La plupart du temps, les « Asperger », ainsi que les « autistes moyens » (quand ils peuvent l’exprimer), n’apprécient pas le théâtre, en tout cas, consciemment, ils ne goûtent pas le comportement « théâtral » des gens dans la vie courante. Nuançons leur jugement, nous sommes en droit de nous demander si, au bout du compte, ils restent insensibles au minimum de chaleur, dû à un minimum de théâtralité, des personnes qui se penchent vers eux. D’ailleurs, ce minimum de théâtralité est sincère, il ne faut pas le confondre avec une forme de théâtralisation et nous saisissons cette opportunité pour bien distinguer entre la théâtralité et la théâtralisation. Le minimum de théâtralité est sincère dans la mesure où il est inhérent à la vie qui anime les personnes attentives aux autistes, comme il est inhérent à l’existence de tout individu conscient. Il n’est pas certain, bien que cela puisse donner l’impression de les rassurer, qu’un ordinateur ou un distributeur automatique les conforterait plus qu’un proche, avec sa théâtralité, même si celle-ci les pousse à s’étonner et peut-être s’inquiéter quelque peu. La théâtralité est inhérente à la vie parce que celle-ci est un stade de ressaisissement de la matière. Remarquez, la matière en elle-même, est un ressaisissement, mais celui-ci est moins perceptible que celui de la vie. Il existe un troisième stade de ressaisissement, celui du jeu avec sa fiction et, plus particulièrement, celui du jeu dramatique avec ses identifications. Tous ces ressaisissements font partie intégrante de la re-présentation suscitée par le processus de Re-présentation, mais le troisième niveau, qui fait intervenir la conscience et l’intention, est encore plus visible, si ce n’est caricatural. Il risque toujours d’être insupportable à celui qui veut s’en tenir à la signification.
Nous touchons là aux apparentes contradictions de la « signification » telles qu’elles sont perçues par les uns et par les autres. Le champ de la « signification » est dialectique, il se contredit pour continuer à s’étendre. Le théâtre est un domaine privilégié pour ces apparences contradictoires. Lorsque nous opposons le théâtre de Re-présentation au théâtre de signification, tout de suite on limite la signification à l’objet de signification et l’on restreint celui-ci au seul « message » (la plupart du temps « littéraire »). Ce faisant, on se refuse de voir que toute forme, à défaut d’être significative (comme un « mot ») est signifiante. Quand bien même n’aurait-elle pas un sens, en tant que « signifié », elle bénéficie d’un sens formel (cf. l’esthétique) que, d’ailleurs, chacun, en un second temps, pourra associer à telle ou telle idée. La signification ne se réduit pas à l’expression verbale, elle recouvre toute forme d’expression et ceci sans l’obligation d’une préséance sémantique. Aussi nous qualifions de théâtre de la signification, aussi bien une pièce « à message intellectuel » qu’un spectacle esthétique ou qu’une interprétation expressive. A l’opposé, le théâtre de Re-présentation, plutôt que d’exhiber des objets de sens ou de forme, s’attache au processus qui les suscite.
Les « Asperger » sont loin d’être les derniers à réduire la « signification » à ses objets et ceux-ci au seul objet verbal et « signifié ». Au contraire, ils prennent pour « non-significative », donc douteuse, toute signification formelle que tous ceux qui les entourent mêlent au sens littéral. La plupart du temps, ces significations formelles ne sont pas des ajouts factices mais participent d’une théâtralité usuelle et foncière. De cette façon, les « Asperger » sont conduits à se méfier d’un théâtre qui, pourtant, est loin d’être le théâtre puisqu’il n’est qu’un « théâtre de signification ». Ceux qui s’accrochent le plus à la signification se défient du théâtre de signification ! Ils s’accrochent à la signification, mais, sans particulièrement le savoir, à celle-ci en tant que « fil » et, de fil en aiguille, de refoulement en refoulement, ils parviennent à passer par le « chas de l’aiguille » et n’ont plus à faire, à chaque fois, qu’à un concept épuré tellement il est littéral. Un concept n’est pas seulement une idée verbalisable, cela peut être aussi la manière de concevoir une attitude : ainsi, il n’est pas rare qu’un « Asperger », éprouvant le besoin de regarder une personne qui converse dans un groupe, fende le cercle de ce groupe et s’approche de cette personne au-delà de la limite des convenances de la proxémie (propres à chaque culture). La personne ainsi « agressée » ne manquera pas de lancer un « tu veux voir ma photo ? » qui n’empêchera pas « l’Asperger » de continuer à la scruter sous son nez. L’emploi du code de proxémie fait aussi partie du langage mais, comme sa nature est formelle, « l’Asperger » ne lui porte aucune considération et le juge plutôt déplacé alors que c’est lui qui, dans cette situation et au regard de tous, est radicalement déplacé.
En parvenant à cette intrusion involontaire, « l’Asperger » tourne carrément le dos à l’univers de la « défense basique » propre à « l’autiste profond ». Son choix (voulu ou non) de la signification « en tant que fil » lui a permis, refoulement après refoulement, d’accomplir quelques actions littérales. Ces actions littérales ne sont pas seulement de l’ordre de la signification en tant que fil, mais aussi de la signification en tant qu’objet intellectuel et social (bien qu’il ne s’en rende pas compte tant il est exempt de duplicité), et dans ce cas elle est ressentie au mieux comme un manque de politesse et, au pire, comme un début d’agression sexuelle. Il n’en n’est pas conscient, le refoulement fonctionne différemment chez lui et chez « ses victimes ». Celles-ci, comme tout un chacun, ont un inconscient mais en l’occurrence leur refoulement ne les empêche pas, parfois, de subodorer, à tort, que le malheureux « Asperger » ait voulu les agresser alors qu’il voulait seulement les observer (n’oublions pas qu’à sa différence, le « voyeur » sait qu’il regarde pour un « plaisir érotique »). Toutefois, ce type « d’agression » ne démontre pas que « l’Asperger » n’éprouve aucune gêne vis à vis des autres. Il éprouve peu de confort dans la vie collective et préfère, toute sa vie, rester près des siens, dans un univers restreint mais qu’il connait bien.
Encore un point de comportement dont la remarque est importante : les « Asperger » parlent avec un ton plutôt monotone et mécanique et, cela se remarque chez les sujets masculins, une voix de fausset. Le fait de s’accrocher, grâce au refoulement, au fil de la signification, les pousse à resserrer ce fil au maximum, à resserrer et à contraindre involontairement leur voix. Le pur fil de la signification tend à devenir un filet de voix. Ce phénomène est à rapprocher de la tendance théâtrale qui consiste à ne plus « faire de la voix ». Certes, voilà qui, pour bien des raisons, est positif, mais pourvu que ce ne soit pas la marque d’un certain abandon de la violence théâtrale, entre autre celle de la tragédie.