Juin 2015 – Je reprends enfin mon blog. Cette fois-ci je traiterai des Chiffres et de leur différence d’avec les nombres. Le Théâtre parle de tout, mais lorsque je dis cela, je ne parle pas des significations de ses répliques et de ses gestes, ni non plus des histoires qu’il raconte. Non, je parle du rapport que le Théâtre entretient avec le processus de Re-présentation qui suscite la matière et dont il témoigne.
Le Théâtre peut parler de ces grandeurs profondes que sont les Chiffres. Pour suivre plus facilement cette étude je vous conseille, à chaque fois, de vous référer à la séance précédente.
I. Précisions et précautions
Le sous-titre de cette étude suscite aussitôt une exclamation de bon sens : que vient faire le Théâtre là-dedans ! Mais le bon sens manque souvent de curiosité. Cette exclamation est aussi une question : qu’est-ce que le Théâtre a à voir avec les Chiffres ?
Le Théâtre a à voir avec beaucoup de choses. Si ce n’est avec toutes les choses. Avec le monde et avec sa matière. Oui, avec sa matière parce que celle-ci est la conséquence du processus fondamental de Re-présentation. En élaborant les représentations qu’il nous donne, le Théâtre témoigne du processus de Re-présentation, mais ce témoignage nous ne le percevons plus, nous nous en tenons aux thématiques, aux esthétiques et aux effets de manche. Nous nous en tenons au spectacle, que ce soit celui du texte ou du geste.
Si nous dépassons le spectacle, si nous dépassons les petits jeux mécaniques des répliques et des actions, nous sommes en présence du grand jeu théâtral dont l’esprit est proche de celui des choses les plus profondes, telles que les Chiffres et les particules.
Bien sûr, il ne s’agit pas des chiffres secondaires dont les hommes ont limité le rôle à exprimer graphiquement les nombres. Par exemple dans le nombre 324, nous avons visuellement le Chiffre 3, puis le Chiffre 2 et enfin le chiffre 4. Ces chiffres secondaires ont, dans l’opinion, pris la place des Chiffres primaires.
De même façon qu’on oublie le Théâtre au profit de ses aspects spectaculaires, on a oublié les Chiffres primaires par rapport aux chiffres secondaires, lesquels servent la soupe aux nombres.
Toutefois, afin de faciliter la compréhension du lecteur nous ne manquerons pas d’utiliser les nombres du système décimal.
A ceux qui nous feraient grief de ne pas référencer les Chiffres au processus des calculatrices électroniques avec seulement le nombre 0 et le nombre 1, nous leur donnerons raison de rappeler qu’il n’existe pas qu’une seule manière d’employer les nombres pour compter. Mais nous préciserons que le processus binaire des calculatrices n’est qu’une synthèse, ô combien intelligente et efficace, dont nous ne nous privons pas de bénéficier. En positionnant ces deux nombres de différentes façons, le système binaire renvoie implicitement aux nombres habituels, et fait de 0 et de 1 deux nombres secondaires. Dès l’origine, sa démarche éloigne encore plus des Chiffres primaires.
II. Distinction entre les nombres et les Chiffres
Sur scène, en scène, au cours de la scène, l’Acteur emploie peu de moyens, en tout cas des moyens restreints. Certes, on a fini par lui faire utiliser des accessoires, ne serait-ce que ceux de la diction poétique, et lui-même a fini par se servir de « trucs de jeu », mais, au départ, on ne compte que sur ses forces les plus fondamentales, telles que ses forces internes. Bien sûr, l’Acteur est toujours tenté « d’en faire trop » et de se livrer à des actions plutôt qu’à des actes, mais on attendait de lui de » pas trop en faire » et qu’il s’efforce de parvenir à la plus grande simplicité, la plus ou moins grande « réduction ».
Jusqu’au nombre 9, il ne semble pas exister de différence entre les nombres et les Chiffres. Encore qu’il serait, à la différence des Chiffres, préférable d’écrire les premiers nombres 0, 01, 02, 03, 04, 05, 06, 07, 08, 09, mais l’usage s’est empressé de n’utiliser 0 qu’à partir de 10.
A la différence des nombres qui, justement, sont en nombre infini (aucun homme vivant ne verra de nombre ultime), l’ensemble des Chiffres est fini. Il est composé de dix chiffres : 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Surtout ne pas oublier 0.
Comment passer de l’ensemble infini des nombres à l’ensemble fini des Chiffres ?
Au dessus de 9, on utilise la réduction latérale. Exemples :
10 → 1+0 = 1
132 → 1+3+2 = 6
1.457 → 1+4+5+7 = 17 → 1+7 = 8
28.681 → 2+8+6+8+1 = 25 → 2+5 =7
374.822 → 3+7+4+8+22 = 26 → 2+6 = 8
4.842.125 → 4+8+4+2+1+2+5 → 26 → 2+6 = 8
etc…
La réduction latérale appelle deux remarques.
D’abord polémique : la prétendue science numérologique emploie la réduction latérale afin de n’avoir à traiter, la plupart du temps, que neuf nombres. D’ailleurs, elle écarte zéro. Comme son nom l’indique, il s’agit de nombres. A ceux-ci, la numérologie prête la capacité d’exprimer le profil psychologique d’une personne et la vertu de prévoir son avenir ! L’étude des Chiffres n’a aucune prétention symboliste et elle ne partage avec la numérologie, qui traite de nombres, que le moyen, à travers ses nombres et grâce à leur réduction latérale, de retrouver les Chiffres. Vous nous direz, qu’avec les additions, dont on se sert pour effectuer la réduction latérale, on n’a aucune chance de retomber sur zéro. C’est justement là une différence essentielle entre les débuts de l’arithmétique qui s’appuient sur l’addition et le monde des Chiffres.
Le jeu de l’acteur, s’il ne veut pas tomber dans le spectacle, a besoin d’être dépouillé. Ceci n’empêche pas les acteurs de produire des images expressives, à la condition qu’ils sachent les maitriser. Et cela n’interdit pas, non plus, de sertir les re-présentations théâtrales de représentations spectaculaires. Après tout, la re-présentation théâtrale s’inscrit dans le monde du spectacle (lequel enrichit son « spectacle ».
La seconde remarque, appelée par la réduction latérale, est historique :
Le berger qui, en effectuant des entailles sur son bâton, contrôle la quantité de moutons dont il a la garde, participe à la naissance de l’arithmétique. D’ailleurs, l’entaille et le comptage sont à l’origine des écritures.
Les Chiffres, inconscients, induisent le berger à accomplir ses premiers pas comptables. Sauf que, non seulement ces Chiffres restent inconscients, mais pratiquement ils ne permettent pas au berger de maitriser les quantités concrètes auxquelles il applique son évaluation. Pour ce faire, les hommes inventeront, avec leur cerveau et leur expérience, des idéalités capables d’être appliquées aux choses. Ils inventeront les nombres et mettront au point leur science : l’arithmétique.
Certes, la naissance de ces nombres fut induite par les Chiffres, mais leur ordre et les principes qui les ordonnent ne seront pas exactement les mêmes. De toutes façons, leur classement diffère selon les civilisations.
Les nombres sont peut-être des idéalités, mais leur mission sera toujours de rendre compte de l’évolution de la quantité de choses et d’objets.
Un grand débat traverse l’arithmétique, les mathématiques et leur enseignement. Pour les puristes, il ne faudrait jamais confondre les nombres en tant qu’idéalités avec les « nombres de » (un nuage, deux arbres et trois lapins). Ceci parait évident et l’algèbre précisera les choses : les a ne sont pas des b, lesquels ne sont pas des x. Il n’en reste pas moins que les élèves qui ne bénéficient pas de don pour le calcul, ne rentreront pas en sympathie avec les nombres au moyen de la seule abstraction. Pourtant les opinions sont bien tranchées. C’est peut-être une erreur dans la mesure où les nombres sont bien des idéalités, mais celles-ci, d’une façon ou d’une autre, sont associées à des réalités quantitatives concrètes.
Pour leur part, les Chiffres, comme les nombres, sont des « grandeurs » mais, ô paradoxe, ce ne sont pas des « grandeurs » quantitatives ! Ce sont des processus qui constituent les armature internes des formes, mais, attention, ces armatures sont flexibles et malléables. Toujours proportionnelles, elles n’ont jamais de limite définitive, bien que les résultats des interactions entre ces Chiffres soient toujours simples et « carrés ».
Enfin, soyons clairs : nous ne cherchons pas à vous faire accroire qu’à chaque grain de matière seraient accrochés quelques chiffres comme les pacotilles qu’on accroche aux bracelets. Ce serait une médiocre illusion comique et vous nous ririez au nez. Ce ne sont pas des bijoux ni des objets, mais des processus et des relations proportionnels. Difficilement repérables, le cerveau des hommes, en inventant les nombres, les suggère sans fidélité.
Et surtout, peu importe qu’ils se trouvent en plus grande ou moindre quantité que ceux que nous pressentons. Contrairement aux nombres, la quantitatif n’est pas dans leur nature. De toutes façons, ils se répartissent les rôles.