Des sujets ? Il y en a plein et partout. Il n’y a que ça, du moins pour qui perçoit. Encore que, théâtralement, il soit idiot d’établir une différence de nature entre les choses aptes à la perception et les choses qui en seraient démunies. Pour le théâtre toute chose perçoit, et voilà pourquoi un acteur est en mesure d’en interpréter le rôle, de la jouer. Vous aurez noté le genre choisi pour l’article, dans l’expression « la jouer ». Nous n’avons pas écrit « …un acteur est en mesure d’en interpréter le rôle, de le jouer » car, à nos yeux, il s’agit de jouer une chose plutôt que d’en jouer le rôle. « Jouer le rôle » aurait tendance à se référer à une signification, à renvoyer à un signe et à se réduire à la seule apparence alors que le fait de jouer la chose aspirerait à être cette chose. Nous touchons là à une des grandes différences entre les « spectacles » et le « théâtre », entre le fait de s’activer et celui de jouer. Le spectacle « signifie » tandis que le théâtre « est ». Bien sûr, pour signifier il est besoin d’être, mais cette faculté d’être se tient en deçà. Bien sûr, quand on est, d’une façon ou d’une autre on signifie, mais toute signification s’enlève au-delà. Toutefois, il est important de rappeler que ce qui est « signifie », à la condition qu’il y ait un autre pour le percevoir. Ceci impliquant que toute signification implique l’existence de l’autre. Ce qui ne veut pas dire que la moindre signification donnerait existence à un autre mais, plutôt, que « l’existence de l’autre permet la signification ». Pareille implication nous fait effleurer le paradoxe de la prière : on n’a pas la certitude de l’existence d’un autre précis, mais on croit signifier notre prière à tel ou tel, en raison de l’être de l’autre en général. L’autre est de l’ordre du jeu, mais ce qui a trompé les humains, lorsqu’au cours de l’histoire ils sont sortis de la possession – le fait de se trouver possédé par l’autre – est que, pour retrouver l’énergie de cet état, ils eurent besoin de choisir à chaque fois un autre en particulier, c’est à dire un personnage, ce que le théâtre eut la mission de leur offrir.
Pour qu’il y ait du jeu, il est nécessaire qu’il y ait de l’autre et à partir de cette assertion il est aisé de conclure : pour qu’il y ait de l’autre il est besoin qu’il y ait du jeu, ce que le théâtre affirme depuis des millénaires. Affirmation sans cesse contestée, ne serait-ce, ces derniers temps, que par nombre de ceux croyant ainsi suivre un prétendu sens de l’histoire ou du progrès. Pour ceux-ci, le jeu ne revient plus à jouer telle ou telle chose mais à l’imiter, la signifier, l’expliquer, la critiquer, la dénoncer. La première victime fut logiquement le personnage dont il faut avoir l’honnêteté de reconnaitre que, souvent, il se réduisit à un amas de conventions et de caricatures – donc de signes – qu’il n’était plus nécessaire de faire être et qu’il était suffisant de signifier. L’affirmation du théâtre s’assourdit d’autant plus que ses plus grands artistes s’empressent, au nom du « politiquement correct », de l’étouffer.
Des sujets ? Il n’y a que ça, suffit de les percevoir, mais, dira-t-on, à part les êtres humains, les animaux et, si nous y tenons vraiment, les végétaux qui peut donc bien percevoir ? Aux yeux du théâtre, voila bien l’erreur commune. De même que toute chose peut se jouer – non seulement se signifier – toute chose perçoit, certes, non pas avec une conceptualisation mais, et le théâtre aide à le comprendre avec son processus de Re-présentation, mais avec son percevoir le plus fruste. Tout de suite vous aurez envie de répliquer qu’aussi fruste soit-elle cette perception a besoin de passer par un minimum de conceptualisation qui lui apporte les moyens de se comparer à des images élémentaires, donc de percevoir ! Et si cette fameuse conceptualisation minimum était un développement du processus de Re-présentation ? Question agaçante pour les tenants de « l’esprit », non pas celui qui, à l’instar de celui du vin, s’exhale, mais cette entité abstraite qu’ils mettent en place des dieux. Au fond, le théâtre fut toujours leur ennemi comme il fut celui des églises. Tous perçoivent, même les autistes profonds.