La matière et son double – 2

Posted by on Nov 23, 2021 in Blog, La matière et son double

II-  Qu’est-ce que l’apparence ?

Le monde, tel que nous le percevons, est constitué d’apparences qui se recouvrent les unes les autres. Si nous enlevons ou traversons celle qui se tient sous nos yeux, nous tomberons toujours sur une autre apparence. L’art du prestidigitateur joue de cette logique : son adresse consiste autant à dévoiler qu’à escamoter. A la différence du scientifique, qui découvre ce qu’il découvre, le prestidigitateur fait apparaître ce qu’il avait dissimulé sous une autre apparence ou fait disparaître sous l’apparence qu’il nous laissait voir. Il intervertit les couches d’apparences.

En signifiant des strates horizontales qui s’empilent sans se mêler, le terme de « couches » fourvoie. Les couches couchent ensemble ! Entre elles, il n’y a pas que de l’horizontal mais aussi du vertical. Sinon, d’une couche à l’autre, on passerait par un vide, ce que, d’ailleurs, l’on fait. La matière étant continue, les apparences le sont mais, de toutes façons, on passe par un vide, les choses qui se jouxtent sont séparées par un vide imperceptible. Il en est de même de nos cellules formant un tissu qui, à défaut d’être toujours le même, est continu. Et s’il l’est c’est que le vide est de la matière.

La vision de couches isolées et sans couches transversales est caricaturale. Le talent du prestidigitateur, consiste à masquer ces intermédiaires, parvenir à ce que jamais le lapin qui sortira ne pointe l’oreille ou ne déforme la doublure du chapeau. Que jamais la prochaine apparence ne soit matériellement prédite ( matériellement, parce que notre habitude de ce type de spectacle fait que nous nous attendons à une apparition). Il cache, à notre vue, l’intermédiaire ou le vide qui se tiendrait entre deux apparences. Et, paradoxalement, il nous donne l’impression de faire surgir les choses du vide. Certes, une illusion, mais son aspect semble magique. Quand on a perdu l’âge de croire en la magie, on place cette illusion sur le compte d’un talent qui nous échappe. Certains d’entre nous se précipitant pour apprendre à faire des tours de magie, la force des grands prestidigitateurs est d’employer, au cours d’une incessante surenchère, des trucs que l’on ne connait pas encore afin, non pas d’empêcher de prédire la prochaine apparence, mais de cacher comment ils lui permettent de surgir. L’admiration face à la magie devient une admiration devant la technique dissimulée. Donc, l’admiration devant une absence d’apparence, laquelle, bien sûr, est aussi une apparence.

Je ne ferme pas les yeux devant le vide, celui-ci est une des apparences qui cachent le plus de choses. J’écris qu’il les cache, en réalité, ce sont nos compétences physiques et nos usages d’entendement qui ne nous permettent pas de les percevoir. Nos moyens de perception, physiques, techniques, intellectuels sont en cause. Il ne suffit pas de contester leurs insuffisances (tant d’efforts sont consentis pour les améliorer), mais de questionner le rôle de la perception dans notre conformation et de ses rapports avec les conformations des autres entités matérielles. L’emploi de l’adjectif « matérielle » est ambigu : il est autant question des rapports avec des entités immatérielles que matérielles et bien difficile de déterminer dans quelles mesures celles-ci se recouvrent. Le rapport entre les conformations est fondamental :  je prends l’exemple du neutrino. Une particule élémentaire qui peut traverser un mur « sans s’en apercevoir ». Se pose la question de sa masse. Selon le modèle standard de la physique des particules, le neutrino n’a pas de masse. Mais, au cours d’expériences, on a observé des oscillations, celles-ci étant, théoriquement, la preuve d’un minimum de masse. Alors, absence de masse telle une onde « pure », ou masse tellement plus fine qu’une aiguille dont notre corps ne sent pas la piqure ? Je n’oublie pas les médecins m’expliquant qu’il est possible de faire des piqures sans « faire mal », avec des aiguilles de plus en plus fines (indépendamment de la pénibilité du produit injecté). Chaque entité ressent plus ou moins l’existence des autres, susceptibles de lui opposer résistance en raison des conformations réciproques.

Question sur la part déterminante de la perception dans la conformation : bénéficie-t-on d’une certaine perception en raison d’une conformation particulière ou l’inverse ? Incapable de résoudre ce genre d’aporie semblable à celle de la poule et de l’oeuf,  j’avance une proposition intermédiaire : chaque conformation se destine à un type de perception. La matière (comme univers) est un ensemble de perceptions. Comme l’usage voit plutôt un ensemble de corps, je dirai que ce sont des corps de perception. Pourrais-je aller jusqu’à dire qu’il y a matière parce qu’il y a perception ? La physique physiologique n’affirme rien de tel, mais cela me semble possible. Et cela modifierait la conception que l’on se fait du monde.

Un brin de réflexion bride une conclusion trop rapide. Que tout corps soit conçu dans le but de percevoir, répondrait à l’hypothèse selon laquelle il serait nécessaire de bénéficier d’une masse pour percevoir. Dans ce cas, affirmer « qu’il y a matière parce qu’il y a perception » ne rendrait pas compte de ce qu’il en est au niveau où l’existence des corps – donc des masses – ne se trouve pas encore avérée. Cette hypothèse n’est pas, non plus, certaine : est-il nécessaire d’avoir une masse pour percevoir ? Nous n’en savons rien. Et si le fait d’être, à quel que niveau que ce soit, consistait à percevoir ? La matière se limiterait alors, à des apparences. Mais existe-t-il des apparences sans que quoi que ce soit paraisse – ce qui ne signifie surtout pas apparaisse ?

Je souhaite rester honnête à l’endroit du point de vue matérialiste. Ce comportement m’incite à la plus grande prudence vis à vis de spéculations pour lesquelles n’existeraient matériellement que des apparences. Certes, la matière serait constituées de perceptions, mais l’on se demanderait, qui, au bout du compte, perçoit. Qui est le grand percepteur ? Si l’on ne se satisfait pas du tête à queue, du solipsisme selon lequel il n’existerait aux yeux de l’être humain que lui-même, on est est conduit à penser que ce « grand percepteur » est surnaturel. J’entends rester dans la nature, dans la matière.

Il n’y a pas « d’apparaître » sans « paraître », ce dernier n’apparaissant pas au premier abord. Les perceptions n’abordent que des apparences. D’ailleurs, l’adjectif « premier » me semble vain, le contraire « d’abord » étant « après ». Après l’abord nous découvrirons peut-être une vérité, en tout cas, une autre réalité nous viendra à l’esprit, mais celles-ci se trouvaient là avant notre perception. Donc cet »après » se tenait aussi avant l’abord. Il s’agit de la richesse de la notion « d’après-coup ». La psychanalyse a beaucoup travaillé cette notion. Bien que je ne sois nullement spécialiste, je crois qu’en psychanalyse l’ »après-coup » permet à un évènement traumatique de prendre sa portée plus tard, dans un contexte qui lui donne un sens nouveau. Aussi maladroit soit-il, ce début d’explication me fait penser au rapport que les Parences et les apparences entretiendraient.

Les apparences seraient des « après-coup », toutefois, il me faut nuancer cette allégation dans la mesure où l’ »après-coup » est un processus plutôt qu’une chose. S’il s’agit, avant tout, d’un processus, il désigne autant le paraître que l’apparaître. Et puis, par quelle Parence l’apparence  pourrait-elle bien être portée? Si répondre à cela demandait aussi peu d’effort qu’au cinéma (même si le personnage subit difficilement son mal comme chez Hitchcock) quelques entretiens suffiraient. Le travail de l’analyse demande beaucoup plus de temps, de détours et de nuances.

La psychanalyse ouvre une porte à la façon de connaitre en précisant que, dans l’après-coup, l’évènement traumatique prend sa portée jusqu’à des symptômes qui se produisent dans un tout autre contexte. Donc, qui semblent déterminés par un autre contexte. Dans un domaine différent de la psychanalyse, ceci nous dégage du simplisme qui pousserait à croire qu’une apparence est liée à une Parence explicite (ce ne serait plus une Parence mais une apparence masquée que nous prendrions pour une cause fondamentale).

Tout en s’inscrivant dans un contexte explicite ou qu’il n’est pas difficile de reconstruire selon les critères économiques, historiques et caractérologiques qui ont cours, l’apparaître oublie le paraître qui l’a porté et le porte encore. On est toujours tenté de croire qu’en cherchant un peu, on trouvera la cause d’une apparence. La ou les causes, car cela dépendra du type de savoir et de styles auquel on aura décidé de se référer.  Les styles sont déterminants pour les savoirs dont les arts nourrissent leurs oeuvres et la manière de les réaliser. Consciemment, un style naturaliste ne fera pas appel à des savoirs mystiques.

Au cours de l’histoire du théâtre occidental, on a pu constater des « carambolages » entre le style de l’auteur et le style d’interprétation (et de mise en scène). Il est amusant de voir que de nombreuses mises en scène prétendent, en choisissant un style propre à leur époque et à certains engagements théoriques et politiques, mieux servir l’oeuvre qu’elles présentent, de lui trouver des qualités qui dépassent ce que pensait l’auteur et ses thuriféraires. Sans le dire de cette façon, les metteurs en scène sous entendraient en savoir plus que ceux-ci. Ils n’ont pas systématiquement tort, car, ils en savent plus sur l’époque où ils montent la pièce qu’un auteur qui n’en fait plus partie. De plus, ils s’attachent à la transmission des oeuvres au delà des époques. Mais, rétorquera-t-on, est-ce une raison pour les trahir ? Délicat et constant problème de la trahison des oeuvres. Ce problème se transforme peu à peu en une question à laquelle il n’existe pas de réponse rigoureusement exacte : jusqu’où peut-on trahir ? Interpréter et représenter une oeuvre revient toujours, aussi peu que ce soit, à la trahir. Tenir cela pour inadmissible justifie pleinement les missions des sociétés d’auteurs – qui, sans elles, deviendraient rapidement les oubliés de l’affaire. Mais s’en tenir là, tel une vérité absolue, risque de réduire l’activité artistique à n’être, encore moins qu’une répétition, une copie. Même les moines qui « copiaient » les manuscrits sacrés les enrichissaient d’enluminures. On me répliquera que ces fameux copistes n’ont pas changé le sens des manuscrits ! Est-ce si évident ? D’abord, on apprécie tel manuscrit plus que tel autre en raison son travail artistique d’enluminure. C’est une explication encore insuffisante. J’ai l’air de mettre l’illustration en avant. On oublie, qu’à l’origine, l’illustration consiste à rendre illustre, à assurer un large accueil du public. Réservé ou pas, il ne faut à aucun prix que l’accueil s’interrompe. Il en va de l’indispensable transmission. On a le droit de contester les stricts mécanismes de copiage, mais l’illustration les dépasse, se dépasse elle-même et devient une oeuvre. Pensons à Molière avec Esope et Perrault avec les contes traditionnels. En illustrant, les copistes du Moyen âge ont fait évoluer le sens des manuscrits sacrés de même façon que l’église catholique a fait évoluer les messages prêtés au Christ comme, de leur côté, les églises réformées et orthodoxes. La faiblesse de l’attachement à des messages et un sens sacrés est qu’on se demande à quels message et à quel sens exacts est lié ce sentiment. Sont-ils originaux ou les produits d’une « trahison d’avant hier que les « traditionalistes » ont pour habitude, à chaque époque, de tenir pour authentiques ? C’est souvent le cas d’un « sens » que l’on entend protéger contre vents et marées, sans détenir la preuve qu’il s’agit du « bon sens ». Les cultures et leurs arts n’ont pas grand chose à gagner avec une défense hystérique d’un passé qui est d’autant moins l’exact passé, qu’on l’idéalise.

Je trouve amusant de, tout à coup, soutenir « l’illustration » alors que je passe mon temps à la critiquer. Quand on illustre, on ne joue pas. Chez l’acteur, je rapproche l’action d’illustrer de celle de raconter. Ma critique s’étend donc à l’effet de distanciation brechtien. La meilleure façon d’obtenir celui-ci, consistait, pour les théoriciens du Berliner ensemble (théâtre et compagnie fondés par Bertolt Brecht), à raconter son personnage plutôt que de le jouer. Loin d’être exclu par les brechtiens, le terme de « jouer » constitue un des objets du débat ; à leurs yeux la meilleure façon de jouer consiste à jouer « distancié ».  Je refuse de confondre le récit avec le jeu. Sans effet utilitaire, le jeu, qui procure du plaisir, relève de la fiction. Mais il existe deux types de jeu : celui où l’on se contente de s’amuser selon des règles et celui où, sans écarter le précédent, on tente de s’identifier. La petite fille qui « joue à la marchande » souhaite faire « comme si elle était une marchande », donc elle pense s’identifier à celle-ci. Je dis « pense » parce qu’elle ne connait certainement pas le terme « s’identifier « et elle n’y parviendra pas automatiquement. On croit s’identifier à telle ou telle chose ou personne et l’on s’identifie à autre chose. Cette erreur d’aiguillage, qui n’empêche pas de se croire dans la peau de cette personne, s’explique par le fait qu’au lieu de s’identifier à une Parence adéquate, on s’identifie à une autre apparence. Oui, une apparence ; de toutes façons on n’a jamais entendu parler de Parence et, sans le savoir, on s’identifie à une apparence qui passait sous le nez de l’inconscient. Si l’on entreprend une recherche sérieuse mais superficielle, on se satisfera de mettre la main sur une apparence imprévue, mais qui n’a rien à voir avec la Parence portant ce à quoi on avait l’intention de s’identifier.

Comme je le disais, il existe deux types de jeu ; celui du seul loisir et le jeu identificatoire. Je le reconnais, les brechtiens authentiques transforment leur loisir en virtuosité – il faut du talent pour mener une véritable interprétation distanciée – mais, pour moi, sans identification il n’y a pas de jeu théâtral, on ne sort pas du spectacle qui reste le jeu des apparences. Hors du spectacle professionnel (ou amateur), le monde dans lequel on vit, est un spectacle et pas seulement dans « la rue ». Au sein des corps et de la matière, sans l’intention de s’y livrer, les organes et les particules se donnent en spectacle. Cela permet aux chercheurs de découvrir des apparences encore inconnues aux yeux de leurs concitoyens. Jusqu’ici, on se contentait de découvrir des  apparences, tout en prétendant sonder le fond des choses. Peut-être, et je n’en suis pas sûr, la physique quantique et la psychanalyse ont-elles entamé un saut radical par rapport au monde et à la logique des apparences. De toutes façons, et j’en suis certain, le théâtre, sans le crier sur les toits, témoignait-il d’un univers  bouillonnant sous les apparences. Pour ce faire, il ne témoignait plus d’un spectacle.

Mais, qu’il parvienne ou ne parvienne pas au delà des apparences, le théâtre use abondamment de celles-ci  et son usage nous trompe. Cette tromperie explique la dénonciation de Diderot quant au manque de sincérité de l’acteur et justifie l’effort de Brecht pour montrer la réalité économique et politique que masquent les apparences idéologiques. Mais cette réalité n’est-elle pas une apparence ? Je sais combien ma question peut sembler scandaleuse. Quoi, je prendrais la souffrance de la misère et la domination exercée sur ceux qu’on exploite telle une simple apparence ?! Les esclaves enchaînés dans les champs de coton n’étaient-ils qu’une apparence ? Ne voilà-t-il pas encore une odieuse malhonnêteté idéologique ? On éprouve beaucoup de difficultés à admettre que l’on vit dans les apparences : les privilégiés n’entendent pas que leurs avantages soient une illusion et les malheureux souffrent suffisamment pour croire que leur souffrance n’est pas une apparence. Et bien si ! L’apparence est notre pain ou notre manque de pain quotidien. Nous sommes enchaînés aux apparences. Et j’approuve le combat de tous ceux qui veulent changer leurs chaînes.

Je dis bien « changer leurs chaînes » ou changer de chaînes, et non se libérer de toute chaîne parce que nous vivrons toujours dans les chaînes de l’apparence. Une apparence peut faire insupportablement souffrir sans que nous nous en débarrassions tel un cancer qui s’intègre à nous, tout en étant déjà plus nous puisqu’il nous entraîne vers la mort. Les corps se nourrissent d’apparences, en respirant les poumons s’en nourrissent.

Avec les idées, les sentiments et les souvenirs, la pensée se nourrit aussi d’apparences ; et le théâtre, bien sûr, en fait son matériau. Je donne l’impression de découvrir que les souvenirs, les sentiments et les idées fassent partie des apparences. Pourtant, c’était une évidence. En pensant cela, on pense qu’on ne saurait comparer les apparences intellectuelles aux choses tangibles. Pour une grande part, tel n’est pas le cas. Les apparences intellectuelles sont des objets au même titre que les choses tangibles. La différence entre eux dépend de leurs position par rapport à la « matière immatérielle » : les objets intellectuels sont portés par la matière immatérielle tandis que celle-ci recouvre les objets tangibles. En les recouvrant, elle ne les cache pas mais les fait participer au processus de perception. En effet cette dernière a besoin de l’immatérielle pour qu’une image de l’objet tangible se présente à elle. On s’étonnera que les objets tangibles aient besoin de présenter une image puisqu’ils seraient déjà des apparences. Cet étonnement me donne l’opportunité de préciser la conformation d’une apparence : elle comprend une forme et une ou plusieurs images qui, en quelque sorte, tiennent le rôle de visages – comme dans la vie, les perceptions des espèces et des individus pluralisent ces visages.Le rapport entretenu par le formes avec leurs images définit le concept de forme. La forme organise les images, elle les classe, les place les unes vis à vis des autres. Cette disposition se modifie, la forme évolue. Une forme est donc l’évolution d’une répartition d’images. Spontanément, on imagine toute forme comme le contour, la ligne extérieure d’un corps. Et l’on a quelque mal à considérer une image comme un corps. Elle n’aurait pas de masse ni de substance. Ai-je le droit de tenir, tout de même, une image pour un corps ? Une image a toujours des supports. A quel stade, ceux-ci disparaissent-ils ? Le grain et la couleurs sont encore des appuis. Mais, pas qu’eux. La lumière, le son et la sensation qui transmettent, sont aussi des soutiens tangibles. Et l’on porte en soi une image recomposée de l’image transmise. On peut considérer cette image, appartenant à l’imagination de l’observateur, comme un support de la précédente. Nous touchons l’un des paradoxes de l’image : l’image d’une image peut être un des supports de celle-ci. Et ceci va plus profondément : ce qui soutient, continue d’affirmer, ne cesse de produire, donc produit. Ainsi, le support de l’imagination est un des producteurs de l’image, pourtant extérieure à lui. Les images fonctionnent en réseau et se produisent les unes les autres. Membre d’un corps de réseau, une image est donc, elle-même, un corps.

Cette petite réflexion sur la forme et l’image fait comprendre que cette dernière est, pour partie, le produit des perceptions. On pourrait le prendre comme une preuve de véracité du solipsisme, mais l’image, non seulement n’est pas celle d’une seule perception, mais, de plus, elle contribue à une apparence portée par une, ou plusieurs Parences. Au bout du compte, une forme est l’organisation évolutive de plusieurs images dont il serait hasardeux de désigner laquelle se tient à l’origine des autres.

Avec les images qui les accompagnent, les formes  constituent les apparences dont nous savons maintenant qu’elles sont aussi le fait des perceptions. On est tenté de finir par demander brutalement : mais, à quel moment les apparences deviennent-elles des objets tangibles ? N’en déplaise aux impatients, je suis incapable de répondre pour la raison que je ne sais pas, au millimètre près, où s’interrompt le tangible : on ne touche pas seulement avec les doigts, on touche avec ses yeux, ses oreilles, sa peau, son imagination et son coeur. Afin de maitriser une telle aporie, je dirai que toutes les apparences sont tangibles, que ce soit par nous ou par tout autre perception. Ce sont les Parences qui ne le sont pas. Pour l’instant, le théâtre semble être leur seul témoin. La physique quantique et la psychanalyse, chacune à sa manière, effleureront-elles les Parences et la matière immatérielle ? J’emploie le verbe « effleurer » en tant que métaphore car il n’est pas question de croire que la physique quantique et la psychanalyse pourraient «égratigner » et, encore moins, « entamer » la matière immatérielle et les Parences, telles des entités positives : au mieux, il faut espérer qu’elles les évoquent. Peut-être, d’ailleurs, le font-elles déjà. Au delà des particules, tomberait-on dans un monde où l’on ne distinguerait plus entre matière matérielle et immatérielle, et l’inconscient ne produirait-il pas des symptômes Parentiels ? Je l’espère, mais je peux me tromper. De toutes façons, même lorsqu’il ne se concrétise pas, l’espoir fait vivre. Et ceci, en dépit de toutes les déceptions. J’en profite pour préciser que l’évocation de ces éventuels états « immatériel » et « Parentiel » ne doit pas conduire à crier « haro sur le baudet » sous le prétexte que la physique quantique et la psychanalyse se livreraient alors au mysticisme. Cette théorie détiendrait le moyen personnel et parfois collectif, d’entrer en communication directe avec Dieu ou toute entité surnaturelle. Il ne s’agit pas du tout de cela et, pour ma part, l’intérêt que je porte à l’endroit des cultes animiste ne m’a jamais fait croire qu’ils étaient en contact avec le « surnaturel », mais avec des dimensions de la matière que nous refusons de constater. Cet aveu personnel choquera certains laïquards butés et, inversement, certains adeptes fanatisés. A ce compte là, on aurait embastillé ou guillotiné Lamartine qui avait osé demander aux objets inanimés, s’ils avaient une âme (mon propos souffre des exceptions : par exemple, le camarade Robespierre, ce grand guillotineur, professait le culte de l’Etre suprême – il est vrai qu’il fut aussi guillotiné, mais ce n’était pas à cause de ça).

Quand je parle de « dimensions de la matière que nous refusons de constater », il ne faut pas, non plus, se laisser attraper par certaines pratiques occultistes qui prétendaient s’appuyer sur des éléments matériellement positivistes, particulièrement au 19ème siècle avec les ondes. En faisant cette mise en garde, je souris et je pense au délicieux scénario de Woody Allen : « Magic in the Moonlight ». L’héroïne du film, parvient à surprendre un célèbre prestidigitateur avec une soi-disant voyance et transmission de pensée. Elle a su manipuler les apparences jusqu’à le « faire croire ». Toutefois, le sentiment qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est bien plus qu’une apparence (bien que cela en soit une de toute façon).

On constate des croisements et des chocs incessants entre les apparences. Sans plaisanter, on peut aller jusqu’à parler de « lutte des apparences ». J’assume franchement le rapprochement qui pourra se faire avec l’expression « lutte des classes ». Il ne s’agit nullement d’un jeu de mots irrespectueux à l’encontre des luttes sociales, mais la reconnaissance d’une redoutable réalité. A la base de la matière, une strate d’apparences peut résister à une strate écrasante ; je le dis sans anthropocentrisme. A ce stade, les deux strates n’ont aucune intention, mais leur rapport de force objectif induit, à un autre niveau, dans une société, le rapport de force conscient de deux classes humaines.

Nous n’en avons pas fini avec les apparences. Il faut nous y faire : la matière que nous brassons et qui colle à notre peau, est, en grande partie, composée d’apparences. A tous les niveaux, les espèces se débattent dans les apparences. Cela ne veut surtout pas dire qu’il faille les jeter aux orties. Pour moi, rien ne vaut la vie pour la simple raison que je ne vois rien d’autre. Le rêve, comme le cauchemar, fait partie de la vie. Si nous voulons avoir la chance de faire de beaux rêves, il nous faut vivre. Certes, je dis ne voir rien d’autre que la vie, mais je pressens « l’autre » qui fait partie intégrante de la matière. Parce que celle-ci ne se compose pas seulement d’apparences.

X

X       X

X      X      X

Le prestidigitateur ne souffle pas dans une trompette afin de nous tromper en attirant notre attention sur sa bouche et ses mains, pendant, qu’avec son pied, il repousse l’objet censé avoir disparu. Une apparence moins bruyante lui suffit pour abuser de notre confiance.

L’éventuel son de sa trompette serait un mensonge, il n’en reste pas moins qu’il existerait réellement. Le mensonge controuve la vérité mais il n’est jamais exempt de réalité. Telle ou telle parole mensongère a bien été prononcée. Ce faisant, le menteur a déguisé une réalité avec une autre réalité, mais en déguisant une réalité on ne la supprime pas. Certes, on peut aussi l’éloigner ou la retarder (forme d’éloignement), mais on ne la supprime pas. Pour la supprimer, il faudrait la tuer ou la détruire (s’il s’agit d’un objet inanimé). Encore, resterait-il un cadavre et des débris. Les assassins s’en méfie, la disparition risque toujours de laisser des traces. La science parvient à trouver des indices là où, auparavant, on n’en voyait aucun et elle ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Viendra le jour où il suffira d’avoir commis un acte en un lieu pour qu’on en trouve la marque. Cela prouvera que la matière, en toute circonstance, colle à elle-même. Les apparences s’interpénètrent plus ou moins, elles ne sont jamais des objets radicalement autonomes. La matière est une trace de la matière.

Essayons de démêler apparences, réalités, vérité, erreur et tromperie :

Au départ de notre explication, nous avons une apparence première A1 qui est une réalité convenable

et une apparence seconde A2 qui masque A1.

Nous avons aussi un émetteur E et une perception P.

E affirme que A2 est la seule réalité, ou la seule correcte. P l’admet. Donc P = E = A2.

Mais   P, E, A2 /= A1

Il s’agit d’un mensonge de E cru par P. P s’est identifiée à l’information de E. L’Identification n’est pas la Vérité. Distinguons l’égalité de la vérité.

E n’est plus séparée de P. Elle fait partie de P.

Donc PE  = A2

Mais PE, A2 /= A1

Il s’agit de l’erreur. E, confondue avec P, est l’opinion, la sensation de celle-ci. Persuadée que A2 est la réalité convenable, PE se laisse surprendre par l’existence de A1. C’est le cas des animaux qui posent les pattes sur le piège A1 masqué par l’apparence A2. Mais A2 n’est pas toujours un piège tendu par l’intention du chasseur. Elle peut être une apparence du terrain masquant une fondrière, laquelle est aussi une apparence bien qu’elle blesse réellement le corps. L’animal n’est pas le seul dans ce cas, l’humain est aussi la victime de ce genre d’erreur de perception.

Le déroulement de ce type de situation nous semble moins clair dans le cas d’un animal ne bénéficiant pas d’un raisonnement minime ainsi que nous l’entendons. Un vers de terre n’entend pas le discours qu’on lui adresse ni, non plus, le discours qu’il s’adresse à lui-même, pour la raison qu’il ne s’adresse aucun discours. Est-ce si sûr ? Un discours tel que nous en prononçons, certainement pas, mais il n’a pas besoin de bénéficier d’un cerveau et de paroles pour avoir des sensations, c’est à dire des relations (aussi minces soient-elles) avec ce qui l’environne. Ces sensations l’attirent ou s’opposent à son déplacement. Si nous étions plus attentifs aux vers de terre, nous serions en mesure de les tromper, comme ils peuvent se tromper. Evidemment, c’est un projet assez limité que d’entreprendre de tromper les vers de terre, mais cela nous montre combien le monde est un monde d’apparences. Sans oublier que la réalité de celles-ci peut-être nourricière. Une feuille de salade présentera une apparence attirante aux sensations du vers de terre qui s’en nourrira.

Les sensations des vers de terre, nous amènent à celles des végétaux. Plus particulièrement, celles de leurs racines. Par exemple, les racines d’un arbre le ravitaillent en eau et en sels minéraux. Donc, elles se dirigent vers les zones souterraines où elles tomberont sur de l’humidité, des acides et des hydroxydes. Pour ce faire, leurs cheminements ne sont pas rectilignes, ils épousent la disposition du terrain qui les contraint à éviter certains obstacles. Ces évitements sont le produits de faibles sensations, c’est à dire de stimulations d’un minimum de fonction réceptrice dont on peut envisager qu’elle se répartisse dans l’ensemble de la plante plutôt que de se concentrer dans un organe clairement défini. Pour simplifier, la plante serait un organe réceptif et perceptif.

En pensant  la plante comme une globalité réceptive-perceptive, il me revient à l’esprit quelques anecdotes contées par plusieurs personnes et que je m’étais empressé d’oublier. C’est toujours la même chose : à chaque fois, il s’agit de fleurs qui, devant un fleuriste ou une fleuriste s’approchant avec sa paire de ciseaux, se recourbent et ferment plus ou moins leur corolle. Sont-ce des faits réels, des histoires inventées ou des témoignages dont on se demande s’ils sont dus à des « projections » ? On projette ce qu’on souhaite : que les fleurs se comportent comme nous ; ou ce qu’on craint : qu’ont les coupe.

D’abord, je me demande pourquoi ces anecdotes se déroulent toujours chez des fleuristes et jamais chez des jardiniers. Les « témoins » qui m’ont rencontré ne fréquentaient-ils aucun jardinier ? Ensuite, je dois avouer avoir vu, dans un très beau jardin à Hammamet, en Tunisie, des fleurs carnivores dont l’étrange corolle se refermait sur les moucherons attirés par leur suc. Je sais ne pas avoir rêvé parce que tout le monde parle de ces plantes dont beaucoup de spécimens sont photographiés dans les encyclopédies. Enfin, si, après avoir fantasmé sur les fleurs qui mordraient les fleuristes, je reviens à ce que l’on me racontait, je conclus que ce n’est pas uniquement un problème de vérité ou de mensonge. Qu’on veuille illusionner son interlocuteur avec des inventions, ou qu’on s’illusionne soi-même avec ses projections, il s’agit de fiction. Et je m’aperçois que même dans le cas, qui paraît peu probable, de témoignages véridiques, la fiction a sa part. En effet, quand on témoigne d’un fait réel, on rend compte d’une apparence, et ce fait ne sera avéré que par comparaison. Quelle comparaison ? Entre des apparences. A supposé que ce soit possible, on vérifie si l’apparence du témoignage est égale à l’apparence du fait rapporté. Donc, il ne s’agit que d’une comparaison d’apparences et cette comparaison n’est pas un jugement porté sur la qualité intrinsèque de chacune des apparences. La vérité n’est pas celle d’une apparence, mais d’une comparaison. Toutefois, il est important de signaler qu’une comparaison est aussi une apparence. Une comparaison n’est pas vraie ou fausse, puisqu’elle comprend un résultat, elle est une réalité. Certes, on pourra juger que cette réalité est fausse, mais au sein d’une autre comparaison qui, elle-même, comprendra aussi un résultat. Et ainsi de suite…Il s’agit de l’infini du calcul.

Les apparences, d’un point de vue moral ou simplement matériel, sont bonnes autant que mauvaises. On opposera surement à ce constat qui se  refuse de trancher, le fait que certains éléments de la nature ne manquent jamais de nous piquer, nous empoisonner et nous blesser. Il s’agit d’un point de vue anthropocentrique. Rien ne prouve qu’un élément qui nous apparait désagréable et dangereux, ne soit favorable à d’autre éléments que nous oublions ou ne connaissons pas, ou, malgré tout, favorable à nous sous forme de nourriture ou de médicament. La soi-disant vérité est relative aux conformations, aux sociétés et aux situations. La « stupide «  saillie sur laquelle nous aurions pu tomber en nous blessant gravement peut être l’opportunité que nous saisirons au cours de notre chute.  Inversement, « la vie ne tient qu’à un fil », malheureusement ce fil peut servir à nous étrangler !  Certes, comme le pense Diderot, l’acteur est un menteur, mais ses mensonges-sincères sont bénéfiques quand ils témoignent de la « matière immatérielle ».

Si le mensonge-sincère n’est pas sincère, Diderot a parfaitement raison de traiter l’acteur de simple menteur. Mais le philosophe est persuadé de détenir la preuve de son assertion en nous racontant qu’une grande actrice s’interrompt l’espace d’une seconde pour lancer à un spectateur qui, dans le brouhaha du public, vient de lui crier « plus fort ! », « et vous moins fort » et reprend aussitôt sa tirade. Ce qui, pour Diderot, est un manque de sincérité, est, à mon avis, le symptôme du contraire.

D’abord, je demanderai : qu’est-ce qui manque de sincérité, la réponse « et vous moins fort », ou le fait de reprendre immédiatement la tirade ? On trouvera ma question dérisoire parce qu’on sera assuré que le philosophe et moi serions d’accord pour juger la réponse de l’actrice au spectateur, sincère. Et bien, ce n’est pas si simple, je ne serais qu’en partie d’accord avec le philosophe. En répliquant au spectateur, la grande actrice se trouve tout autant dans un état de sincérité que de mensonge. Si elle joue un personnage, elle est dans le mensonge par rapport à la réalité du public. Mais, pour bien le jouer, elle doit le faire avec sincérité. Elle se trouve donc dans l’état mixte du mensonge-sincère. Un contenu sincère dans la chaussette du mensonge. Mais la réalité du public dans son brouhaha, n’est pas du tout la réalité du personnage dans sa scène. Donc, pour que l’actrice intervienne dans la réalité publique, il lui est nécessaire de mentir par rapport à la réalité de son personnage. Il n’en reste pas moins que si elle n’était pas aussi sincère dans la réalité publique, elle n’interviendrait pas.

Nous avons à faire à deux types de chaussette : avec la réalité de la scène du personnage, la chaussette du mensonge contient la sincérité ; avec la réalité de la scène public, la chaussette de la sincérité contient le mensonge. Mais il n’est nul besoin de deux    chaussettes. Une seule chaussette réversible suffit.

L’actrice peut retourner la chaussette comme il est nécessaire. Ce tour de passe passe est rendu possible grâce à l’état de « mensonge-sincère ». Il entre en écho avec l’incessant entrelacement des apparences.

X

X  X

X  X  X

Comment les apparences se lient-elles aux Parences ? Je crois ne pas parvenir, ici, à décrire ce processus, en raison de la difficulté à le saisir tant au corps qu’à l’esprit. Justement, sa difficulté d’appréhension vient, en premier lieu, de l’impossibilité de distinguer de l’apparence et de la Parence, laquelle est le corps et laquelle est l’esprit. Je reconnais le caractère traditionnaliste d’une pareille division. En scène, l’actrice et l’acteur ne se demandent pas, s’ils jouent des apparences ou des Parences (terme qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas). S’ils se veulent brechtiens, ils diront que jouer consiste à dénoncer les apparences. Mais au nom de quoi, sinon d’une autre apparence ? Car, une idéologie, au même titre qu’une vérité, est une apparence. Il existe des apparences concrètes et des apparences intellectuelles, quand bien même ces dernières prétendraient se trouver en prise directe avec le réel, comme les mystiques prétendent entrer en communication avec la divinité. S’ils ne prétendent pas être autre chose que des histrions, ils se contenteront des apparences et, pour eux, jouer consistera à indiquer celles-ci, les signifier comme on place des objets sur la table, quitte à les intervertir pour faire rire. Maintenant, s’ils espèrent vivre la vie des personnages et éprouver leurs sensations, ils emprunteront la voie de l’identification, laquelle ne consacre pas son temps à distinguer entre le corps et l’esprit.

L’identification prend ce à quoi elle s’identifie, d’un seul coup, en son entier. On s’identifie à une totalité globale et, si l’on entend ne s’identifier qu’à l’une de ses parts ou parcelles, on tiendra celle-ci pour un tout aussi grand et important que la totalité précédente. Bien entendu, mon affirmation reste théorique dans la mesure où nul ne s’identifie avec certitude à ce à quoi il veut s’identifier.

Le jeu de signification, pratiqué par les histrions qui se moquent de s’identifier – ainsi que par les brechtiens qui s’y refusent -, se concentre sur une nette distinction entre le corps et l’esprit. Mais, quoi qu’ils s’imaginent, et c’est une grande surprise, cela conduit à une terrifiante domination de l’esprit sur le corps. Pas n’importe quel esprit, d’ailleurs, mais un esprit étriqué qui s’est moulé dans des conceptions intangibles. Si l’acteur entend montrer une caractéristique précise du corps de son personnage, il semble logique qu’il la signifie nettement dans son attitude et sa posture. Cela le pousse à la caricature, mais ce n’est pas tout : pour montrer un trait de caractère, il le signifie, là encore, corporellement au moyen d’une mimique, d’une grimace ou d’un tic. L’expression corporelle, ainsi que son nom l’annonce, prétendait laisser le corps s’exprimer mais, en réalité, elle en fait le mannequin de la signification. Je dois, tout de même, m’efforcer d’être juste. En tant que spectateur, il m’arrive d’éclater de rire devant l’expression ou le geste d’un actant. En l’avouant, je pose franchement deux situations : j’éprouve souvent plus de plaisir en assistant à des spectacles qui ne correspondent pas du tout à l’idée que je défends en ce qui concerne le théâtre. J’ai un ami, pourtant gourmet, qui préfère le gruyère, emballé dans du plastic pour un prix très modique dans les grandes surfaces, aux fromages conseillés par les affineurs. Je le comprends et j’approuve sa sincérité. La seconde situation est plus problématique : si une expression déclenche le rire, une autre et la même, dans une situation différente, peuvent-elles susciter l’émotion ? Le rire est une émotion, mouvement que, dans l’absolu, déclenche  un sentiment, une peur ou une joie. Mais l’usage ainsi que les habitudes nous ont conduit à privilégier son lien avec le sentiment ; et à privilégier le lien du sentiment avec la tristesse. D’une certaine façon et, sans vraiment nous en rendre compte, nous avons détaché le rire de la sensibilité. De là à le classer dans les réactions plus ou moins mécaniques il n’y avait qu’un pas que des talents géniaux comme Georges Feydeau ont encouragé. Est-il possible de jouer Feydeau en s’identifiant ? Oui, il est possible, et surtout on en a le droit, de tout jouer n’importe comment, étant entendu que dans ces conditions, le verbe jouer ne s’entend pas dans le même sens. Mais est-il possible de jouer Feydeau en s’identifiant et en faisant rire tout autant ? Telle est la bonne question. A laquelle, à notre époque, je me sens incapable de répondre clairement de même façon qu’on peut se demander s’il est possible de jouer Marcel Proust sans le raconter (toutefois, à ce sujet j’ai assisté dans le cadre de l’école régionale d’acteurs de Cannes-Marseille, à une expérience proustienne surprenante).

On peut envisager une voie, mais seulement l’envisager : est-il possible que, dans une mise en scène d’un texte de Feydeau, ce soient les personnages qui déclenchent le rire et non les acteurs ? Difficile à réaliser ; il ne faut pas se leurrer, les actions et les répliques nées de l’identfication (avec un jeu authentique, les actions et les répliques n’apparaissent pas avec l’interprétation mais renaissent de l’identification), ont toujours un temps de retard par rapport au rythme favorable au spectacle en tant que spectacle.

X

X    X

X    X    X

Ainsi que je le craignais, je ne suis pas parvenu à décrire le processus de liaison entre les apparences et les Parences. Avant de me poser cette question, je parlais déjà des vers de terre, des fleurs cannibales, des racines des arbres, alors j’ai continué à parler d’autre chose, du gruyère sous plastic, de la grimace, du rire et de Georges Feydeau. Ne pas parvenir à s’empêcher de parler d’autre chose, n’est-ce pas parler, s’approcher de l’Autre – bien que l’Autre ne soit jamais le même qu’un objet par rapport, justement, à un autre ? Se poser une telle question ne reviendrait-il pas à se féliciter d’un échec ? Reconnaissons-le, dès qu’on essaie de venir au plus près de l’Autre, il vaut mieux se féliciter de ses échecs que d’attendre une vaine réussite. En constatant cela, je n’exprime pas un goût à l’endroit des coeurs pusillanimes. Je dirais plutôt qu’il faut espérer un échec qui conduise à recommencer puisque se rapprocher de l’Autre consiste à ne jamais cesser de s’en approcher. Etre persuadé de l’avoir atteint est la preuve qu’on est à côté. On n’atteint que des autres. Mais, à défaut de paresseusement s’en contenter ou de s’en montrer à chaque fois déçu et amer, il faut voir dans cet autre parmi les autres, une étape vers l’Autre. Tel est le comportement du théâtre qui tient chaque apparence pour une étape vers l’Autre sans qu’aucune ne soit celui-ci. Le théâtre joue des apparences sans jamais s’en contenter ni en être déçu. Pour sa part, le spectacle se contente aisément des apparences, quant au théâtre brechtien, ou carrément de « dénonciation », chaque apparence le déçoit et mérite d’être dénoncée mais, paradoxalement, il finit par se contenter de la seule dénonciation, laquelle, grâce à l’opinion publique, devient un spectacle satisfaisant.

Le lien entre l’apparence et la Parence est indéfinissable pour une bonne raison : à la différence d’une apparence, la Parence n’est pas une autre parmi les autres. Donc, la Parence ne se trouve pas liée définitivement à une apparence. Cela remet en question nos symbolisations spontanées. La spontanéité symbolique nous détermine à prendre une chose comme la représentante d’un autre objet, lequel est : soit intellectuel, soit caché ou difficile à acquérir. En grec « to symbolon » désigne un objet cassé en deux qui permet, en emboitant ses deux parties, à ses porteurs de se reconnaitre. Au départ, ce terme désignait deux parties d’un même objet, donc de même nature. Cette étymologie nous aide à mieux comprendre l’erreur de la symbolisation dans la recherche d’un lien entre l’apparence et la Parence. Les apparences et les Parences ne sont pas de même nature. Nous sommes trompés par notre faculté à associer dans un symbole un objet matériel et un objet intellectuel. Mais matériels ou intellectuels, ce sont toujours des objets. Leur nature est objectale ou objective. Contrairement à l’apparence, la Parence n’est pas un objet.

Lorsque, voulant nommer une chose absente, nous employons une chose que nous avons sous la main, nous pratiquons le symbolisme et nous ne nous approchons pas de ce qui nous échappe. Si nous saisissions celui-ci, il ne nous échapperait plus et ce ne serait certainement pas l’Autre, mais seulement un autre parmi les autres. Je n’ai pas écrit que ce ne serait « plus » l’Autre, car cela ne l’a jamais été. En s’entrecroisant, les apparences se recouvrent et nous pensons toucher le fond des choses en creusant une apparence pour tomber sur une autre (une des autres). Avec ce genre de propos, je ne méprise surtout pas la science car, sans elle, nous n’aurions jamais su que d’autres apparences existaient. D’ailleurs, on dépit des interdits de l’église, la science fut rapidement un spectacle apprécié, il n’est que de consulter les gravures et les tableaux sur les leçons de dissection d’Ambroise Paré au XVIéme siècle. Sur ceux-ci, on remarque la foule qui entoure le maître. Ce serait  impossible à notre époque, les gens ne supportant plus la vue et l’odeur d’un cadavre ouvert (n’est pas légiste qui veut), et les savants s’enfermant dans des laboratoires pour mener des observations microscopiques. Il n’en reste pas moins que la science reste un spectacle dans l’esprit de tous.

La science est effectivement un spectacle, celui des apparences cachées. Il y a toujours une apparence sous une autre apparence, que nous l’ayons cachée ou que sou ne l’ayons pas encore devinée. Ce serait une erreur de croire qu’on trouvera une Parence sous une apparence ultime. Il n’existe d’apparence ultime que par rapport à un point de vue particulier. Rapidement dès que nous croyons l’atteindre, le point de vue change, les apparences se profilent dans une autre direction. Nous vivons cela à chaque grande découverte scientifique, la soi-disant apparence ultime n’est plus qu’une autre dans une autre série. On revient aussi, parfois, au point de départ, mais ce n’est plus le même pour la raison qu’on a changé de point de vue. Un point de vue étant une apparence. On ne peut pas toujours déterminer, avec précision, si une apparence se transforme ou si elle est remplacée par une autre, entendu que la matière est continue. Les apparences évoluent à l’image des espèces. Se trouver dans le monde des apparences revient à vivre en évoluant, ceci jusqu’à la disparition de son entité, donc à la disparition d’une apparence. Selon la conception humaine, les apparences sont historiques et l’on peut comprendre que nombre d’humains aient voulu croire en l’existence, quelque part, d’un monde éternel, sans Histoire et sans histoires. A ce sujet, il est savoureux de voir que les grecs pensaient que sur l’Olympe, dans le monde des « immortels » se produisaient des histoires semblables à celles des humains avec scènes de ménage et basses vengeances. Il est vrai que les dieux surgissaient parfois dans le monde des mortels et pouvaient ainsi ne pas se tenir trop loin d’eux, ou faire que ceux-ci ne se sentent pas éloignés des dieux. Il y eut même des dieux, tel Héraclès, qui choisir de rejoindre le sort des hommes. La Mythologie offrait ainsi le moyen d’aller au delà des apparences. Malheureusement, cet au-delà était lui-même constitué d’apparences, lesquelles furent de belles images aux mains des aèdes (conteurs et poètes).

Encore plus étonnant qu’Héraclès, un dieu partagea la nature des immortels et des êtres humains : Dionysos. Selon certaines version, il aurait été l’enfant de la mortelle Sémélé et du roi des dieux. Jalouse, déguisée en nourrice, Héra, l’épouse de Zeus, pousse la malheureuse Sémélé, enceinte, à contempler son amant. Tétanisée et bouleversée par la vue de la splendeur du roi des dieux, la malheureuse Sémélé meurt. Mais Zeus arrache le foetus du ventre de la morte et l’enferme dans sa jambe, qu’il entaille avant de la recoudre, afin qu’il  puisse y poursuivre sa gestation !  Selon une autre version, Dionysos, n’est pas directement l’enfant d’une mortelle mais, dans un premier temps, le fruit des amours de Zeus avec  Perséphone, la fille de Déméter. Toujours aussi jalouse, Héra ordonne aux Titans de débarrasser l’Olympe de ce nouveau-né. Ceux-ci n’y vont pas par quatre chemins, ils le dépècent, en font cuire les morceaux qu’ils s’empressent de dévorer. Mais, dans leur empressement, ils ne font pas attention à Athéna qui leur dérobe le coeur de la victime pour aller le porter à « son » père – père d’Athéna et de Dionysos. Et c’est avec ce coeur que Zeus va féconder Sémélé ! Le coeur en question était-il la semence nécessaire pour féconder une mortelle ? Ou Sémélé est-elle la première mère porteuse ? En tout cas, fils des dieux et des femmes, Dionysos constitue un des premiers cas de résurrection (Osiris, dans l’Egypte des pharaons, fut assassiné et démembré par son frère, puis ressuscité par sa soeur. Comme quoi, dans la plupart  des mythologies, avant de ressusciter, on passe un sale quart d’heure).

Les grecs ont-ils composé ces légendes autour de Dionysos en pensant qu’il s’agissait des légendes du dieu du Théâtre, ou, ont-ils, à partir de celles-ci, décidé de faire de Dionysos le dieu du théâtre ? Je ne dispose ni de la compétence des historiens ni de celle des archéologues pour choisir une voie plutôt qu’une autre. En revanche, mon ignorance m’offre l’avantage d’avancer sur le problème de la symbolisation. Que l’on adopte un sens ou l’autre, dans chacun des cas une des deux propositions tient le rôle d’objet matériel (qui peut être intellectuel), de signifiant, tandis que l’autre tient le rôle de signifié. Dans le premier cas l’histoire de dionysos se présente comme un objet sensible qui renvoie à une idée : celle du dieu du théâtre. Dans le second cas, l’objet précis de dieu du théâtre, implique ou renvoie à ce qu’on doit imaginer de son histoire. Ainsi un travail de symbolisation peut placer chacun de ses deux éléments dans le rôle de signifiant ou de signifié.

Au départ, la symbolisation est souple, ce sont les humains qui se sont acharnés à la rendre rigide et, l’espèrent-ils, intangible. L’histoire des langues en fournit un bon exemple : à chaque fois, les humains prétendent fixer le départ d’une langue dans l’histoire.

Ils entendent que les signifiants et les signifiés forment des couples indissociables, malheureusement (ou heureusement), l’usage est là pour bousculer les liens entre les mots et les tournures avec ce qu’ils étaient censés signifier rigoureusement. Les langues déçoivent finalement les tenants d’une symbolisation pure et dure. Alors ils se raccroche à l’étymologie en espérant faire fond sur un sens exact. Je ne me moque pas de l’étymologie, bien au contraire, elle nous apprend beaucoup sur notre histoire et celle de notre pensée. Mais, justement, elle nous apprend l’évolution et la mobilité des significations et puis, il faut tout de même le reconnaître, elle nous rappelle des sens que nous nous sommes efforcés de refouler. Ceux qui craignent l’évolution et la mobilité, sont heureux de se retrouver dans ce que les hommes ont fait de la la symbolisation. Elle est devenue, par excellence, une pratique traditionaliste. Ceci veut dire cela, un point c’est tout, et que ce « cela » reste parfois secret, ne change rien à l’affaire. Il y des secrets qui ne le sont que de n’avoir rien à cacher ou, plus précisément, des apparences qui sont sacrées parce qu’elles ne recouvrent rien. Toutefois, ce qui ne cache rien permet de projeter, sur son envers, tout et son contraire lesquels, en dépit de leur confusion et de leur obscurité, sont bel et bien d’autres apparences.

En dépit de son aspect vieillot, la symbolisation dionysiaque, nous remet en mémoire quelques associations que l’humanité a pu établir par rapport au théâtre. Sans ordre préférentiel : 1- les choeurs dionysiaques dans les campagnes avec les crises de possession des Ménades, ces jeunes filles qui animaient ces choeurs. La « possession » est une des origines de l’identification collective. Echo excessif de l’identification individuelle, laquelle deviendra le matériau de l’acteur. 2- la parenté mortelle-immortelle de Dionysos montrant que l’acteur est un humain parmi les humains, mais dont la nature est en relation peut-être avec les dieux, en tout cas avec l’indicible ou l’imperceptible. 3- le caractère d’étranger prêté à Dionysos, que l’on disait venu d’une autre contrée et d’une autre religion, et qui rappelle que l’acteur est indissociable de l’Autre. 4- la faculté de renaissance du dieu, semblable aux renaissances constantes accomplies par les actrices et les acteur sur scène. 5- la boiterie de Dionysos dans nombre de versions, laquelle renvoie au fait qu’il acheva sa gestation dans la jambe de Zeus et qui pousse, certaines gens du théâtre, à dire que, pour « bien jouer », il faut se planter en scène, quitte à frapper le plateau du pied afin de souligner leur propos, et qui inspira dans le « théâtre à l’italienne », la tradition des trois coups avant le lever du rideau… Je pourrais poursuivre la liste, mais ces associations significatives se figent – deviennent des symboles intangibles -, et finissent comme des statuettes recouvertes de poussière sur l’étagère. Toutefois, en ce qui concerne la boiterie de Dionysos, il me semble honnête d’apporter des précisions mythologiques : Dionysos n’est pas le seul à boiter. Héphaistos subit le même malheur. Héphaistos n’est pas seulement le dieu de la forge mais, ceci entraînant cela, le dieu du feu. Voila une qualité que certaines versions, attribuent aussi à Dionysos. La naissance d’Héphaistos, selon certains, serait due à la seule Héra qui, pour se venger, une fois de plus, de Zeus, conçut un enfant toute seule (!). Malheureusement, le nouveau-né était si laid qu’Héra le jeta de l’Olympe et c’est ainsi que sa jambe fut brisée. Sur terre, on le recueillit et il apprit le métier de forgeron. Il en profita pour se venger de sa mère en forgeant un magnifique trône qu’il lui fit parvenir. Evidemment, ce superbe cadeau était un piège ; sitôt assise sur ce trône, Héra se trouva emprisonnée par les bras du trône, impossibles à  desserrer. Zeus entendait faire revenir le coupable sur l’Olympe afin qu’il libérât sa mère. Héphaistos s’y refusa. Alors Zeus envoya Dionysos auprès de lui. Le coquin Dionysos – dieu aussi de la vigne – enivra le pauvre forgeron et le ramena illico presto sur l’Olympe où on l’obligea à libérer sa mauvaise mère. Imaginons le spectacle de ce forgeron ivre et boiteux, reconduit par un autre boiteux au sommet de lOlympe ! Grâce à la tromperie et la boiterie, ces deux dieux du feu sont faits pour se compléter.

X

X    X

X    X    X

 

Je ne parvenais toujours pas à esquisser le lien entre la Parence et l’apparence, alors j’ai décidé de me dégourdir les jambes et les idées. J’avais l’impression que ma tête allait éclater, mais en marchant autour du quartier, je m’aperçois que ce sont mes jambes qui éclatent et qui sont heureuses de le faire. Comme ma tête, elle aussi avait envie de s’éclater. Ah éclater, s’éclater…Je suis, tout à coup, envahi par ce verbe intransitif ou pronominal. Je reviens à ma table de travail, plein de cet éclat.

Avant ce coup d’éclat, je m’étais intellectuellement rabougri autour du réflexe symbolique alors que je prétendais dénoncer les dangers de la symbolisation. On se rabougrit toujours à passer son temps à dénoncer. Sans s’en rendre compte, on se met mimer ce que l’on dénonce. Mes idées étaient claires et nettes : d’un côté il y a les apparences, de l’autre les Parences. Il ne reste plus qu’à les relier les unes aux autres ! Difficile à faire, mais tellement facile à penser.

Cette simplicité rigide, vole en éclats. A (apparence) = P (Parence). Une telle équation devrait suffire. Et bien non. L’algèbre nous a pourtant enseigné qu’il ne faut pas mélanger les poireaux et les carottes. Mais je me suis empressé de l’oublier tant je voulais que tout soit égal.  Ne m’en déplaise, les Parences ne sont pas des apparences. Ces dernières sont des objets, des choses que les hommes discernent, classent et utilisent (hélas, les hommes ne se sont jamais gênés pour employer des objets vivants). Les Parences ne sont pas des objets. Le rapport entre les apparences n’est pas un rapport d’objet à objet, ce qu’est, au bout du compte, le rapport entre les signifiants et les signifiés. D’ailleurs, celui-ci, peut être concrètement un rapport de signifiant à signifiant, le second devenant le signifié du second.

Il m’est arrivé de dire que les Parences portaient les apparences, et cette façon de m’exprimer a laissé croire que je définissais les Parences telles des supports, donc des objets. Mais, en portant on ne fait pas que soutenir, on peut aussi transporter, c’est à dire déplacer comme un cours d’eau transporte des alluvions et me fait penser au souffle de l’explosion qui éparpille les débris de ce qui explose. En explosant, l’éclatement disperse les fragment de ce qui éclate ou que l’on éclate. Peu importe, pour le théâtre, de savoir qui, quoi éclate ou s’éclate, le principe est celui de l’éclatement. A la science de chercher le « comment » de l’éclatement.

Le paysage vient de changer. La Parence n’est plus un objet qui interagit sur l’objet de l’apparence. Elle est, l’éclatement qui heurte celle-ci, en son intérieur. Une espèce de moteur non constitué qui conduit l’apparence à s’éclater.

Mais de quelle apparence s’agit-il ? Une apparence en bout de course ; dont la forme ne peut plus évoluer et dont les images s’effritent ou s’égarent. La fin d’une apparence ne signifie pas la mort de la matière. Son cadavre, bien que privé de vie, au sens où nous l’entendons, n’est pas privé d’être, pour la seule raison qu’il est, D’ailleurs, il sert de nourriture et de matériau à l’éclatement qui, en dispersant ses formes et en lui fournissant, grâce à ses éclats, de nouvelles images le fait revivre comme le théâtre fait revivre les personnages et les situations.