Nous sommes parvenus à un tournant de la vision que l’on a, ou plus précisément à son renversement, de l’ordre, au cours du processus de perception, entre la conceptualisation et le percevoir que nous qualifierons, alors, de « percevoir basique ». Nous serions tentés de prétendre que nous renversons l’idée générale qu’on s’en fait, sauf que cette idée n’est pas si générale que ça : est-ce que tout le monde est informé du rôle prépondérant de la conceptualisation, donc des projections qu’on effectue sur les choses qu’on croit percevoir ? L’ignorance est parfois, involontairement, en avance sur son temps. Figurez-vous qu’au temps où l’opinion était persuadée que la terre était plate, un certain nombre de gens ne le savaient pas, ne savaient même pas que c’était cela qu’il fallait savoir. Certes, pouvait venir à l’esprit de quelques uns d’entre eux, s’il leur arrivait, par hasard, de penser à cette question, que la terre pourrait bien être épaisse et sphérique. Imaginez combien ces quelques individus n’ont pas dû se trouver surpris le jour où on leur à déclaré qu’à partir de maintenant, elle était ronde. Nous touchons là au problème de l’état de connaissance chez les individus : nous nous permettrons de dire que cet état est dialectique. Il existe une grande différence entre celui qui n’exclut pas que la terre soit ronde pour la simple raison qu’il ne sait pas qu’elle est plate et celui qui, sachant qu’elle est plate, découvre qu’en vérité elle est ronde, ou plus rigoureusement – ou relativement – qu’elle est devenue ronde ( parce que la vérité, comme toutes les opinions, évolue).
Il est, en effet, important d’envisager qu’il y ait un « percevoir basique », mais ceci après que d’avoir pensé que tout passait par le filtre du concept. Quand nous sautons, nous ne sommes pas obligés d’oublier l’ancienne rive, il est bon d’éprouver une réelle remise en question laquelle, en l’occurrence, nous permet de ne pas faire l’impasse sur le rôle énorme de la « projection conceptuelle » dans les processus de perception. Le « percevoir basique » ne vient pas tout de suite à l’esprit tant justement cet esprit l’a paré de projections. C’est le tort du mot « percevoir », comme la plupart des autres, il est chargé d’histoire et, particulièrement en ce qui le concerne, chargé de sens conceptuel (puisqu’on perçoit un objet, lequel est conceptuel). Il est besoin que nous acceptions, de notre part, une certaine bêtise sans, toutefois, que nous y cédions, attitude, nous en convenons, d’autant plus délicate à tenir que, bien souvent, nous tenons pour intelligence notre bêtise habituelle. Il y aurait deux modes d’intelligence, un mode conceptuel et un mode complice (« être en intelligence avec » – ce qui n’empêche pas de trahir ou d’espionner), et nous devrions, si cela nous était possible, tenir la balance égale entre les deux. Il serait effectivement besoin d’accepter une certaine bêtise pour pratiquer un « percevoir » qui ne soit pas totalement hypothéqué par la conceptualisation. Il faut bien le reconnaitre, certaines formes d’intelligence manquent par trop d’intelligence. L’authentique acteur de théâtre est en intelligence avec les choses, les personnages et cette faculté, mise en valeur par le théâtre, n’est justement pas estimée à sa juste valeur ; il faut dire que l’acteur est trop souvent l’un des premiers à la mettre sous le boisseau et à se piquer d’un intellectualisme dont il n’est pas certain qu’il en connaisse les vrais enjeux et les réelles conséquences.
Les « Asperger » sont choqués par toutes ces fausses théâtralisations qui habillent les comportements. Ils les jugent non seulement insincères mais aussi inutiles et commettent ainsi, quand bien même n’ont-ils pas tort, une légère erreur par rapport à leur insertion dans nos sociétés. La question est particulièrement embrouillée en ce qui concerne le théâtre, parce que, contrairement à ce qu’il paraît, certains acteurs sont d’autant plus insincères qu’ils s’efforcent, à juste titre, de « ne pas trop en faire » et de neutraliser leur jeu alors que d’autres se livrent à une excessive expressivité, mais avec franchise et sincérité. Il est difficile de dire où se tient la plus grande soumission à la signification, au détriment du processus de Re-présentation. Les « Asperger » sont loin de discerner les plus « gros trucs », ils en sont loin pour la bonne raison que les spectateurs « ordinaires » ainsi que les spectateurs « professionnels », mus par leur habitude ou par la mode, ne les discernent pas plus, sauf que leurs ignorances sont sanctifiées par l’opinion (laquelle se divise en deux opinions qui se confortent l’une et l’autre : l’opinion traditionnelle et l’opinion » d’avant-garde »). Au fond, les « Asperger » ne nous font pas confiance, et ils ont bien raison, alors que, finalement, pour ce qui nous concerne, nous nous faisons confiance, et nous avons, nous aussi, raison parce qu’il faut bien vivre ensemble.