Depuis des siècle, on effectue, quant au jeu de l’acteur, une double confusion entre interprétation et jeu de re-présentation, ainsi qu’entre le mécanisme du doublement et l’influence de l’Autre. Les deux confusions relèvent de la même problématique, celle qui a pour objectif l’effacement, dans l’esprit humain, de la perception du complémentaire. Il ne s’agit pas d’une confusion secondaire mais d’un immense malentendu qui traverse toute l’histoire du Théâtre et les jugements que l’on porte sur cette pratique qui, contrairement à ce qu’on s’efforce de croire, est bien plus qu’une pratique artistique.
Il faudra attendre le monde des nombres pour que l’addition conquiert une place fondamentale. Auparavant les Chiffres se succédaient grâce au doublement et à la diminution (sans oublier la soustraction fondamentale, la division qui leur était corollaire et même le carré dont il faudra attendre bien longtemps avant qu’on ne le conceptualise). La théâtralisation est restée la seule pratique humaine où le doublement, plus exactement son expression, le double, est resté un mécanisme important. Un mécanisme s’arrogeant une place symbolique avec toutes les exagérations et les illusions que cela entraine.
Que ce soit pour le valoriser ou le critiquer, le double sera devenu le parangon du Théâtre. L’extrême importance accordée au double eut un effet pervers déterminant : elle facilita l’oubli du complémentaire. Non seulement l’ordre numéral évacua le rôle du complémentaire, mais le théâtre le remplaça, encore plus rapidement, par la signification. En occident cela se réalisa grâce à la priorité accordée au texte proféré. On serait tenté de croire que le reste du monde échappa à cette substitution, bien au contraire, et cela reviendrait à simplifier le problème. En effet, le primat du texte dans le théâtre occidental, ceci depuis les tragédies et les comédies antiques, qui avait pour objectif de chasser la « possession » utilise des mots. Mais ces mots semblent conserver une proximité avec la « parole ». De plus, ces mots s’adaptent au mieux à la complexité nécessaire à l’espèce humaine pour sentir quelques relents du complémentaire, en tout cas du processus de Re-présentation. Paradoxalement les « théâtres de gestes » répandus dans le monde entier (quand bien même s’accompagnent-ils de chants et de récits) relèvent bien plus de l’exécution que de la re-présentation, bien plus de l’action que de l’acte.
La critique portée à l’encontre du double (nous pensons particulièrement à Denis Diderot avec « le Paradoxe sur la comédien ») conduit d’abord à constater que l’acteur n’est pas sincère et que de plutôt penser comme le personnage (que pourtant il interprète), il ne manque pas d’observer et de réagir à ce qui se passe dans le public. Et Diderot de donner l’exemple de cette grande actrice à laquelle un spectateur cria « Plus fort ! », qui répondit à cet intrus « Et vous moins fort » tout en ne quittant pas son rôle. D’une certaine façon Diderot est l’ancêtre de Bertolt Brecht qui ne voulait pas que l’Acteur se retrouve possédé par son personnage. Sauf qu’il existe une profonde différence entre les deux points de vue. Hors de l’écriture, Diderot ne croit pas au personnage et veut nous donner à comprendre, qu’au cours de son interprétation, l’Acteur est en double : d’un côté il exécute son rôle, de l’autre il est bien conscient de ce qui se produit dans la salle et ne manque pas d’y répondre. Tandis que Brecht avec « l’effet de distanciation » demande à l’acteur de rester à distance de son personnage, ceci afin de ne pas se retrouver « possédé » par lui. De se retrouver aliéné. En fait Diderot ne croit pas au personnage du Théâtre tandis que Brecht le craint. Au bout du compte, bien qu’on soit tenté de les placer sur la même ligne, Diderot et Brecht ne partagent pas exactement les mêmes convictions. Ceci dépend de l’ambiguité du regard que l’on porte sur le double.
Pour Diderot, chez l’acteur il n’y a que du double. Pour Brecht, le double est là pour refouler ce qui ne doit pas être. Diderot ne veut pas convenir que la pratique du double est commune, ne serait-ce qu’en société. Il ne va pas jusqu’à réfléchir au caractère double de la matière et s’en tient à l’aspect moral de l’individu dont il voit son défaut valorisé par l’art de la scène. Pour sa part, Brecht, qui veut désaliéner l’Acteur et le public, n’aime pas voir que, justement, derrière le double (dont il ne faut surtout pas faire un fantôme et le transformer en signification) il y a encore quelque chose. Un quelque chose d’où vient le Théâtre.
N’en déplaise à Diderot, nous vivons et survivons dans les doubles. Les actions que nous menons sont des doubles et les significations qu’elles revêtent à nos yeux sont encore des doubles. D’ailleurs, les langages sont des doubles. Nous pouvons, comme le trapéziste ou le jongleur, nous concentrer sur le double que nous exécutons, nous concentrer si fortement sur lui que nous oublions que c’est un double et que nous croyons qu’il s’agit d’une action pleine. Mais, tous les trapézistes et tous les jongleurs vous le diront : au moins une fois dans leur vie, entre deux trapèzes ou tendu vers une balle en l’air, ils n’ont pas manqué de remarqure clairement, mais froidement, un détail inattendu et précis dans le public. Parce que le doublement (ou la diminution) est inhérent à l’être humain, à l’animal, au végétal et même à la simple matière.
N’en déplaise à Brecht, les doubles ne sont pas « biscuits secs ». Ils trempent dans quelque chose. Et le manque de ce « quelque chose » dont Brecht veut les préserver, leur permet de devenir didactiques, d’un didactisme aussi sec que celui des significations, lesquelles ont perdu « l’émotion » des sens.
Chacun à leur manière, Diderot et Brecht ne croient pas que le monde est fait de doubles. Pour l’un et l’autre ce sont plutôt des armes, pour l’un les armes de la fausseté hypocrite, pour l’autre les armes de la critique objective. Pour eux, un « double originaire » cela ne saurait exister. Les hommes, qui en sont venus à partager leur opinion, n’y croient pas non plus. C’est à cause de cela qu’ils ont inventé la notion de modèle et qu’ils ont accepté l’ordre des nombres avec la prévalence de l’unité, le 1 qu’on additionne (notion de modèles qu’ils ont utilisée au mieux).
Pourtant le double peut être originaire, sans qu’il soit un modèle sublime et transcendental, pour la simple raison qu’il est multiple et plus ou moins égal, pour la simple raison qu’il est un Chiffre comme un autre. Et pour la raison ambiguë, qu’à défaut d’être rigoureusement égaux et semblables, ces Chiffres sont proportionnels et appartiennent au même groupe associatif.
Mais pourquoi « ambiguë » ? pas seulement parce qu’il s’agirait d’infimes différences de grosseur ni non plus parce qu’il s’agirait d’infimes différences de positions au sein du collectif, mais aussi, justement, parce qu’il s’agit de différences de situations scéniques. Avec la notion de « situation » nous touchons à un point fondamental du jeu de l’Acteur.
Avec l’ambiguïté nous abordons non seulement la différence de sens, mais le et les sens eux-mêmes. Nous ne nous en tenons plus aux significations chères à Diderot et à Brecht. Le sens précède la signification et le sens manque. Il manque comme manque le complémentaire dans le jeu de l’Acteur, que Diderot le dénie ou que Brecht le refuse.
Ce qui est surprenant et touchant chez les grands Acteurs est leur faculté d’investir un point ou un autre. Il est important de comprendre que cela ne se réduit pas à une exhibition « spectaculaire »aux « barres parallèles ». Qu’il ait l’intention de s’identifier ou pas, le grand Acteur fait être chaque point. Pour qu’il soit, il le fait être. Sans cela le point n’aurait pas d’être. Il le fait être en l’étant, au moyen de l’identification (que l’Acteur en soit conscient ou pas). Mais il ne le réduit pas à un simple double, il recherche, sans le savoir, un point parallèle et, pour ce faire, il en laisse venir un élément déterminant : le complémentaire. Le Théâtre est la seule pratique qui, dans notre monde des nombres, porte le témoignage du complémentaire, même si les modes le poussent à ne surtout pas le reconnaitre.
Pourquoi avons-nous la conviction de la réalité du point, bien que nous le lui prètions aucune forme (sauf, bien entendu, celle d’une représentation graphique) ? C’est la conviction qu’une entité renvoie à quelque chose qui n’est pas immédiat. Gaston Bachelard nous explique l’idée de réalité : « C’est essentiellement la conviction qu’une entité dépasse son donné immédiat, ou, pour parler plus clairement, c’est la conviction que l’on trouvera plus dans le réel caché que dans le donné évident. » (cf Le nouvel esprit scientifique »; Gaston Bachelard. p 30. Presses Universitaires de France 1968)
Attention, il ne s’agit pas d’un « réel caché » parce que transcendantal, mais caché parce que, selon nos opinions, non évident dans le donné. Les points des Chiffres sont dans le donné. Il en est ainsi pour les Chiffres complémentaires – ce que sont tous les Chiffres -, à la condition qu’ils soient tenu pour ses complémentaires.
Ainsi pour exemple : dans un cercle A nous avons le point du Chiffre 1, lequel se trouve en opposition à son complémentaire 8. 8 se tient aussi sur un cercle B dont il est le milieu d’un de ses arcs. Cet arc du cercle B est parallèle à l’arc 1 du cercle A.
- Le point du Chiffre 1 du cercle A se voit superposer un autre point dû à une répercussion.
- Cette répercussion vient du Chiffre 8 qui se trouve à la fois sur le cercle A et sur le cercle B.
- La répercussion, partie de 8, passe par le complémentaire de celui-ci dans un cercle C.
- La répercussion se poursuit dans un cercle D et parvient au point 1 du cercle A : tout simplement parce que le Chiffre 1 du cercle A, est aussi, grâce au point qui est superposé à son complémentaire, le complémentaire 8 du Chiffre 1 des cercles C et D.
Deux points superposés de deux Chiffres complémentaires sont des points parallèles ! En effet, le point superposé au point 1 du cercle A est répercuté depuis le complémentaire de celui-ci qui participe à l’arc du cercle B qui lui est parallèle.
Deux points parallèles font qu’il y ait du sens. Il y a du sens parce qu’il y a parallélisme. En l’occurrence parallélisme qui semble ne pas exister mais qui prouve qu’il y a deux éléments différents, donc que deux éléments existent.
Ils existent d’autant plus que, non seulement, ils sont autres mais qu’ils sont aussi mêmes.
Le « même » est constitué « d’autre » et « l »autre » est constitué de « même ». Ce n’est pas une contradiction, mais une conjonction laquelle est unie par le Chiffre 1 du cercle A qui se conjugue avec le Chiffre 8 du cercle D. 1A et 8D se représentent l’un à l’autre quand leurs points se superposent. Deux points sont « parallèles quand ils se superposent et que leurs Chiffres sont complémentaires.
Mais cette représentation et cette superposition seraient insuffisantes s’il n’y avait pas un tiers, un ailleurs qui les identifie (quel que soient les aléas de cette identification).
Cet autre, venu d’ailleurs, n’est pas transcendantal. C’est le Chiffre 8 du cercle A, complémentaire du Chiffre 1 de ce même cercle A.
Il y a du même, de l’autre, mais aussi de l’ailleurs pour considérer la superposition, le « parallélisme », donc il y a du sens. Mais il ne faudrait surtout pas croire que ce sens soit déjà une signification. Il faudra attendre l’évolution des espèces pour que représentation après représentation, beaucoup d’animaux se forgent un esprit plein de significations. Ce faisant, ils s’efforceront de renier le sens soit en le confinant dans leur instinct, soit en le transformant en des significations transcendantales et divines.
Les points parallèles sont une « absurdité », le sens un scandale que les hommes, paradoxalement, refouleront dans les significations. Le monde des nombres sera passé par là. Toutefois, le monde des nombres nous aura permis d’accomplir un énorme progrès dans notre préhension de la matière : si il y a plusieurs choses, ainsi que les nombres nous permettent de les compter, c’est que, dans de nombreux cas, une chose ne peut pas prendre la place d’une autre, quand bien même sont-elles parfaitement semblables. En constatant cela, nous faisons référence au principe d’exclusion de Pauli qui explique qu’autour du noyau d’un atome, un électron ne permet pas à un électron, venu d’ailleurs, de prendre son exacte place (pourtant mobile). Le principe d’exclusion, découvert par le physicien suisse Wolfgang Pauli en 1925, est un des éléments essentiels des théories quantiques de la matière.
Donc, nous dirons : si deux points de Chiffres sont parallèles, c’est qu’ils sont parallèles et justement qu’ils ne se confondent pas l’un avec l’autre ! Il ne faut pas mélanger le besoin de référence à l’Autre (matériel) et la confusion avec autrui (même si, dans nombre de cas et de moments, celle-ci se produit entre deux particules).