La réticence de personnes avisées, tels que les psychanalystes, à placer la « défense » avant le « refoulement », bien que Freud ait parlé de la première avant que de parler du second, vient de notre difficulté à remonter l’existence de l’homme, ainsi que nous la connaissons, en deçà de notre temps. Nous en voulons pour exemple l’extraordinaire surprise, moult fois répétée sur les ondes et les journaux, devant les chefs- d’oeuvre de la grotte Chauvet qui remonteraient à plus de tente mille ans. Comme c’est peu dans l’histoire du monde et de la matière ! C’était hier, c’était ce matin, c’était tout à l’heure et nous sommes ridicules d’avoir pu penser que les hommes de cette période étaient, comparés à nous, de simples abrutis. La plupart d’entre nous serions incapables de dessiner de façon aussi saisissante et précise tous ces animaux sur les parois de ces cavernes. Michel- Ange exista bien avant nous. 30.000 ans ! cette courte distance, que nous trouvons aussi longue, ne s’étend pas seulement sur l’échelle historique, elle s’est accumulée, elle est présente à chaque point de la matière qui nous constitue. Bien qu’en raison de son renouvellement, chacune de nos cellules soit née hier, elle refait un parcours de plus de trente mille ans avec chacun de ses différents stades. Nous ne sommes pas nés d’hier, mais hier a-t-il jamais existé ? Après avoir observé les autistes, nous les voyons comme l’exceptionnel témoignage d’hier et cette remarque ne doit pas être reçue comme du mépris ou de l’insulte. Les autistes profonds sont encore sur les rives de la terreur, tandis qu’on est persuadé de lui avoir tourné le dos et d’avoir, vers l’intérieur des terres civilisées, emprunté les chemins de la raison et de l’histoire.
On croit avoir tourné le dos aux rives de la terreur, mais il ne faudrait surtout pas croire que l’autisme ait été un stade de l’évolution historique de l’espèce humaine. Nous disons bien de son « évolution historique », car l’homme de Cro-Magnon ne fut pas une espèce autiste. Certes, parmi les homo sapiens, il y avait surement des individus avec des » handicaps psychiques », comme à toutes les époques et pour toutes les espèces d’hominidés, mais Cro-Magnon n’est pas une espèce, seulement un lieu-dit où fut découvert un des premiers squelettes des homo sapiens, lesquels n’étaient pas plus autistes que nous tous. Nous abordons là, un nouveau point de vue sur l’évolution et ce nouveau point de vue nous permet de découvrir que l’évolution se déploierait selon deux registres. Nous nous apercevons qu’il faut distinguer « l’évolution historique » que nous qualifierons de longitudinale, de « l’évolution synchronique » que nous pouvons qualifier de verticale (épaisseur, hauteur, profondeur). Cette distinction entre deux registres de l’évolution est aussi une distinction entre les deux types de sujets employé dans la description d’un ensemble vivant. Pour décrire un tel ensemble, comme l’homme par exemple, nous pouvons soit tenter d’en saisir la globalité, et celle-ci est déterminée par son évolution biographique, historique, soit nous attacher à chacun des éléments qui le composent. Chacun de ceux-ci connait, par rapport à la globalité et à la durée de l’évolution de l’ensemble, une sorte d’immédiateté, de synchronicité. Il est, bien sûr, nécessaire que nous précisions ce caractère vertical et comment il se conjoint avec une globalité. Sans cela, on nous opposera qu’en considérant un des éléments qui composent l’ensemble, comme la cellule, on s’aperçoit que celle-ci subira une évolution historique et qu’au cours des âges de l’ensemble, elle naîtra, grandira, se modifiera, vieillira et mourra. Ce faisant, on n’aura pas tort, sauf qu’on aura considéré cette cellule particulière comme un ensemble en soi, bien qu’on n’ait pas oublié qu’elle faisait partie d’un ensemble plus grand. Il existe une grande différence, même si l’on éprouve quelque difficulté à l’envisager et à la sentir, entre le fait de considérer une partie d’un tout comme un tout en elle-même et le fait de considérer cette partie en la rapportant au tout auquel elle appartient.
Toute chose est un ensemble et une partie. En tant qu’ensemble elle a une histoire. Chaque ensemble est constitué de parties, quand bien n’en aurait-il qu’une seule. En faisant partie d’un ensemble, aucune de ses parties n’a une histoire. En revanche, en tant qu’ensemble en soi, elle dispose d’une histoire. Il est vrai qu’afin de mieux considérer chaque ensemble et chaque partie, il faudrait adopter les deux types de point de vue, mais il faut avouer qu’on est toujours tenté, de nos jours, de faire l’impasse sur le caractère vertical (l’histoire semble l’avoir emporté sur la synchronicité, toutefois, n’oublions pas que certains historiens ont tenté d’élaborer des « histoires synchroniques » – la solution n’est pas de choisir l’une plutôt que l’autre, ou de se lancer dans une synthèse qui risquerait de les effacer, mais d’emprunter les deux voies).
Lorsqu’on croit avoir tourné le dos aux rives de la terreur, sans le savoir, on fait référence au « vertical » plutôt qu’au « longitudinal ». Nous ne pensons pas que, pour les hommes de Cro-Magnon, les sentiers qui serpentaient autour de leurs cavernes étaient plus effrayants que les rues sillonnant nos banlieues. Aujourd’hui peut-être, mais c’est une question de fantasme. La terreur dont nous parlons vient du fond de la synchronicité, de la verticalité. On a trop tendance à parler de l’homme à partir de l’homme, à partir du moment où commence son histoire, mais sans le savoir, il a traversé bien d’autres stades et certains, parmi son espèce, sont restés au bord de la rive des terreurs. Il s’agit d’un hier anhistorique. Le temps sans histoire, du phantasme.