« Percevoir », ce mot (verbe ou pseudo substantif) témoigna, avant que nous nous permettions d’employer le néologisme « Re-présentation », d’une de nos constantes interrogations. Selon l’histoire de la langue française, il signifie recueillir et saisir mais nous avons toujours été tenté de préférer à l’étymologie, un jeu de mot sonore composé avec « percer » et « voir ». A nos yeux, « percevoir » consiste à percer le voir, peut-être, au bout du compte, à le trouer, donc à toucher, si cela est possible, à ce que cette faculté et cette fonction ont de nul – ce qui ne revient pas à nous percer les yeux et à nous rendre aveugles. « Percer le voir », non pas le transpercer, aller au delà et se prétendre extra-lucides, mais, au contraire, le percer en nous efforçant de retrouver son en-deça. Qu’y a-t-il donc avant lui qui soit déjà lui ? On dira qu’avant lui, il y a le « concept », mais le théâtre, ainsi que toutes les démarches qui privilégient le « sensible », nous pousseront à remarquer que ce fameux « concept » vient après le « voir », quand bien même affirmera-t-on qu’on ne saurait voir, selon une forme ou une autre, ce qu’on n’aurait justement pas formé, imaginé, conceptualisé. Ce « quand bien même » est motivé par la volonté de ne pas se laisser abuser par ce qu’on appelle les « projections » qui « nous font prendre nos propres vessies pour des lanternes » en percevant une réalité que nous avons inventée de toute pièce. Pareille volonté est tout a fait justifiée, toutefois il ne faut pas se méprendre et finir par croire qu’il y aurait des projections à tous les coins de rue. Nous cherchons à préciser par là qu’il ne faut pas se laisser abuser non seulement par les projections qui viendraient de nous mais, aussi, par celles qui seraient projetées par tous les sujets qui nous entourent. C’est à dire « abuser » par les projections que nous avons la lucidité de nous imputer mais aussi par celles que nous prêterions aux autres sujets. D’ailleurs, quand nous employons le terme de « lucidité », nous nous égarons car, avec nos projections, nous avons la prétention de créer le monde, prétention que nous accordons volontiers aux autres sujets tant, à notre époque scientifique, cette prétendue faculté se légitime d’être partagée. Ce qui se trouve en cause ici est la notion de « création » : si les autres sujets sont en mesure de « créer », nous le sommes donc aussi et réciproquement, c’est le temps du solipsisme collectif.
Tous les sujets perçoivent, mais cela ne veut pas dire qu’ils créent ! Curieusement, les êtres humains n’accordent pas la faculté de percevoir à l’ensemble des sujets (ou des choses) mais, en revanche, n’hésitent pas à leur accorder celle de créer, grâce à l’influence de l’esprit scientifique et de sa conséquence mécaniste qui leur permet de parler, pour les choses inertes, de causalité. De causalité et non de création au sens strict car, naturellement, il ne faudrait pas confondre les torchons avec les serviettes, ceux-ci étant déjà dans l’incapacité de percevoir quoi que ce soit bien qu’il se retrouvent salis par ce qui s’y frotte. Pourtant, les salissures récoltées par les torchons n’apporteraient-elles pas des preuves de perception au sens étymologique du terme ? En effet, la perception, au départ, en français, indique la saisie ou la récolte d’objets qu’on a peu à peu sublimés en la dévoluant à des objets conceptuels, puisque, selon le sens intellectuel en cours, l’impression ressentie « au niveau corporel » ne deviendrait une impression que d’être conceptualisée par le cerveau avant que d’être renvoyée vers le « corps ». Ce fameux corps ne serait, au mieux, qu’un transmetteur dont on pourrait bien se demander ce qu’il transmet tant que le cerveau n’en n’a pas donné et communiqué la forme. Il serait stupide de nier la reformulation presqu’immédiate des impressions par le cerveau et sa reconduction par le système nerveux – ce qui explique qu’on puisse ne pas ressentir de douleur, ni non plus la moindre impression, en endormant ce système – mais il est tout aussi stupide de faire fi de la « perception basique » d’une partie d’un sujet matériel à l’endroit d’un autre sujet, même si cette « perception basique » est difficile à concevoir, justement parce qu’elle se situe avant la conceptualisation. L’une n’exclut pas l’autre dans un ensemble de va-et-vient où tout finit par se corréler et se coordonner, selon le principe de Re-présentation.
Ne pas tenir la conceptualisation pour incontournable ne revient nullement à en nier l’importance et la prégnance, mais simplement à tenter de remettre les choses quelque peu à leur place et à ne pas effacer une perception basique qui, pour sa part, relève plus d’un processus de Re-présentation que d’une significative représentation intellectuelle. C’est au niveau Re-présentatif que nous souhaitons nous pencher sur le douloureux problème des autistes, niveau qui entre en jeu bien avant l’architecture d’une monosubjectivité.