Quitte à paraître « lourds » à force d’insister, nous revenons sur la notion de subjectivité. Tels que les entendent nos contemporains, le sujet et la subjectivité qui l’entoure et s’y réfère, non seulement sont réservés aux personnes humaines ou assimilées, mais en prennent la place. De plus, la conscience leur semble inséparable du sujet et, dans une moindre mesure, de la subjectivité. On éprouve le plus grand mal à penser que la plus petite parcelle inerte de matière puisse être tenue pour un sujet, sauf évidemment un sujet dont on parlerait et qu’on ferait, si besoin était, rafistoler. On attend que la plomberie du monde marche mais on se fout de ses joints. En fait, ce n’est pas rigoureusement exact puisque, de plus en plus, on prête un intérêt fonctionnel à son corps et l’on tend à limiter sa pensée au mode opératoire . On accorde aucun être au moindre des joints qui pourtant est. On ne place pas au même niveau ce qui est « vivant » au regard de ce qui est censé être inerte mais, paradoxalement, on préfère, afin de se poser le moins de problèmes, traiter le « vivant » comme on traiterait l’inerte.
Il y a bien plus de sujets qu’on ne croit – comme le disait l’humoriste, au 19éme siècle, » la France compte tant de millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement ». Aux yeux aveuglés du sens commun, un authentique sujet maitrise les objets qui l’entourent pour la bonne raison qu’au moyen de sa conscience, il les conceptualise – à commencer par cet objet « libre » qu’est lui-même – et qu’en conséquence il se trouve en mesure de les manipuler. On a bien voulu, finalement, accorder une fonction subalterne de sujet à ce qui ne bénéficie pas de la conscience en le qualifiant de cause (étant bien entendu qu’il ne s’agit pas là de cause première ou de grande cause), ce qui a permis d’introduire un début de pensée scientifique et d’envisager mécaniquement le monde. Hors de la foi qui, au contraire, avait tendance à la tenir pour un perroquet, on a toujours éprouvé beaucoup de difficulté à admettre la secondarité de la conscience avec ses images et ses reconstructions conceptuelles (la sortie du fanatisme religieux consista, la plupart du temps, à conférer une première place à cette conscience – première place nommée « liberté de pensée »).
Dans ce grand combat qu’est le jugement de valeur de la considération humaine, la subjectivité vint au secours du sujet. Par trop fonctionnel, ce dernier risquait d’être reconnu pour ce qu’au fond il est, tout d’abord un joint, et sa conscience pour une mécanique, aussi belle soit-elle (la pensée de Descartes avec ses animaux- machines était passée par là). Espèce de situation du sujet, sorte de contexte sensible de sa conscience, la notion de subjectivité apporta de la profondeur à celui-ci qui, ainsi, n’eut plus la seule apparence d’une superbe machine. Enorme progrès dans la façon de percevoir la chose mais, en même temps, ouverture d’un questionnement qui, non seulement n’a pas encore de réponse précise mais, surtout, n’a pas encore été posé.
Si la subjectivité renforce le sujet mais comprend aussi une grande part de sensibilité, force est de reconnaitre que cette subjectivité ne se tient pas seulement à partir de la conscience, du moins d’une conscience uniquement conceptuelle au sens où nos sociétés et nos mentalités se représentent la conceptualisation. Au théâtre, on ne joue pas seulement avec sa tête (encore qu’il ne faille pas jouer sans elle), on joue aussi avec « ses tripes » et, disant cela, on veut dire qu’on joue nécessairement avec une « tête sensible », laquelle n’est pas automatiquement, aux yeux de l’observateur, située dans un cerveau comme on imagine celui-ci dans l’imagerie commune (attention ces propos n’ont pas pour objectif de militer avec les tenants du corporel lesquels, lorsqu’ils déclarent que le temps est venu de « jouer avec son corps », oublient tout simplement que ce fameux corps est coordonné avec un cerveau et n’est pas un simple végétal).
D’ailleurs, il n’y a pas que la subjectivité qui ne se tient pas exclusivement au niveau conscient (tel qu’on se représente celui-ci), il en est de même pour le sujet. Nous dirons plutôt qu’il en est de même pour LES sujets.