L’acteur défend son personnage. Nous ne parlons pas de l’actant, mais de l’authentique acteur qui joue et ne se contente pas d’exécuter ou de signifier. Evidemment, la question reste entière pour l’acteur qui s’efforce de se « distancier » du personnage, mais elle ne se trouve pas close automatiquement, parce qu’un authentique acteur s’identifie peu ou prou à un personnage. Encore faudrait-il que ce soit le « bon » ; toutefois cette interrogation se pose tout autant dans le cas de l’acteur qui a décidé de s’y identifier car rien ne démontre qu’il parvienne à s’identifier précisément au personnage auquel il entendait le faire. On sera tenté de dire que nous essayons de faire prendre conscience que, toujours, l’acteur s’identifierait, sans le savoir, à un des autres personnages de la pièce, mais ce n’est pas exactement cela que nous entendions faire remarquer. En fait l’acteur, lorsqu’il y parvient, s’identifie à un personnage général (lequel ne constitue pas une synthèse de tous les personnages d’une pièce), que nous appellerons le Personnage et qui est un avatar du personnage commun auxquels les anciens grecs s’identifiaient en se livrant aux premiers choeurs dionysiaques d’avant la formation du choeur dithyrambique de la Tragédie. Bien sûr, ce Personnage, chaque acteur va le différencier en interprétant le personnage qui lui est dévolu dans une pièce particulière. Cette opération de différenciation, d’individuation, implique deux démarches simultanées et corrélatives : s’identifier au Personnage et jouer la situation du personnage. Pour réussir pareille double opération d’individuation il lui est nécessaire de « défendre son personnage ». Nous n’employons pas le possessif « son » par hasard, en défendant son personnage l’acteur défend une propriété, un territoire, et, c’est de se trouver défendu (et pas interdit) qui fait être le personnage. L’identification conduit à une appropriation et passe par la défense. Par devers elle, l’opinion n’a pas pour habitude de privilégier la défense, elle va jusqu’à dire que « la meilleur défense c’est l’attaque », mais disant cela se rend-elle compte qu’elle implique l’attaque comme faisant partie des moyens de défense ? En tout cas, la défense est une notion fondamentale dans les théories de Freud.
Le « refoulement » fait partie de l’ensemble de la défense psychique des individus, mais celle-ci ne s’y restreint pas ni ne s’y résume. Les autistes profonds ne bénéficient pas du refoulement, mais ils ne sont nullement sans défense comme cette remarque n’est nullement une plaisanterie, bien que leur défense soit relativement inefficace par rapport à leurs terreurs et leur douleur. Toutefois, elle explique leur repliement qu’on comprendra aisément si l’on pense au mal de dent contre lequel on se concentre malgré l’agacement que nous procurent les interventions extérieures, aussi amicales soient -elles. De plus, elle démontre qu’on se trouve en présence d’une individuation. On pourra dire, une individuation vivante, et nous ajouterons avec « de la pensée ». Défense, individuation et pensée sont liées.
Reconnaissons-le, la façon dont nous présentons ce trio (défense, individuation, pensée) suscite chez nos interlocuteurs, une réserve ou, du moins, une forme d’atermoiement et non l’entame d’un débat : il faut les comprendre, ils sont trop habitués à une certaine conception du monde et, quand bien même, au fond d’eux-mêmes, la mettraient-ils en doute, ils jugent plus prudent de ne pas en parler. Vaut mieux attendre. Attendrons-nous longtemps ? Et les autistes ? Attendront-ils encore longtemps ? Franchement ce n’est pas si grave que ça, cela fait déjà des siècles qu’ils attendent et le pire, à la vérité, est qu’ils n’attendent pas, ils n’attendent rien sauf, et ce n’est pas sûr, que leurs terreurs et leur douleur cessent. Ce n’est, justement, pas sûr car ils seraient plutôt en attente du prochain flux qui les agressera. En attente ? Oui, mais sans le souhaiter. On peut attendre avec un effroi auquel, ultérieurement, la signification donnera le sens de la crainte. Un peu comme dans un poste avancé, les héros attendent que l’ennemi attaque. Les autistes profonds défendent leur territoire. La pensée est déjà là et, pour les spécialistes, le plus périlleux consisterait à envisager publiquement que la pensée puisse précéder la signification, tant les esprits savent qu’ils doivent considérer que la psyché est la seule conséquence d’un organe mental. Le théâtre nous a appris que la pensée n’attendait pas la signification (comme, par ailleurs, nous nous permettons de le rappeler, la défense n’attend pas le refoulement).