Dès que nous évoquons les prouesses calculatrices et musicales de quelques autistes, aussitôt, autour de nous, on se récrie : « quoi, vous vous permettez de mentionner des cas exceptionnels et vous voudriez en faire une généralisation, c’est presque insultant pour tous ceux qui entourent et qui soignent des centaines d’autistes, lesquels n’ont jamais communiqué avec eux (si on peut appeler ça communiquer) autrement qu’avec des cris poussés en se débattant ! » Face à cette indignation, force nous est de reconnaitre qu’un certain optimisme médiatique, montrant toujours les mêmes cas, voudrait nous faire croire que tous les problèmes sont en voie de guérison, qu’il suffit d’un peu de bonne volonté et de beaucoup d’espoir, lequel prend appui sur la conviction que « tout le monde est comme tout le monde (si ce n’est mieux) », qu’il s’agisse des sans domicile fixe, des handicapés, des cancéreux en phase terminale, de ceux qui sont au fond de la dépression et de ceux qui sont autistes. Ce sont tous des citoyens ! Certes, mais ce n’est pas du tout le problème (c’est à dire la souffrance qu’ils endurent et la détresse de ceux qui les accompagnent). Face à cette indignation, nous sommes prêts à faire amende honorable, à la condition qu’on ne fasse pas l’impasse sur plusieurs éléments de logique : il est possible de parler des autistes « exceptionnels » comme il est possible de parler des athlètes courant le cent mètres en moins de dix secondes, mais la performance du coureur de cent mètres apporte la preuve que l’espèce humaine est susceptible de franchir le mur des dix secondes, ce qui la positionne physiquement par rapport aux autres mammifères (pour un lièvre ce prétendu mur n’est qu’un caillou, tandis que pour un panda il s’agit d’un Everest). En ce qui nous concerne, nous ne courrons jamais le cent mètres en moins de dix secondes, il n’en reste pas moins que notre organisme s’inscrit dans cette perspective et, en disant ceci, nous ne prétendons pas qu’un jour nous y parviendrions, mais nous constatons que notre corps fait partie de la catégorie des organismes intégrés dans cette échelle. Donc, connaitre la conformation physique d’un champion revient à connaitre l’un des paradigmes limites de la physiologie humaine. Evidemment, il est possible de nous rétorquer que ces fameux champions ne font plus partie de notre espèce. Les journalistes n’y manquent pas, toutefois on admire d’autant plus ces performances (à supposer qu’elles ne bénéficient pas de dopage) qu’on ne croit pas un mot des propos laudateurs de journalistes dont on apprécie d’autant plus les métaphores Homériques.
Toutefois, au stade de connaissance de l’autisme, il est nécessaire de prendre en compte les réserves exprimées quant à la faculté des autistes- aux- performances- exceptionnelles, de représenter leurs compagnons de malheur – à supposer qu’ils fassent vraiment partie du même groupe. C’est le problème avec toutes les pathologies dont on découvre les arcanes. A juste titre, très souvent, on considère qu’on ne parle pas de la même chose lorsqu’on parle de plusieurs cas dits d’autisme. D’ailleurs, nous sommes en droit de nous demander (et nous sommes loin d’être les seuls à le faire) si la plupart d’entre nous – des gens soi-disant normaux – n’ont pas traversé une période, plus ou moins courte, et ne sont pas composés d’une part, plus ou moins petite, de ce qu’on pourrait traiter d’autisme. Si cela se révélait exact, on comprendrait qu’en se penchant sur l’autisme – en général et en particulier – nous nous penchons sur nous tous.
L’avantage, avec les autistes « performants » est qu’ils serviraient de témoins, encore qu’il faille se méfier des réécritures de témoignages et de la forme de certains reportages ; il est nécessaire de « les prendre avec des pincettes ». Il n’en reste pas moins que surnage de ces quelques « racontars » une tonalité qui n’est pas éloignée de ce qu’on peut imaginer en observant les nombreux autistes « non communicants ». Nous disons bien une « tonalité » et non une forme de conceptualisation parce qu’avec ce second terme on ne peut s’empêcher de renvoyer à un type de penser très formaté. Cette remarque ne cherche pas à dire que les autistes ne conceptualiseraient pas, au contraire, sauf que leur modalité conceptuelle serait tellement plus diffuse, si ce n’est éparse, qu’il serait difficile pour un citoyen « psychiquement correct » de la tenir pour une authentique conceptualisation. Le citoyen « psychiquement correct » se tromperait tant il tient la pensée telle une grossièreté conceptuelle. L’éventuelle conceptualisation des autistes est tellement labile qu’il leur est insupportable d’en tolérer toute forme de grossissement lequel leur paraît être une agression contre laquelle ils crient et se débattent. Les autistes ressentent bien sûr quelque chose, ils ne souffrent pas d’un manque de subjectivité même si la leur a peu à voir avec la nôtre. Ils souffrent d’un manque d’adéquation de leur propre subjectivité avec celle qui a cours dans notre société, d’un manque d’adéquation de leurs présents avec les nôtres. Et, aussi, d’un grand écart de consistance entre la signification qu’ils connaissent et les significations que nous utilisons.