De quel double est-il question ?
Le titre « La matière et son double « nous est venu à l’issue de la rédaction de cet ouvrage. Souvent, les débuts d’un livre – son titre, son prologue et sa préface – apparaissent après-coup. On commencerait l’ouvrage, une fois qu’il est achevé ! Ceci n’est pas aussi illogique que nous le laissons entendre. En composant un titre ou une préface, nous empruntons la démarche du lecteur en l’anticipant. Il s’agit de l’aspect circulaire de la lecture et de l’écriture, lequel pointe le caractère cyclique de la matière, caractère que l’on a quelque mal à percevoir tant on est convaincu du seul enchaînement causal des phénomènes dans notre monde temporel.
Aussitôt paru, aussitôt percuté. Dès que « la matière et son double « paraît dans notre esprit, apparaît, à ses côtés, le célèbre titre d’Antonin Artaud : » le Théâtre et son Double ». Il y a fort à parier que, dans notre tête, le titre du poète précédait inconsciemment le notre. Pourtant, les deux analyses s’opposent par bien des points. D’abord, les directions de leurs objectifs sont presque contradictoires : nous nous apercevons que, pour Artaud, le théâtre serait une « réalité virtuelle «. De quelle réalité ? Entre autre, de la « vie », mais pas de la vie qui subit « l’effondrement général ». Pétrifiés qu’ils sont, la culture et le théâtre n’ont jamais coïncidé avec elle, comme ils ne coïncident pas avec la vraie vie. Nous soupçonnons que cette vie authentique pourrait être la matière, sans qu’Artaud prononce son nom. Ainsi, le double du théâtre devrait être la vie – ou la matière – avant qu’elle ne soit effondrée. Artaud cherche un double au théâtre, dans un monde qui s’atrophie. Pour notre part, nous ne cherchons pas le double du théâtre, mais, au contraire, celui de la matière.
Pourquoi la matière aurait-elle besoin d’un double ? Pour exister. Toutefois, il faut prendre garde et ne pas croire que la préposition « pour » indiquerait le chemin d’une conséquence. Le double de la matière n’est pas la cause de son existence. Au contraire, double de la matière il y a, parce que celle-ci existe et que cette existence est celle, corrélative, de la matière et de son double. Double et matière sont intrinsèques l’un à l’autre.
Parler matière revient à parler de son double, plus exactement de ses doubles : la matière est déjà le double d’elle-même quand nous constatons la coexistence de son stade basique – qui n’est surtout pas un stade chronologique (la base se tient à tout moment) – et de son stade temporel. Ensuite, parce qu’au cours de ce second stade, suivant l’évolution des entités et de leur éventuelle conscience, peut apparaître un théâtre. Disons un théâtre aux sens où nous, humains, l’entendons. Nous avons placé un pluriel avant ces « sens », ils sont divers et dépendent des civilisations, des sociétés et des culture. A ce sujet, nous partageons la méfiance d’Antonin Artaud à l’encontre du théâtre occidental qui, avec son verbiage, s’est soumis à la littérature. Nous comprenons sa fascination pour le théâtre balinais, lequel serait un exemple de la « cruauté » de la vie profonde qui est guidée par la rigueur et la nécessité. Mais nous prenons distance avec cette fascination, sous couvert de théâtre, elle parle de danse et elle exprime la préférence inconsciente du poète, pour le spectacle par rapport au théâtre en soi.
Mais, « bon Dieu » que veut dire l’expression « théâtre en soi » ? Artaud nous aurait accusés d’avoir un faible pour le « théâtre psychologique », symptôme de la culture embourgeoisée. Le « théâtre en soi » est à chercher dans la matière. Le fonctionnement intime de celle-ci est « un théâtre en soi » dont les acteurs du théâtre humain, au niveau des apparences temporelles, tiennent le rôle de témoins. En quelque sorte, ils sont les doubles de cette matière profonde.
Dans le conte des frères Grimm, « Blanche-neige et les sept nains », la méchante reine ne se suffit pas de la belle image que lui renvoie son miroir et celui-ci avoue l’intolérable beauté qui se cache au sein de la forêt. Au delà de ses représentations trompeuses, le théâtre reflète la matière profonde, ceci à la condition de revenir à ce qui le fait être théâtre, c’est-à-dire son processus de re-présentation – proportionnel à celui de de la matière. Alors, le miroir scénique renvoie les aspects d’une matière libérée des images scientistes et des intuitions convenues. Cette soit disant matière n’est que théâtrale ! dira-ton, comme si cela était insuffisant, mais, justement, les analyses que nous allons développer tendent à montrer, qu’on le veuille ou non, qu’un théâtre anime et structure la matière.
Pour sa part, afin de démasquer la vie, Artaud choisit la métaphore d’un de ses plus terribles fléaux : la peste. Elle devint, à ses yeux, un double efficace du théâtre. Nous discernons, là encore, un faible à l’endroit du spectaculaire. Pour produire l’effroi ressenti à Marseille, en 1720, lors de l’épidémie, avec ses monceaux de cadavres et les courses folles des survivants qui entraient dans les maisons sans rien dérober – prendre le moindre objet, c’était emporter la maladie avec soi – des actes insensés mais gratuits comme au théâtre ; pour produire un tel effroi, Artaud pense plus spectacle que théâtre, il pense plus danses, décors et lumières plutôt que jeu dramatique. Pourtant, le théâtre n’a rien à envier à de telles manifestations lorsque le jeu de ses acteurs s’inspire des interactions qui éclatent au coeur de la matière. Comme la tempête, venue du Nord, coule les chaloupes et le vent d’hiver, venu de la montagne, casse les chaumières, le théâtre, venu du fond de la matière, n’a pas besoin de cris mécaniques pour hurler.
Artaud voulut que la métaphysique débarquât dans le théâtre, mais il n’est toujours pas démontré que cette métaphysique puisse être transmise par une inflation technique (les groupes rock, avec leur matériel et leurs effets, proposeraient-ils les versions d’un « théâtre de la cruauté » de notre époque ?). Et le jeu de l’actrice et de l’acteur ? La discipline robotique des danseurs balinais n’aurait pas suffi car la rigoureuse et douloureuse effectuation de leurs mouvements ne suffit pas. La métaphysique prend sa source dans la matière même et non dans ses expressions significatives et ses avatars technologiques. Au croisement des deux reflets de la matière qui se double elle-même, se tient l’identification à laquelle participe le théâtre. L’identification, voilà, le mot impie est prononcé ! Une insulte à la religion de la mode du « bien penser ». Même Artaud, le révolté, n’en conjugue que le verbe une seule fois, et encore, en nous donnant l’impression que c’est par inadvertance.
Jacques Lacan prétend que Carl Gustav Jung lui aurait confié la phrase prononcée par Sigmund Freud, quand leur bateau passait au large de la statue de la liberté à New York en 1909 : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste » (phrase sûrement apocryphe, introuvable dans les écrits de Jung et mise en doute pas la lacanienne, historienne de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco). Sans nous comparer au poète et au psychanalyste, nous nous imaginons apporter la peste au « milieu intellectuel parisien » en susurrant, sans cymbale ni tambourin, que la matière s’identifie.
I- Qu’est-ce que la « Parence » ?
Quand, plutôt que de la lire, on écoute cette question, on entend « qu’est-ce que l’apparence ? » Notre habitude mentale efface en partie le caractère de pronom de « la » et le fait participer au préfixe « l’ap »de l’apparence (en conservant toutefois la moitié du pronom avec la lettre « l » que l’apostrophe relie au nom). Ce tour de passe passe auditif est rendu possible par notre méconnaissance du néologisme « Parence » et par sa proximité avec le terme « apparence ». Arrêtons-nous sur ce second aspect.
Emettre l’hypothèse que « Parence » viendrait de « paraître » est insuffisant pour en spécifier le sens. Ce serait plutôt le néologisme « Parence » qui rendrait enfin sa singularité au verbe « paraître ». Parmi leurs définitions de « paraître », les dictionnaires proposent, tout de suite, « apparaître » qui repousse au second plan « paraître » lequel, pour se faire entendre, en prend l’apparence. Pas seulement dans l’usage, mais aussi dans les dictionnaires, « paraître » s’efforce de se montrer, d’être une parure plutôt qu’une « Parence », mot que l’on s’est gardé de former et de mettre en circulation pour la raison qu’on voulait enterrer ce qui paraissait sans apparaître. Enterrement grotesque : le squelette se promène hors de son cercueil, de même façon qu’il est exhibé joyeusement par les mexicains lors de la fête des morts. Chez le douloureux et tragique Mexique la pacotille sonne comme un glas, tandis qu’à Paris l’exhibitionnisme de la parure et du paraître n’est qu’un spectacle, fort prisé mais sans plus. Quand on s’acharne à marquer la différence entre théâtre et spectacle, l’opinion se divise aussitôt en deux pour affaiblir une telle opposition. Les uns prétendent que la superficialité affichée cache parfois un regard porté sur l’absurdité de la condition humaine et les autres affirment que l’essence profonde du théâtre s’est réfugiée dans le théâtre de texte. Autour de cette soi disant essence s’est engagé un débat inutile entre ceux qui en tiennent pour le mot et ceux qui affirment que la danse n’est pas moins théâtrale que le théâtre parlé. Pourquoi inutile ? Les défenseurs du texte et de la danse s’appuient tous les deux sur le même principe, celui de l’expression. Certes, ils s’attachent chacun à la qualité spécifique d’exécution de leur art, mais ils n’interrogent pas la possibilité, non seulement de « faire », mais aussi, et c’est le principal, « d’être », c’est à dire de se re-présenter, donc de re-présenter.
La représentation sans tiret n’est qu’un objet et non un processus. Une production artistique, est-ce une oeuvre réalisée ou le fait de la réaliser ? Nous sommes tentés de répondre à la seconde alternative que le fait de réaliser est une oeuvre en soi. Donc, une réalisation, serait une oeuvre réalisée ou la réalisation de celle-ci (ou les deux à la fois).
Je nuance » l’accomplissement » qu’est la réalisation de l’oeuvre. Je distingue entre le simple fait d’accomplir et la qualité de s’accomplir. Accomplir, c’est exécuter (donc achever), quand s’accomplir consiste à s’épanouir en manifestant pleinement sa capacité d’exister, laquelle fait ressentir au public la capacité de tous les autres à être (même les choses).
Parmi les réalisations en train de se réaliser il est nécessaire d’établir une différence entre les séances qui donnent à voir l’exécution et les séances qui présentent la capacité d’être. Les parcours temporels des premières ne leur permet pas de se libérer de la logique des objets. Un objet peut se dérouler comme une série de tableaux ou un spectacle. Le parcours accompli par les secondes n’est pas seulement un achèvement, même si l’intrigue de leur fiction condamne à mort les personnages. Les acteurs s’efforcent d’être identifiés aux personnages dès leur entrée en scène. Jouer ne consiste pas à parvenir à s’identifier au personnage à la fin de la pièce comme un peintre parvient à achever l’oeuvre. Toutefois, on attend que l’artiste peintre soit au mieux de son talent à chaque étape de sa peinture, comme l’acteur, doit être identifié à chaque instant sur et dans la scène.
J’ai écrit « identifié », sans ajouter à quel personnage. L’identification n’est pas un processus strictement conscient. L’acteur se trouve dans un état d’identification avant de s’identifier à un objectif précis. L’état d’identification constitue un élément important de la situation « théâtrale » et de celle de l’acteur en scène. Il dépend de la relation entretenue avec la matière immatérielle. Il ne suffit pas d’utiliser celle-ci comme vecteur muet et invisible des pensées et des significations, ainsi qu’on s’en sert dans la vie. Il faut entrer en contact physique avec sa matière même. Tâche difficile puisqu’elle est imperceptible. Comment palper l’immatérielle ? Au moyen de l’identification. Cela ne demande pas de s’identifier à « la matière immatérielle », car cela reviendrait à s’identifier à l’idée qu’on se fait d’elle, donc à une signification ou une image, au type de matériau qu’elle transporte et non à ce qu’elle est en elle-même. Et qu’est-elle ? Un vecteur vivant qui transmet. Comme un virus et un microbe qui transmettent l’infection. Antonin Artaud associait le théâtre à la peste (bien qu’obsédé par le signe, il n’ait pas cru à l’identification). De ce vecteur, il n’est possible que de dire qu’il est vivant. Qu’il est le vivant. Vivre est le fait d’être quelque part. Vivre consiste donc à se trouver quelque part et pour se tenir quelque part il est besoin de vivre.
Etre, c’est vivre. Pour le théâtre, les êtres existent parce qu’ils vivent. Même les objets. Il ne pose pas la question de Lamartine : « Objets inanimés avez-vous donc une âme…? » Il en est certain. Ce qui est en scène, l’est car cela vit. La tradition définit l’âme comme le principe de vie. J’affirme aussitôt qu’il n’est pas nécessaire que la cause de ce principe soit surnaturelle.
L’âme est la part immatérielle de la matière, part imperceptible selon l’endroit dépendant de chacune des perceptions. Je caricature : l’âme est une question de non perception.
L’animisme attribue aux choses une âme semblable à celle des humains. Le théâtre est plus ou moins animiste. Mais il ne considère pas l’âme des choses semblable à celle des humains, pour la raison qu’elle serait plutôt semblable à l’idée que les humains se font de leur âme. De plus, les humains ont tendance à confondre leur âme avec leur esprit, leur conscience et finalement leur raison. Ils confondent ce que la matière immatérielle leur apporte et qu’ils filtrent. Encore une fois, on se braque sur le matériau transporté et l’on efface ce qui le transporte. Peut-être, est-ce plutôt l’âme humaine qui serait semblable à celle des choses ! Sauf, qu’aux yeux du théâtre, les choses ne font pas de l’âme ce que les acteurs en font. Les acteurs, en s’identifiant, impliquent l’âme dans le témoignage qu’ils apportent sur son existence. Bien sûr, le témoignage des acteurs ne manquent pas de mobiliser, sans qu’ils y pensent, leur esprit.
Quant à eux, les objets n’ont pas d’esprit (l’esprit-de-vin est un alcool). Mais les autres êtres « vivants » ? En général, ils ne disposent pas d’une conscience susceptible de saisir le caractère fictionnel d’une situation, encore qu’il ne faille pas oublier les jeux auxquels se livrent beaucoup d’animaux. Et les autres êtres humains ? Il est important d’établir une différence entre le public, les actants et les acteurs. D’un côté, ceux qui, sur le plateau et dans la salle, se contentent de vivre (je n’apprécie pas le verbe « se contenter » quand on connait les difficultés de la vie de chacun), de l’autre, ceux qui témoignent du principe de vie, de l’âme.
Comment parviennent-ils à témoigner ? Je l’ai déjà dit, au moyen de l’identification. Mais se pose un problème : une authentique identification ne se résume pas à des significations extérieures, elle engage la conviction intime. Non seulement l’acteur contribue au mensonge fait à ceux qui le regardent et l’écoutent, mais il se ment aussi à lui-même. Il se ment de ne pas mentir. Très souvent, on demande aux acteurs d’être sincères. C’est d’autant moins aisé que cela semble contradictoire avec le fait de mentir à soi-même afin de contribuer au mensonge fait au public.
Mentir à soi-même, revient à refouler. Le refoulement serait-il une preuve de sincérité ? La première réaction tiendrait cette éventuelle affirmation, comme un contrepied aux bases de la psychanalyse. Elle commettrait une erreur. Ce n’est pas si simple : le refoulement est un processus inconscient. La particularité de l’acteur est de détenir la compétence de refouler consciemment. Plus exactement « volontairement ». Là, se tient la volonté de l’acteur que, d’habitude, l’on voudrait réduire à l’intention de monter sur scène afin de se montrer. Certes, le désir de s’exhiber et de cabotiner n’est pas totalement absent de la volonté d’entrer en scène, mais celle-ci ne se limite pas à cela et répond surtout au désir de s’oublier, c’est à dire d’oublier ce que l’on est et tel qu’on est jugé dans la vie. D’ailleurs, le cabotinage répond en partie à ce désir d’oublier le visage que l’on offre à ses concitoyens.
Il me faut aussi répondre à une question gênante. Cette fameuse sincérité de l’acteur ne ressemblerait-elle pas à la prétendue sincérité de certains criminels qui refusent de reconnaître leur acte ? Si l’on écarte les individus qui, tactiquement, jouent la dénégation, beaucoup de criminels psychotiques, qui se disent innocents, sont sincères. La sincérité est insuffisante pour être certain d’une responsabilité. De plus, sachons le : les acteurs sont des criminels, mais des criminels qui ne tuent jamais ! ( Cela, hélas, n’empêche pas certains de se suicider).
Revenons à la comparaison entre le peintre dont « on attend qu’il soit au mieux de son talent à chaque étape de sa peinture » et l’acteur qui « doit être identifié à chaque instant sur et dans la scène ». Se trouver au mieux de son talent, revient-il à être identifié (en état d’identification et non pas identifié par l’observateur) ? Le talent et l’identification ne sont pas semblables, même si un certain talent est nécessaire pour parvenir à s’identifier. Mais le talent à s’identifier n’est pas un talent artistique. Ainsi, l’on rencontre sur scène certaines personnes qui, sans difficulté, s’identifient mais se tiennent, se déplacent et parlent maladroitement. On est convaincu que l’entrainement pour maîtriser la tenue, le déplacement et la parole aide ceux qui ne s’identifient pas, à y parvenir. Ce n’est pas rigoureusement exact, d’autant plus que cet entraînement semble parfois pallier cette difficulté. Quoi qu’il en soit, avoir un talent dans un art et s’identifier aisément ne sont pas vraiment la même chose. Un bon acteur concilie les deux. Ceci, d’ailleurs, souligne que jouer au théâtre est plus qu’un art, l’art dramatique, c’est aussi une capacité identificatoire. Si on ne possède pas cet art, on a quelque mal à « passer sur scène » et si l’on ne bénéficie pas de cette capacité on ne parvient pas à jouer un personnage – « jouer » ne signifiant pas « interpréter » ; la différence, sur scène, entre « jouer » et « interpréter » est la même qu’entre « être » et « faire ».
Dans l’interprétation il y a de l’exécution et « jouer » ne consiste surtout pas à exécuter, quand bien même le ferait-on avec virtuosité. Pourtant, un musicien jouant d’un instrument peut être un virtuose. Mais jouer d’un instrument, de son corps, de sa voix, de sa diction, et même de son esprit (pour improviser), ce n’est pas « jouer au théâtre ». Affirmation difficile à admettre, comme il a toujours été difficile de tolérer le théâtre que l’on s’est efforcé, afin de le rendre utile, de transformer en franche rigolade de régiment ou, carrément, en un outil pédagogique à l’usage des profs, des missionnaires et des petits Bertolt Brecht. Le théâtre comme papier de chiottes ou tableau de classes. Ne soyons pas choqués par une telle vulgarité, ne soyons pas hypocrites en feignant d’oublier qu’au début du siècle dernier, on applaudissait encore des pétomanes virtuoses. Il y a de la virtuosité partout, en revanche ce n’est pas exactement la même chose en ce qui concerne l’identification. Certes, chacun d’entre nous s’identifie, puisqu’il existe, comme, à leur niveaux, les animaux s’identifient et, comme j’en fais l’hypothèse, toutes les matières s’identifient, mais ces identifications incontournables, sont inconscientes. On ne manque pas de prétendre s’identifier à qui et à quoi l’on veut, mais c’est irréaliste, on se leurre. Seules, certaines personnes, dont beaucoup d’acteurs, s’identifient volontairement ! Suivre et soutenir bruyamment une « star » de la variété ou de la politique ne prouve pas que l’on s’y identifie. La passion et l’engagement déployés lors de ces enthousiasmes revêtent l’aspect de l’identification, mais, en fait, ils sont les conséquences d’identifications autres, nées au cours de la formation intime, depuis le berceau, de chaque individu.
« Le talent et l’identification ne sont pas semblables ».
Toutefois, reconnaître la différence ne doit pas conduire à nier le phénomène qui se produit au bout du pinceau, des doigts, des lèvres ou des pieds des grands artistes. Il est difficile de dire que ce phénomène soit identificatoire dans la mesure où la tendance est de « réserver » l’identification à des êtres vivants. Cette tendance n’entraine pas ma conviction profonde, mais je respecte la prudence qui refuse d’effacer toute distinction entre les êtres vivants et les objets inanimés. Donc, pour l’instant, je me garde d’affirmer que ce qui se passe au bout du pinceau relève de l’identification, mais je suppose que le bout du pinceau se trouve en contact avec la matière immatérielle. Pareille rencontre laisse des traces sur le tableau. La reconnaissance de celles-ci dépend toujours de l’opinion qui détermine le choix et le soi disant jugement des visiteurs. A chaque époque, l’âme de bien des peintures de qualité devient invisible au regard des amateurs. Au gré des modes, l’âme au bout du pinceau ne se reflète plus dans les yeux. Cette flamme existe autant par son reflet que par son feu.
L’âme d’une œuvre, picturale, musicale, chorégraphique, se compose de la goutte d’âme qui coule au bout du pinceau et du reflet d’âme qui vibre dans le regard ou l’oreille du spectateur. Le souffle, tombé avec la pâte sur le tableau, s’efface en laissant des traces semblables aux coups de crayon que l’on gomme. La vibration du regard ou de l’oreille du spectateur attentionné, les réveille selon un procédé paradoxal : elle efface de nouveau ce qui n’a laissé que des traces, lesquelles, ainsi, retrouvent plus ou moins des formes. Je ne dis pas « leurs formes » parce que celles-ci sont largement déterminées par le goût et la conception du monde qui prévalent à l’époque de la vibration. Deux parts d’âme contribuent à la composition de l’âme d’une œuvre. Ces parts et cette âme sont distantes de l’artiste : le peintre n’est pas dans la pâte du tableau. Même dans le temps de l’interprétation : le musicien n’est pas dans le bois ou le cuivre de son instrument et, ô surprise, le danseur n’est pas dans le corps qui danse !
Le caractère illogique de ma dernière allégation saute aux yeux. J’en suis pleinement conscient. Mais, ce manque est celui d’une logique qui n’est pas celle de la re-présentation et du théâtre. Je n’ai pas écrit « représentation » car je ne fais pas appel à la logique des objets. Je vais tenter de préciser le rapport que le danseur entretient avec l’éventuel personnage.
Dans le ballet classique, ainsi que chez Martha Graham qui, bien qu’elle fut l’une des fondatrices de la danse moderne, défendit un langage chorégraphique narratif, il y a des personnages. Mais l’on peut s’interroger sur le statut de ceux-ci. Sont-ce des personnages signifiés ou des personnages auxquels les danseurs s’identifient ( je n’entends pas s’identifier intellectuellement, ce qui relèverait de la signification) ? S’ils parviennent à plus ou moins être, ces personnages se glissent dans les corps des danseurs et deviennent des oeuvres au même titre qu’un tableau et un morceau de musique. Et, de même façon que le peintre et le musicien ne s’identifient pas à leur peinture et à leur instrument, les danseurs ne s’identifient pas à leur corps simulé par et simulant le personnage. Nous avons à faire à l’esprit de la marionnette, sauf que le travail du danseur est d’une difficulté extrême puisque le mannequin qu’il manipule méticuleusement était son propre corps. L’emploi de l’imparfait pour le verbe être n’est pas une faute de frappe mais le signe que le danseur se trouve distancié de son corps tout en l’utilisant pleinement ( à un degré incroyable).
Merce Cunningham débuta sa carrière chez Martha Graham mais se détacha du caractère narratif imposé à la danse. Il prit son envol (c’est le cas de le dire) grâce à son compagnon, le musicien John Cage et s’entoura de plasticiens tel que Robert Rauschenberg. J’analyse le saut (sans mauvais jeu de mot) qu’il fit accomplir à la danse contemporaine de la façon suivante (que n’aurait certainement pas validé Cunningham) : quand on se détache du caractère narratif, on ne raconte plus d’aventures. Les évènements de celles-ci concernent des personnages (des dieux, des humains, des animaux etc…). Le caractère narratif est donc lié au personnage. Cunningham ne présenta pas de personnages à travers ses chorégraphies. Mais était-ce vrai ? Ma question n’est pas celle d’un mauvais procès mais, au contraire, une volonté d’affiner la situation du personnage sur scène. Dans les danses narratives, les personnages sont glissés dans et sur les corps, lesquels se trouvent distanciés des danseurs qui les manipulent. Avec Cunningham, les danseurs récupèrent, en quelque sorte, leurs corps. Ceux-ci prennent pleinement la place des personnages et deviennent, eux-mêmes, des personnages-mannequins. Cunningham offre de nouvelles possibilités aux danseurs qui rentrent dans leur corps. Ce faisant, ils s’incorporent aux personnages-mannequins mais l’on se demande, à juste titre, s’ils peuvent s’identifier à ceux-ci. En effet, on s’identifie à un ou des autres et non à ce qu’on prend pour soi-même, qu’on imagine cohérent et individué alors que le moi et soi de chacun d’entre nous est composé d’identités inconscientes autres. On ne s’identifie pas vraiment à soi-même. Le danseur récupère son propre corps sans s’y identifier vraiment. Il met en avant son propre corps et le personnage qu’il pense être, c’est à dire un personnage-mannequin dont il est partie prenante mais qui, toutefois, reste un personnage-mannequin.
Même loin de la chorégraphie narrative, même avec le grand Cunningham et ses successeurs, le danseur ne s’identifie pas. Paradoxalement, « il ne fait pas un avec son corps ». Cette conclusion, difficile à admettre, explique, en partie, combien cet art admirable exige d’efforts surhumains, ceci en raison de la coupure pratiquée entre la personne du danseur et son corps dansé.
Il y a beaucoup d’autres choses à dire sur la danse et surtout à dire autrement. Je suis conscient que mes allégations ne seront pas prises pour argent comptant et rencontreront une certaine hostilité. Je ne m’en réjouis nullement et j’ai hésité avant de les livrer. Mais il fallait enfin aborder le problème de l’identification sur scène plutôt que de se cacher toujours derrière les raisonnements simplistes et convenus. D’ailleurs, je vais m’attarder encore quelque peu sur la danse et parler de son histoire.
Dans la Grèce antique, les chœurs dionysiaques couraient les campagnes en dansant. Mais leur danse n’avait rien à voir avec ce que nous appelons « danse ». Rien à voir avec la danse « du samedi soir », ni avec le ballet classique, ni, non plus, avec la « danse contemporaine ». Ce qui, à notre époque, y ressemblerait le plus serait le « jerk », danse individuelle dans un groupe, constituée de saccades, ainsi que la « break danse », laquelle est une des expressions du mouvement « hip hop ». Mais la comparaison avec la « break danse » est limitée par l’inscription des figures acrobatiques de celle-ci dans des schémas très précis.
Le rapprochement avec les saccades est peut-être ce qui nous en donne une meilleure idée.
Les chœurs dionysiaques étaient animés par la « possession ». Ce phénomène animiste qui fut combattu, ou plus moins encadré, par les religions monothéistes à travers la planète, avait suscité l’inquiétude des cités de la Grèce antique qui parvinrent à le discipliner, plus ou moins, au moyen de la « tragédie ». Les « crises de possession » déclenchent chez l’individu des mouvements brusques, rapprochés mais irréguliers. Processus réciproque, car ces mouvements et le type de respiration qu’ils demandent, facilitent l’accès à l’état de possession. De tels mouvements, accompagnés souvent par une musique « rudimentaire », forment ce qu’on appelle une danse. Mais, pour mieux comprendre ce qu’on entend par danse, il est nécessaire de distinguer entre dans pulsionnelle et danse d’impulsion. Les mouvements d’une danse pulsionnelle sont poussés par une force venue de la frontière de l’organique et du psychique. Leur origine psychosomatique correspond à celle du phénomène de « possession ». Ces mouvements n’ont pas pour vocation d’être harmonieux. A l’opposé, la danse impulsionnelle naît de forces qui poussent les mouvements dans un but déterminé. Ce type de démarche tend vers l’harmonie, c’est à dire l’accord des mouvements vers un objectif défini. L’harmonie dont je parle répond toujours à des conventions esthétiques. La danse pulsionnelle est déjà de la « danse », dans la mesure où elle produit des mouvements, mais elle n’en est pas, au même titre que la danse impulsionnelle, laquelle s’adapte toujours à tel ou tel langage chorégraphique. Le passage de la danse pulsionnelle à la danse impulsionnelle est un passage à l’écriture. Il est intéressant de s’apercevoir qu’en réfléchissant sur la danse, on repose le problème du rapport des humains avec l’écriture.
Quand on substitue aux mouvements et aux gestes issus du fond psychosomatique, des mouvements nés d’impulsions inscrites dans des suites harmonieuses, on procède à un renversement de la production « naturelle ». On part d’une écriture, même si on ne la calligraphie pas. Il s’agit d’un ressaisissement. Toute écriture est un ressaisissement qui produit des représentations dont le processus de re-présentation de la matière inspire le mécanisme, lequel ne parvient jamais à faire entendre le processus qui l’inspire. Ce mécanisme, en les objectivant, coupe les énergies et les forces qui émulsionnent le processus.
Le ressaisissement de la matière par l’écriture permet aux humains d’écrire des lois sur ce qu’ils en observent et les conduit à les lui attribuer. Quand nous disons, en ce qui concerne, par exemple, la gravité ou la vitesse de la lumière, que la matière répond à telle et telle loi, rigoureusement, nous commettons une erreur. Pour sa part, la matière ne répond et ne crée aucune loi. C’est nous qui, pour la saisir et la lire, établissons des lois qu’au cours des siècles, la recherche vient parfois controuver et remplacer. Les humains sont persuadés de réécrire le monde ; ils prennent rapidement cette réécriture pour une écriture première, laquelle leur donne la satisfaction de se tenir pour des démiurges. Toutefois, il est nécessaire de relativiser cette critique ; après tout, comme les castors changent le paysage d’une rivière avec leurs incessants travaux, les humains changent le monde. Et, dans la logique du théâtre qui ne s’appuie sur aucune origine, changer revient à « créer ». Malheureusement, les humains changent le monde en le polluant. Il n’en reste pas moins qu’ils le changent, donc le « crée » selon leur infime dimension dans l’univers. Mais, ces humains irresponsables font partie intégrante de la nature et cela mène à conclure que la nature se pollue elle-même. Désagréable conclusion qui permet, toutefois, de dire qu’il n’est donc pas toujours négatif de se rebeller contre soi-même.
Jouer au théâtre demande de palper la matière immatérielle. Certainement pas en se focalisant sur l’idée d’immatériel qui n’est qu’une idée, une signification, donc un objet porté par la matière immatérielle lequel, comme tout ce qu’elle porte, la fait oublier, tel un habit fait, en transformant son apparence, plus ou moins oublier la personne qui le porte (sinon, pourquoi voudrions-nous, en certaines occasions, revêtir un habit séduisant ?). La voie vers la matière immatérielle est l’identification.
L’identification sur scène est loin d’être aussi facile qu’on se plaît à le croire. A notre époque, la condamnation idéologique, devenue à la mode, de l’identification court tellement les rues et les médias que l’on croit s’en débarrasser aussi facilement qu’une pelure d’orange. Mais, un grand alpiniste jetterait-il par dessus son épaule une face nord, sous le prétexte qu’on la dirait dangereuse ? Je compare l’acteur à l’alpiniste car lui-aussi avance sur les cimes. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle cime. Par exemple, la cime du personnage n’est pas celle du texte même si le texte ne cesse de le signifier.
Il me faut affronter ce problème typiquement occidental parce que, dans nos contrées et nos cultures, le texte occupe presque complètement la lentille de l’objectif qui cerne le théâtre. Il n’y aurait que le texte ! et remettre en cause une telle tyrannie, qui n’est pas, contrairement à la conviction des thuriféraires de la littérature, spécifiquement théâtrale, ne doit pas conduire à refermer bêtement les fenêtres ouvertes par « sire le mot » (expression critique de Firmin Gémier).
Non, le théâtre ne se réduit pas au texte même si celui-ci a contribué, plus que largement, à son histoire occidentale. Oser dire cela n’est pas un manque de respect à l’encontre d’une littérature que je ne suis pas le dernier à apprécier. Je me permettrai de faire la remarque suivante : si le théâtre occidental a contracté une dette indéniable à son endroit, il n’en reste pas moins que, de son côté, la littérature occidentale a beaucoup bénéficié de sa participation au théâtre qu’elle n’a pas, on l’oublie, inventé.
Chaque chose et chaque pratique existe parce que la matière existe. Et la matière existe grâce au processus de re-présentation. Non que ce processus en cause l’existence, mais la matière existe de se re-présenter. Le théâtre témoigne de cette re-présentation fondamentale, au travers de sa propre re-présentation. Celle-ci n’est pas une expression puisque re-présentation, elle suscite les présents des choses en les faisant paraître sur une scène, non en poussant leurs apparences devant le public comme si elles étaient exprimées par les coulisses. D’ailleurs, ces apparences sont elles-mêmes des coulisses. Elles expriment les textes qui glissent depuis leur dedans. Le verbe glisser est peut-être trop lisse et semble manquer de caractère. Je dirai que les apparences font juter le texte. Les textes écrits sont des solides que les apparences scéniques ressortent en flux pour les oreilles des spectateurs. Mais le théâtre ce n’est ni de l’apparence ni de la mixture verbale.
Pour sa part, l’expression n’est qu’un coulissement, une translation de signification. Quand les gens prétendent s’exprimer, ils transmettent (plus ou moins clairement) l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, laquelle n’est qu’une idée (un cri peut exprimer une idée) et non pas eux-mêmes (il s’agit, toutefois, d’un début et cette remarque ne doit pas laisser accroire que je ne suis pas attaché à la liberté d’expression, premier pas indispensable pour l’épanouissement des personnes dans une société). Le théâtre est plus que de l’expression, même si un minimum de technique expressive – qu’il ne faut surtout pas pousser jusqu’à la caricature – est nécessaire pour jouer devant un public. La plupart des arts du spectacle sont, avant tout, des arts d’expression, sauf le théâtre – mais est-il vraiment un art ? Les brechtiens se défient de l’identification ; ils devraient plutôt se méfier de l’expression dont la mode du message politique fait ses choux gras, quitte à l’emballer dans une esthétique somptueuse.
Toutefois, ma prise de distance (non brechtienne) avec le texte ne conduit pas à rompre tout lien avec la matière immatérielle. J’ai dit qu’il ne fallait pas « refermer bêtement les fenêtres ouvertes par « sire le mot ». En effet, le mot tient une place ambiguë. Il est à la fois le signifiant d’une signification, mais, aussi, quelque peu, une part de nous-même. Objet particulier, c’est un instrument incorporé à nous-mêmes. Bien que l’oreille de l’un et le regard de l’autre aient un rôle important, les instruments du musicien et du peintre ne sont pas partie intégrante de leurs corps. Certes, le mot n’est pas en nous dès le début de la gestation, mais le foetus perçoit des mots qui vibrent au dehors du ventre de sa mère et, dans son berceau, le bébé flotte déjà parmi des mots. Si la conscience n’a pas encore codifié ces mots, l’inconscient, une des portes vers l’immatériel, s’empresse d’en absorber quelques uns dont certaines tournures, employées par le sujet sans y faire attention, seront l’écho quand il parlera. Nous touchons là, le problème de la langue maternelle – adjectif essentiel – qu’il est difficile d’intégrer au plan de l’inconscient lorsqu’on lui est étranger. Un grand pas est franchi dès qu’on se met à rêver (bouche de l’inconscient) dans cette langue.
L’intégration du mot au corps renvoie à la question du danseur. Il prend son corps comme instrument et il paraît ridicule de prétendre que ce corps comme instrument n’est pas partie intégrante de lui-même ! En riant de cette apparente contradiction, on ne perçoit pas qu’en instrumentalisant quoi que ce soit, on le coupe de lui-même qui, la plupart du temps, l’est par son appartenance à un « lui-même » global. Notre corps n’est vraiment lui-même que de nous appartenir. Pensons aux risques encourus par une chirurgie qui soignerait un de nos organes en le séparant trop longtemps de notre corps (par exemple, les greffes exigent des transports relativement rapides des organes transplantés). En travaillant constamment et durement sur son corps, le danseur l’instrumentalise et, paradoxalement, s’en sépare alors qu’il est devenu un objet entièrement « à sa main ». Le mot dont l’original a baigné dans l’inconscient n’est pas un objet semblable au corps du danseur.
Ce que je dis sur le danseur, est aussi valable pour le chanteur. Sa voix est son instrument. Elle provient de son corps, donc de lui-même, mais il s’en sépare. Ceci explique qu’à l’opéra on regrette, parfois, de ne pas comprendre les paroles des chanteurs. Ce sont les « paroles » d’un instrument et non celle d’un être humain. On dira préférer tel chanteur ou telle chanteuse à tel(le) autre. Donc, l’on préfère un instrument plutôt qu’un autre. Et je conviens, bien sûr, qu’on préfère aussi un(e) instrumentiste à un(e) autre. Les acteurs de théâtre ne sont pas des instrumentistes, bien que certains s’en flattent. Ceux-ci qui, souvent, ont beaucoup de talent, font l’impasse sur la dimension autre de la représentation théâtrale qui est d’être une
Re-présentation. Reconnaissons-le : tout (telles nos habitudes) est fait pour que nous nous trompions. D’un côté, le confort apporté par une hyper technique passe pour une bonne façon de jouer et, de l’autre, une énorme maladresse, qui ne passerait pas sur scène, se trouve masquée par les artifices du cinéma et de la télévision. Je ne laisserai pas de côté le jugement négatif porté à l’encontre du confort de l’hyper technique qu’on trouve conventionnel et peu naturel. Soyons francs : on apprécie le confort de l’hyper technique face aux nombreuses difficultés expressives rencontrées sur les scènes. Il n’en reste pas moins que le manque de naturel, disons plutôt de nature (car le « naturel » dépend de la mode et de l’opinion), est plus ou moins le symptôme d’un manque de re-présentation. L’actrice et l’acteur peuvent très bien avoir, sur scène, une façon de se déplacer et de parler qui jure avec nos habitudes. Est-ce de l’afféterie ou un nouvel aspect du comportement humain ? Avant de trancher trop vite, il est préférable de s’interroger et d’observer l’effet produit sur soi. Ne soyons pas dupes, mais soyons curieux, une grande qualité chez le spectateur. Il n’y a pas de réponse toute faite, c’est la singularité du théâtre qu’on ne saurait estimer au millimètre près comme il est possible, plus ou moins, d’estimer l’interprétation musicale ainsi que l’exécution de la danse.
On comprend mieux le rapport difficultueux du danseur avec son corps sur scène, quand on le compare au mime, aux artistes du corps et de l’expression corporelle. Les noms que ces artistes se donnent semblent contredire les positions que je me suis efforcé de défendre, mais ces noms « trompeurs » – dont beaucoup ont une allure désuète – les aident à revendiquer leur indépendance vis à vis de la danse et à montrer que leurs arts s’enracinent ailleurs. Où s’enracineraient-ils ? Et bien dans le théâtre ! Dans la représentation théâtrale – je n’emploie pas le terme de re-présentation par respect pour leur attachement (erroné) à l’expression. On dit ces arts « mineurs », parce qu’ils ont presque autant de praticiens que de spectateurs, mais on a tort de leur accorder si peu d’attention. En comprenant leur grande différence avec la danse, on comprend mieux la distinction entre celle-ci et le théâtre. Constater que l’un est bavard et l’autre muette est insuffisant, le mime ne parle pas plus que cette dernière. La différence principale n’est pas entre le verbiage et le non verbiage. Non, elle se tient entre la « situation » et la « non situation » dont le vide est comblé par une thématique ou un motif (souvent technico-esthétique). Les uns jouent des situations tandis que la danse traite un thème ou un motif. Déjà, dans le théâtre – plus précisément au Conservatoire – Louis Jouvet demandait qu’on joue la situation avant de se focaliser sur le caractère. Le souci consistant à faire passer le caractère au second plan par rapport à la situation revient à choisir la re-présentation plutôt que la signification. Joue-t-on un caractère ? Surtout, on le signifie. Tandis, qu’à moins de la raconter, on joue une situation.
La danse est significative (même quand elle n’a pas l’intention de transmettre un message ni non plus de narrer une fiction), le théâtre est situationnel (même lorsqu’il entend rester non figuratif). Les arts du mime se veulent résolument du côté du théâtre. Leurs artistes reculent devant la perspective de se retrouver absorbés par la danse et les pouvoirs publics, qui méconnaissent les enjeux, préfèrent leur tourner le dos. D’ailleurs, c’est tout juste s’ils ne souhaiteraient pas que la danse absorbe aussi le théâtre ! Etre « progressiste », c’est rendre le pouvoir au corps, et la danse est l’art du corps. L’art du corps, certainement, mais subir le joug d’un art n’est pas un exemple de « libération » (bien que cela permette d’exécuter des œuvres admirables).
Le théâtre et les arts du corps. Le premier est souvent bavard et les seconds restent muets. Mais les uns comme l’autre posent et jouent des situations, même si ces situations, se voulant parfois trop symboliques, se réduisent à de la signification. Beaucoup de situations n’ont nul besoin de paroles. Une personne qui rentre chez elle et qui, après avoir posé son manteau, s’assied devant une table, ne parle pas obligatoirement. Dans le théâtre occidental, ce jeu de scène, qui n’est pas une réplique, est noté en tant que « didascalie » (laquelle, au départ, fut l’oeuvre des imprimeurs qui souhaitaient faciliter la compréhension des lecteurs). Mais quelle différence avec ce que pourrait jouer un mime ? Certes, bien souvent le mime se passera de manteau, de table et de chaises. Il prouvera son talent en signifiant ces accessoires. Ce faisant, son talent risquera fort de faire passer la situation au second plan. D’une certaine façon, c’est un peu ce qu’on attend de lui, puisque c’est un mime ! Mais notre attente n’est plus théâtrale et repose sur la conviction occidentale qu’on ne peut pas vraiment jouer sans parler. Privé de parole, il faut passer son temps à signifier. Ce travail de signification se limite à décrire le décor et le climat de la situation. On ne joue plus vraiment, on passe son temps à la description de la situation plutôt que de jouer celle-ci. Le mime tend à devenir un art du récit ! Un récit particulier puisqu’à l’image du » jeu des ambassadeurs », il se passe de paroles. Cette comparaison avec le « jeu des ambassadeurs » montre que l’on s’éloigne de l’identification au sens de « s’identifier » et non d’identifier puisque le « jeu des ambassadeurs » a pour objectif de faire reconnaître rapidement – donc d’identifier – ce que l’on mime. Il s’agit de l’identification par les spectateurs, non de la leur et ce manque implique la non identification de l’acteur. Paradoxalement, la signification oblitère le « s’identifier ».
Identifier consiste à identifier des apparences. Profondément, le théâtre n’est pas un art des apparences et, plus haut, je posais déjà la question : « est-il vraiment un art ? ». Un art est toujours celui d’un type d’apparence. Donc le théâtre n’est pas un art. J’affirme ceci en regrettant le mépris ou la levée de bouclier que ce genre de déclaration déclenche. Je n’en n’éprouve aucun plaisir d’autant plus qu’elle risque de choquer beaucoup de personnes que j’apprécie et dont le jugement m’importe. Je suis tenté de dire que le théâtre est plus qu’un art mais je sais pertinemment qu’un telle précision dérisoire sera prise pour la recherche d’un moyen de sortir de la situation ridicule dans laquelle je me suis mis avec mon affirmation «péremptoire ». Il y a vraiment des choses que l’on ne doit pas dire, surtout vis vis de ceux qui aiment le théâtre au point d’en faire un art. Ils me rétorqueront peut-être qu’il n’y a rien au dessus de l’art. Et bien, à mes yeux, il y a une chose plus importante : la vie ! Beaucoup, déçus par le caractère quotidien et parfois affreux de celle-ci, s’étonneront qu’on puisse la placer au dessus de tout. Il est vrai qu’elle n’a pas toujours bonne apparence, mais lorsque je cite la vie, je parle de la faculté d’exister que je ne souhaite pas perdre (je mentirais si je disais le contraire), celle de ceux que j’aime, de tous les autres, de toutes les choses animées et inanimées. Le théâtre m’a appris que le fait de s’identifier donne cette faculté d’exister (ou réciproquement). Aussi surprenant que cela soit, la matière s’identifie, c’est ce qu’enseigne le théâtre.
Je pense au « clinamen », cette théorie attribuée à Epicure dont on ne retrouve les traces que chez le latin Lucrèce dans son « De rerum natura ». Selon cette théorie, dans leur chute dans le vide, les atomes subissent un écart, une déviation qui les fait s’entrechoquer. Ces rencontres aléatoires expliquent la composition et l’existence des corps. Pourquoi les atomes subiraient-ils cette déviation et quel serait ce rapprochement ? J’émets l’hypothèse qu’il s’agirait d’une forme fruste ou originelle d’identification. De plus, je souligne préférer la forme « fruste » à la forme « originelle ». Le théâtre ne stipule de la nécessité d’aucune origine. A part les origines de telles ou telles situations, il ne fait fond sur aucune cause chronologiquement universelle. Il peut servir sincèrement toutes les religions. Ce sont celles-ci qui se défient de lui. On pourra croire qu’il est chrétien ou marxiste, il ne le reniera pas et se préparera à jouer tout autre chose. Il est toujours prêt à jouer l’autre (même si, hélas, celui-ci refuse l’existence des autres). Voila pourquoi certaines religions et idéologie l’utilisent pour enseigner et éduquer selon leurs principes. Ces utilisations ne sont pas aussi bénéfiques qu’on veut le croire, elles abiment le théâtre en le soumettant à la signification et en cherchant à l’écarter de l’identification.
Elles en viennent à utiliser un art que n’est, justement plus, le théâtre. Le cas de Brecht est exemplaire : profondément marqué par le protestantisme de sa mère, il transforme le talent missionnaire de celui-ci (l’armée du salut), en le mettant au service de la cause communiste et en inventant la méthode de « distanciation » de l’acteur qui impose à celui-ci de ne plus s’identifier (cette critique ne diminue en rien mon admiration à son endroit. De toutes façons, je suis convaincu qu’on ne peut empêcher quiconque de s’identifier, ne serait-ce qu’inconsciemment. Et je reconnais que le style de la « distanciation » a permis de nettoyer le théâtre des jérémiades et affèteries, ces apparences avec lesquelles certains styles embourgeoisés encombraient la scène).
L’utilitarisme, philosophie qui souhaite améliorer le bien être des gens, pense qu’une chose existe en raison de la fonction qu’elle remplit. L’identification existe en raison du processus de re-présentation dont elle est le carburant et le matériau. Et ce processus existe parce que la matière existe. Ceci ne dit pas que l’un ou l’autre cause l’un ou l’autre. Ce serait une illusion « originaliste ». En fonctionnant, la re-présentation ne déclenche pas l’existence de la matière, au sens où elle causerait le commencement de son existence, mais au sens où elle accompagne cette existence comme celle-ci accompagne la sienne. Elles s’accompagnent mutuellement, donc chacune n’existe pas sans l’autre et ne saurait s’en passer. Donc, elles se font exister au sens que chaque existence est celle de l’autre. Cette observation est d’une grande importance. L’autre est un des fondements de la matière et il est un des pôles de la re-présentation. Quelle différence entre la matière et la re-présentation ? Une différence de point de vue. Sinon, on tient (à tort) la matière pour une substance et (de façon caricaturale) le processus de re-présentation pour un mécanisme. On éprouve toujours une grande difficulté à considérer une « substance » comme un processus et un « mécanisme » comme un contenu. Il faut avoir le courage intellectuel de les tenir l’un et l’autre en tant qu’un même processus, étant entendu que ce même recèle l’autre. Je reconnais que ce « même-autre » est difficile à entendre. Pourtant, un tel oxymore révèle la façon dont on s’identifie : on s’identifie à soi-même en s’identifiant à l’autre, lequel n’est pas un des autres auprès ou loin de soi, ou encore dans son imagination, mais ce qui se dissout au fond du même et qui, tout de même, se compose, peut-être, d’échos et de lambeaux, de traces des autres qui s’effacent.
L’effacement de ces résonances et de ces reflets, conduit ma réflexion vers la base de la matière. Je me retrouve à un niveau dont seules des hypothèses tentent de rendre compte. La difficulté avec les hypothèses est qu’il est difficile d’en prendre une particulière au sérieux sans les prendre toutes, ou presque, au sérieux. Comment accorder une importance légitime à l’une si l’on n’accorde aucune attention à beaucoup d’autres ? Ce ne serait plus une hypothèse mais une assertion, laquelle prétend toujours être la vérité. Une hypothèse qui abolirait toutes les autres ! Une hypothèse authentique n’abolit pas, mais efface. On s’efface devant une personne sans disparaitre. Il n’est pas facile de distinguer la différence entre « effacer » et « abolir », chacun de ces deux termes participant à la définition de l’autre. Mais lorsqu’on efface on ne supprime pas intégralement, c’est l’apparence qu’on fait disparaître. Comme si la faute, gommée sur son cahier par l’élève, restait plus ou moins dans sa tête. C’est d’ailleurs, à cause de cela, qu’il s’acharne parfois sur la place de cette faute et va jusqu’à percer le cahier à cet endroit. Mais Lady Macbeth le dit à l’acte V : « il y a toujours une tache ».
Selon cette hypothèse, à sa base la matière procède par l’effacement. Les apparences disparaissent mais les « paraître », les Parences, qui ne sont pas des objets, ne disparaissent pas. Pour la bonne raison qu’ils ne nous apparaissent jamais, sauf leur souffle au théâtre qui est le seul témoignage que nous ayons quant à la base de la matière ( je ne parle pas de la science parce que celle-ci, en raison de ses appareils et de ses concepts, nous propose un témoignage indirect, lequel sera peut-être compris, mais pas ressenti).
Le travail de l’effacement ne se borne pas à faire disparaitre les apparences. Il réalise un acte auquel le niveau macroscopique où nous vivons ne nous a pas du tout habitués : en les effaçant, il « mêle » les éléments. A la base de la matière, effacer tente de mêler. Mais ce « mélange » n’est pas une combinaison. En les réunissant, il n’adjoint pas les éléments les uns aux autres puisqu’il les supprime ou, du moins, supprime leurs apparences, lesquelles sont tenues pour leurs individualités. En effet, une apparence n’est pas que la peau extérieure d’un objet, elle est aussi la peau extérieure de ses parties internes, jusqu’aux plus infimes. L’accumulation et la globalisation de ces peaux extérieurs constitueraient la singularité de chaque individualité si elles ne se trouvaient pas effacées à la base de la matière. C’est en disparaissant, que ces individualités suscitent de nouvelles apparences qui ne sont pas des constructions parce qu’elles ne rassemblent pas des singularités stables et discernables puisqu’elles s’effacent. L’onde-particule vient à côté, après coup, par rayonnement, avec sa charges peut-être due au boson de Peter Higgs.
Le caractère de non construction me semble fondamental, pour envisager la base de la matière. Mais le langage dont j’ai pris l’habitude ne facilite pas ma démarche. Ainsi, je préférais employer le terme de base plutôt que celui d’origine, afin de ne pas me référer à une chronologie, mais je m’aperçois qu’une base se conçoit, très souvent, tel un socle. On dit de celui-ci qu’il est massif et je me rends compte ainsi qu’une base s’inscrit dans la logique des masses. Il s’agit d’une question de physique et je dois poursuive mon hypothèse en précisant que la base de la matière serait un stade sans masse, ce qui est, je le reconnais, un brin contradictoire. Nous aurions à faire à des « fluides » ni liquides, ni gazeux et peut-être pas ondulatoires. De façon surprenante, cela ne répondrait pas aux théories matérialistes traditionnelles qui faisaient fond sur la masse, aussi minuscule soit-elle (atomisme). Ces théories matérialistes ont profondément marqué les partis qui s’en réclamaient et dont le militantisme s’est toujours flatté de rassembler « les masses » (même lorsque celle des suffrages les déserte). Toutefois, pareille remarque ne doit pas pousser à jeter le point de vue matérialiste à la rivière (bien que celle-ci soit un flux). La matière sans apparence est encore la matière. C’est ce que nous rappelle le théâtre avec la matière immatérielle.
Quand on joue au théâtre, on est matérialiste, mais quand est habité par l’idéologie matérialiste on ne fait pas automatiquement du théâtre, contrairement à certains s’imaginant qu’il leur suffit de déclarer « ne pas croire pour faire croire qu’ils produisent un bon théâtre. Cette question est délicate : nombre d’actrices et d’acteurs ont « la foi », ce qui n’empêche pas beaucoup d’entre eux d’être de bonnes actrices et de bons acteurs, donc des « matérialistes » lorsqu’ils jouent. D’ailleurs, un acteur convaincu par une religion particulière peut jouer avec sincérité un personnage convaincu d’une autre. On sera tenté de dire, à l’instar de Diderot, qu’il est hypocrite alors qu’il s’agit de la sincérité-du-mensonge propre à l’identification. Cette sincérité caractériserait le stade de non construction de la matière. A ce stade, il serait impossible de parler de mensonge pour la raison que tout ce qui s’y trouve est sans aucune vérité.
Parler du mensonge me renvoie à la question du titre de ce chapitre : « qu’est-ce que la Parence ? » Contrairement à l’apparence, on ne cache pas la Parence comme on montre ou cache un objet. Il n’en est nul besoin, comme il ne lui est pas nécessaire de se cacher. Pourquoi ? Parce qu’en elle-même, elle n’a pas d’apparence. Elle est un « éclat » de la matière qui ne fait que porter telle ou telle apparence, selon le flux de la matière immatérielle-matérielle et selon les perceptions qui sont infiniment innombrables. Ces changements d’apparences peuvent être taxés d’hypocrisie, mais pareil jugement est puéril et démontre un anthropocentrisme forcené. Pas facile de prêter une conscience humaine à la Parence même si les humains, comme les autres choses, en dépendent. Le jugement moral porté à l’encontre de l’hypocrisie est le fait des perceptions et des entendements qui s’y rattachent.
Seules les apparences peuvent être accusées d’immoralisme, les Parences sont des éclatements amoraux. Voilà pourquoi le théâtre peut re-présenter toutes les choses et tous les comportements avec sincérité. Mais ceci ne semble pas répondre à la question : « qu’est-ce que la Parence ? ». Simplement : une Parence est ce qui fait paraître sans apparaître. Les Parences n’ont ni masse, ni surface. Autant dire qu’elles n’ont pas de forme. Et, justement, la difficile vocation du théâtre est de prêter des formes aux Parences. Ces formes prêtées sont à comparer à des hauts-de-forme dont on attend qu’ils se soulèvent quelque peu afin de nous laisser entrevoir quelque chevelure. Nous devinons sans percevoir de façon significative. Il n’est pas question de signification mais d’identification. Peut-on s’identifier à un haut-de-forme ? Pourquoi pas, la capacité de l’inconscient est surprenante. Mais, en l’occurence, la force du théâtre est de permettre de s’identifier à ce qu’il y a sous le haut-de-forme. Ce n’est pas en enlevant celui-ci qu’on y parviendra, car, alors, on verra le sommet d’un crâne, c’est à dire une apparence. De toute façon, au théâtre, la porte de l’identification donne sur la matière matérielle-immatérielle produite par des Parences explosives mais silencieuses et invisibles.
A suivre