui vous convertit, à celle du parti auquel vous adhérez, à celle de la foule que vous rejoignez afin de contester, à celle de votre culture quand elle maudit les autres, à l’opinion qui tient le haut du pavé. Nous nous interrogeons : quels étaient les gens que Nietzsche condamnait en condamnant les gens habités par le ressentiment ? On se demandera ce que Nietzsche peut-il bien venir faire là-dedans. Pourtant, Nietzsche a beaucoup à y voir : les autistes ne sont-ils pas ceux qui refusent la « volonté de puissance » (au sens où l’on entend celle-ci) ?
A un moment ou à un autre, l’insubmersible thérapie sociale refait surface. L’honnêteté nous oblige à reconnaitre que, faute d’autre chose, une forme de thérapie sociale, de même que le dévouement des familles, ont énormément contribué à une meilleure prise en charge des autistes. Par thérapie sociale, nous n’entendons pas ici, bien que pour beaucoup elle s’inscrive devant cet horizon, thérapie politique, mais thérapie de l’extériorité, du faire dans l’espace sociétal, donc du comportement. Le « comportementalisme » pense qu’on peut soigner les causes en s’attaquant aux conséquences. A un certain niveau, il n’a pas entièrement tort, nous vivons dans un monde mu par le processus de Re-présentation, les choses sont corrélatives, elles renvoient les unes aux autres. Toutefois, en dépit du va et vient entre elles, dans un couple ou un ensemble de choses, il y en a toujours une qui, dans une situation précise, prévaut sur les autres. Néanmoins, si, lorsque nous avons été piqués par un moustique, ce n’est pas en nous grattant que nous tuerons le moustique, nous gratter nous soulagera quelque peu de la démangeaison et nous aidera à la supporter. Au cours de notre vie, il ne faut pas se laisser submerger et emporter par ce qui nous échappe encore et se gratter n’est pas, au nom de l’hygiène et de la bienséance, à dédaigner. Le comportementalisme, quelles que soient les justes réserves nourries à son encontre, permet, pour l’instant, de garder le contact avec de nombreux autistes. Certes, il y a du dressage dans le comportement du comportementalisme, du dressage comme nous en faisions état pour les pur-sangs et cela nous inquiète, mais il ne faut pas non plus se garder de tendre la main à quelqu’un qui se noie, sous le prétexte qu’elles est sale.
Ne nous leurrons pas, ce dressage de secours ne manque pas de renforcer le ressentiment des autistes. Il offre de bonnes raisons, au sens de notre société, à un ressentiment qui commence à devenir plus ou moins social, plus ou moins sociétal. Hélas, bien des autistes ne passeront pas par là et il subiront la discipline comme faisant partie de la constante agression du monde qui les entoure, un monde qu’il leur est vital de rejeter. Avec l’adjectif « vital » et le verbe « rejeter » nous sommes confrontés à l’horrible contradiction de l’autiste profond : il lui est vital de rejeter ce qui lui serait vital dans notre monde et notre société. Comme si sa souffrance et sa mort lui étaient vitales, mais comme si, aussi, il y avait, avec lui, une autre subjectivité à l’oeuvre.