III- Qu’est-ce que la forme ?
La réponse à une telle question semble aisée tant nous sommes habitués à tenir la forme pour le contraire du contenu. Elle envelopperait un contenu ou, plus simplement, elle en serait l’extérieur. Quand nous prenons la main d’autrui, nous pensons saisir sa forme mais, bientôt, si nous entreprenons de la serrer, nous avons l’impression de dépasser cette première forme et de tomber sur une autre, celle des muscles. En continuant de la serrer, de façon « sadique », nous touchons la forme des os. Je ne vous conseille pas de faire souffrir autrui, mais j’en profite pour vous signaler que, dans cette vilaine expérience, vous tombez toujours sur une forme. La forme comme enveloppe, enveloppe toujours une autre forme. Bien des gens diront, qu’au bout du compte, on finira par toucher une forme ultime. Peut-être, le diront-ils, mais jamais il n’en apporteront la preuve, je veux dire qu’en dépit de leurs affirmations, jamais ils n’atteindront cette forme. Peut-être encore, sera-ce la dernière forme qu’ils sentiront juste avant de mourir, mais ce ne sera certainement pas la forme ultime ou première de la matière. C’est ennuyeux, mais c’est ainsi, avec les formes, on reste toujours à l’extérieur et, dès qu’on en dépasse, surmonte ou transperce une, on tombe aussitôt sur une autre. La forme est semblable au chewing-gum du capitaine Haddock. Je choisis cette image du génial Hergé, parce qu’après tout, la nouvelle forme qui surgit, est-elle toujours la même.
Toujours d’autres formes derrière n’importe quelle forme ; un contenu n’est-il pas un ensemble de ces autres formes ? Dans ce cas, comment expliquer la densité et la résistance ressenties en appuyant sur un tel ensemble ? Mon explication emprunte deux voies : celle de l’épaisseur et celle de la perception.
– épaisseur : cette qualité est beaucoup plus complexe et plus « fine » que son adjectif qui se contente de la grosseur du bourrelet. Avant de la réduire au poids, on tient l’épaisseur pour la distance entre les deux faces d’un objet. Dommage qu’on élude rapidement cette description objective, parce qu’elle ouvrait la réflexion jusqu’au paradoxe.
D’abord, de quelles faces parle-t-on ? Aidons-nous d’un exemple graphique en prenant le trait I que, par mesure de facilité, nous appelons i. Nommons les deux côté de i, avec les expressions « face » pour sa direction externe et « pile » pour sa direction interne. Ainsi nous avons f I p, désigné par if et ip.
Comment if et ip, dos à dos, peuvent-ils se faire face ?
Si nous les retournons, nous avons, devant nous, un objet qui nous montre une des épaisseurs repérables, fut-elle microscopique ou aussi grosse que le monde. En revanche, si nous laissons if et ip – ou un seul des deux – aller dans le sens de leurs (sa) directions et en supposant que ces directions adoptent un mouvement circulaire, nous obtiendrons la configuration suivante :
ip – if . Leur mouvement circulaire peut englober la page, la terre; le système solaire, la galaxie, l’univers. Dans ces conditions, il devient difficile de parler d’épaisseur. Certes, le système solaire et la galaxie sont censés avoir une épaisseur (ce que certains astrohysiciens contestent), mais celle-ci n’aurait rien à voir avec l’épaisseur de l’objet tenu dans notre main ou celle de l’interlocuteur auquel nous nous adressons. Il s’agirait d’une épaisseur « absolue », la qualité dévolue à la matière : la matière serait ce qui est épais.
Spontanément, chacun d’entre nous pense un peu cela. Le théâtre en tient pour un autre point de vue : la matière n’est pas (qu’une) une épaisseur. La matière serait constituée d’apparences projetées par des Parences et portées par le souffle de celles-ci qui sont des éclatements. Les apparences seraient composées par des formes, lesquelles sont des dispositions d’images qui viendraient des éclats de Parences. Hypothèse et description sujette à caution au même titre qu’on juge le théâtre par rapport à notre réalité tangible.
Cette hypothèse s’appuie sur la forme, si tant est qu’on puisse s’appuyer sur ce qui n’a pas une épaisseur reconnue, ou ressentie. Pourtant, dira-t-on, voilà la vocation des arts et le talent des artistes : s’appuyer sur les formes, quitte à les remodeler. L’acte du théâtre et de ses acteurs ne consiste pas à s’appuyer sur les formes, mais à faire éclater la forme. Comme le processus fondamental de re-présentation, comme les Parences font éclater les apparences au terme de leur évolution. Face à pareille assertion, certains auront envie de me jeter à la figure que de Lully à Rameau, puis à Mozart, à Berlioz, à Wagner, Debussy, Schoenberg et John Cage, à chaque fois les formes musicales éclatent, de même façon que du classicisme au réalisme, puis à l’impressionnisme, au fauvisme et au cubisme, à chaque fois les formes picturales ont éclaté. Je n’oserai pas, tout de même, affirmer que Braque et Picasso laissent tranquilles les formes qui avaient cours ! Je ne le nie pas, tous ces musiciens, ces peintres, ces danseurs, ces écrivains ont bousculé les formes, souvent sous l’indifférence ou les huées de la foule. Là n’est pas le problème. Ils ont bousculé, renverser, déchirer les formes, mais ont-ils fait éclater la forme ? Les arts manipulent, décomposent les formes mais, surtout, à chaque fois ils leur adjoignent un nouveau contenu, en tant que substance matérielle et substance intellectuelle (ou immatérielle), même si le public prend un certain temps avant de le partager.
On m’objectera que le théâtre est indemne de tels formalismes. Non, les innombrables mises en scène s’inscrivent toujours dans des styles et des thématiques qui prétendent rompre avec les autres. Sur scène, les formes en prennent aussi un coup ! Bien sûr, sauf que là encore, ce n’est pas le problème. Les années passant, les formes théâtrales en prennent un coup comme les formes musicales, picturales, chorégraphiques, littéraires, mais ce sont des formes et pas la forme. Afin d’acter le théâtre, on ne se contente pas d’offrir de nouveaux points de vue à nos sens et à notre conscience, il faut parvenir à témoigner de l’existence de la matière. Pour ce faire, il ne suffit pas de s’appuyer sur les formes, quitte à les déformer, il est besoin de faire éclater la forme laquelle n’est pas une figure de style, parmi toutes les figures de style. La forme est un élément fondamental mais imperceptible de la matière. Libre à vous de ne trouver aucun intérêt à ce type de témoignage et de préférer les styles déployés et les thèmes développés dans les spectacles théâtraux. Je dois le reconnaître, si le théâtre attire encore quelques spectateurs (trop peu hélas), c’est en grande partie grâce à ses styles et à ses thèmes, et puis, je ne l’oublie pas, grâce au fait qu’il s’agit d’un spectacle vivants que le public aime regarder et écouter. Mais l’authentique vivant se situe moins dans les présents des artistes, comme les spectacles vivants les donnent à voir, que dans leur témoignage du processus de re-présentation de la matière qui permet à ce vivant d’être. Avant d’être un porte-parole et une illustration, l’acteur est un témoin. Le témoin.
Chez une forme, if et ip sont dos à dos et face à face. Ce n’est le cas pour aucun objet. Mais la forme ne serait-elle pas un objet ? Assurément, si nous nous en tenons à l’objet intellectuel, l’idée que nous nous en faisons, mais, dans la vie et la nature, cela nous devient moins sûr, nous sommes persuadés de rencontrer des objets concrets, des choses même si leurs présentations nous séduisent. D’ailleurs, avec ce que nous prenons pour de la sagesse, nous tenons ces apparences pour des éléments secondaires. La forme n’est pas un objet, mais avant l’objet. Disant cela, je sais très bien qu’il me faut faire attention et ne pas me laisser entraîner dans ces pensées pour lesquelles la forme est soit tombée du ciel, soit une essence. Si elle était un objet – succédané du ciel et de l’essence – ce serait un curieux objet dont l’unique face parviendrait à se faire face. Pourquoi une unique face ? Parce que if et ip sont dos à dos et face à face. La face et la pile d’une pièce de monnaie sont toujours dos à dos, mais imaginez que, dans un même temps, elles soient face à face : nous aurions quelque difficulté à utiliser cette pièce. En l’occurence, il ne s’agit pas de monnaie, mais de pièce de théâtre.
Il paraît peu sérieux de dire que toute forme a l’épaisseur de l’univers. Je propose une autre manière d’évoquer ce soi disant « état » : la forme témoigne de la base de la matière. Je ne dis pas qu’elle constitue la base de celle-ci, je reste dans une dimension re-présentative, elle n’est qu’une représentation évolutive et instable de cette base.
Il n’est pas du tout sérieux de voir l’épaisseur de la forme englobant l’univers. Sa compacité, pourtant impliquée par cette assertion, contredit son universalisation. Dans leur branche topologique, les mathématiques qualifient de compact, certes ce qui est compact, mais aussi ce qui est séparé. La compacité d’une forme est d’autant plus sérieuse qu’elle n’a pas d’épaisseur mais, aussi qu’elle est séparée des autres formes. Si, en topologie, compacité et séparation font bon ménage, en revanche, dans notre tentative de décrire la forme, elles semblent se contredire. Nos yeux et notre imagination sont aveuglés par le paradoxe de l’espace. L’espace ne préexiste pas à la matière. Un contenant immémorial n’attend pas le déversage de la matière. Au contraire, en se disposant les uns vis à vis des autres, les éléments de celle-ci, suscitent l’espace.
Mais quels sont ces éléments et qui (quoi) les dispose ou participe à leur disposition ? Selon un principe matérialiste, seule la matière les dispose. Reste à déterminer quel secteur et quel processus matériels y concourent. Dire : « seule la matière les dispose », n’exclut pas que ses éléments matériels ne se disposent pas eux-mêmes en grande partie. Dans ce cas, on pointe les qualités qui les disposent à cette disposition. Alors, on s’aperçoit qu’être compacts et séparés sont des qualités efficaces en dépit de leur contradiction, ou en raison de celle-ci.
Etre compact revient à se trouver resserré. Etre séparé consiste à se trouver différent. Puisque serrer demande d’exercer une pression, je me permets de retourner ce terme avec son frère « resserrer » en lui prêtant la capacité d’exercer cette pression vers celui qui sert. La forme est resserrée parce que if et ip se croisent (de dos à dos, ils deviennent face à face). Un tel croisement incessant oppose une résistance à qui prétend serrer la forme.
Pour se trouver différent, il est besoin d’être autre. Une forme n’est pas la même qu’une autre. En étant autre que les autres, on conquiert son individualité mais, ce faisant, on se referme et l’on prétend (même si l’on n’a pas conscience de prétendre quoi que ce soit, pour la simple raison qu’on ne détient aucune conscience) ne plus connaître d’autres. Sauf qu’après avoir nié la dimension de l’altérité et l’avoir refoulée dans l’Autre, on la redécouvre peu à peu en ressentant l’environnement des autres – le bébé avec les soins et les paroles de la mère. Mais j’éprouve beaucoup de mal à restreindre ce processus aux êtres humains. Déjà les mammifères et nombre d’oiseaux…et puis tous les animaux…et pourquoi pas les plantes…et encore les minéraux…et aussi les formes rudimentaires. A ce compte là, notre forme découvre l’Autre en le refoulant. On m’accusera peut-être d’anthropocentrisme, je retournerai ce compliment en m’étonnant que ceux qui me l’adressent n’envisagent pas une seconde l’être humain bénéficier de qualités inhérentes à la matière. Le détour évolutif par notre cerveau les poussent à croire que nombre de processus sont réservés à l’existence d’un « mental » et n’existent qu’au stade d’évolution de leurs semblables.
Le refermement de la forme – autre que les autres – s’associe au croisement incessant de if et ip pour opposer une résistance à ce qui comprimerait la forme. Ceci étant dit sur la voie de « l’épaisseur » pour expliquer la résistance de la forme, il est temps d’emprunter la seconde voie, celle de la perception.
La voie de la perception prend à rebrousse poil nos conceptions spontanées du rapport entre l’émission quelle quelle soit et la réception. Spontanément, nous tenons l’action pour première par rapport à la perception que l’on en a. Rapidement, cette priorité temporelle devient à nos yeux une espèce de primauté générale. Pendant longtemps, nous avons attaché plus d’importance à l’action que l’on communiquait qu’à sa communication. Cela nous semblait logique jusqu’au jour où nous nous sommes rendus compte que la façon de communiquer influençait l’idée que nous nous faisions de ce qu’on nous communiquait. J’ai l’air d’enfoncer des portes ouvertes alors que la majorité de nos concitoyens, dont nous-même en premier, nous laissons prendre par la manière dont on nous communique, donc par la manière où l’on intervient dans notre perception. Il n’y a pas que le gibier qui se laisse attraper par les pièges de la communication : les façons avec lesquelles on présente un piège, sont des façons de communiquer.
Mais les nuances à apporter quant au rapport de l’action et de ce qu’on en perçoit ou ressent, dépassent le seul piège du chasseur. Les cas pathologiques nous enseignent beaucoup et ceci contrairement à ce que nous en croyons. Ainsi le cas des couples sado-masochiques. L’un ou l’une exerce son agressivité sur l’autre qui se soumet à cette domination. Le ou la sadique est le roi ou la reine du ou de la masochiste qui en est l’esclave. Voilà, c’est tout. Et bien, non, ce n’est pas aussi simple que cela. Dans beaucoup de couples sado-masochiques consentis, le, la sadique ne détient pas le pouvoir, au contraire, il, elle se trouve manipulé(e) par le, la masochique. On remarque surtout ce phénomène chez des êtres humains, mais il n’est pas nécessaire de bénéficier d’un cerveau développé pour se livrer à ce genre de perversion. On l’observe chez certains animaux et l’on peut penser qu’il n’est pas absent dans d’autres secteurs de la nature. Ceci démontre que le rapport action-perception est ambigu. On ne prête la perversion qu’au cerveau humain et ce prêt semble logique à partir du moment où l’on considère qu’il n’y a perversion que par rapport à une morale et une éthique.
L’émission et la réception sont indissociables. Il faut les considérer comme faisant partie d’un même dispositif. Un dispositif d’émission est aussi un dispositif de réception. On peut arguer que l’action ne soit pas automatiquement une émission, on peut s’imaginer accomplir une action sans qu’elle produise le moindre effet de réception. Certes, cela est possible par rapport à la sensibilité et la conscience des autres êtres humains, mais tout ce qui est fait ne manque de toucher une part, aussi infime soit-elle, de la matière. Une chose et une action existent parce qu’elles sont perçues et perceptibles. L’action n’existe pas sans sa réception. Ceci contrebalance l’évidence selon laquelle il n’y aurait réception qu’à partir de l’instant où une action aurait eu lieu.
Quand on agit, on opère quelque chose et quand on reçoit on prend quelque chose. Les deux cas impliquent le rapport à l’autre, fut-il soi-même. La dernière précision rappelle que nous pouvons prendre ou opérer sur une partie de notre corps en tant qu’elle est une autre. De plus, s’adresser à soi-même revient à s’adresser à un autre, donc à s’appuyer sur la notion de l’Autre dès qu’il est question de soi-même. Et pas seulement le même de soi, mais le même en général. Le même possède un fantôme : l’Autre, lequel ne se réduit pas à son inverse qui n’est qu’un autre parmi les autres.
L’action et la réception, l’émission et la perception constituent un dispositif qui répartit les « autres » donc les choses. Chaque répartition suscite un espace, chacune des formes de répartition ouvre un espace, donc la répartition cause la forme – ou une forme est une répartition.
Mais de quelle répartition parlons-nous ? Non pas d’une répartition entre les émissions et les perceptions puisqu’elles sont indissociables, mais d’une distribution et d’un étalement de ces couples dont les ensembles constituent les espaces et donne naissance à la notion générale d’espace. Pas seulement cette notion, mais aussi l’abstraction du point. Cette abstraction a la faculté de poindre et de pointer. Bien qu’on les ait largement utilisés, il n’est pas assuré que les points existassent ailleurs que dans notre esprit et nos dessins. Toutefois, pareille abstraction nous permet de représenter, sans autre figure, ce que nous appelons un espace. Imperceptible, point de départ et point de vue, le point, en roulant sur lui-même, figure la permutation de if et de ip (face et pile de i, lettre surmontée d’un point).
A ce point, j’aborde un effet de la perception, difficile à admettre et qui risque de bouleverser notre conception du monde, c’est à dire notre façon de le concevoir, de nous représenter comment le traverser. Cet effet ne serait pas illusoire mais bien tangible, donc, apparement, invraisemblable. A ce sujet, je dirai que « l’illusoire » est, tout de même, une réalité et qu’à un certain niveau matériel toutes les réalités se valent, d’où le caractère ambigu de la base de la matière. Dans notre monde de tous les jours, si, en voiture, nous fonçons, sans le voir, sur un mur, nous nous écraserons sur celui-ci. Malheureusement, pour nous, cet obstacle était perceptible et nous l’avons percuté parce que nous étions inattentifs. L’attention et l’inattention relèvent toujours d’une forme de perception. Nous n’aurions pas dû foncer vers ce ce mur, pour la raison qu’il nous était impossible de le traverser. Ne pas le percevoir ne nous a pas permis de le franchir. Et bien, ce n’est pas le cas du neutrino – particule élémentaire – qui, sans le percevoir, traverse le mur. Dans ce cas, je ne peux pas affirmer que ne pas percevoir le mur a permis au neutrino de le traverser, mais je dis que la non-perception et la traversée sans encombres sont liées. Il s’agit du dispositif de perception qui est un des dispositifs de la matière et une des matières de celle-ci. Je ne cède pas au pléonasme par facilité mais pour signaler que la matière est faite de ces dispositifs, donc que ceux-ci en sont les matières.
Les états physiques des différents genres et différentes espèces de la matière sont corrélés aux différents types de perception. Son type de perception détermine-t-il la conformation physique d’une catégorie d’entités ou l’inverse ? Je me garderai de trancher, l’important est de noter leur lien constant ou, même, d’envisager le fait qu’elles soient le double l’un de l’autre. On pourrait émettre l’hypothèse qu’une conformation physique et un dispositif de perception soient une « même chose ». Toute conformation physique est un ensemble perceptif, au sens qu’en chacune de ses parts elle répond à l’alternative sensibilité/insensibilité. L’insensibilité – variable selon une échelle – est une forme de perception. On doit toujours parler de forme de perception et l’on ne peut parler de non-perception que pour ce qui n’existe pas. Toute chose, catégorie, espèce existante relève de la perception, quel que soit son degré de sensibilité qui peut être nul selon certaines échelles de calcul. La question précise de sensibilité demande des indications infinitésimales et risque de demeurer sans réponse à partir du moment où l’on aborde la dimension inconsciente. Paraphrasons la question que Lamartine, dans ses « harmonies poétiques », adresse aux objets inanimés : «objets inanimés, avez-vous donc un inconscient ? » L’on parle toujours de « bonnes âme », ceci sous-entendant qu’il y en aurait de « mauvaises ». D’un point de vue moral, propre à l’homme, il est difficile de comparer l’âme à l’inconscient. Ce dernier contient, chez tous les individus, trop de désirs peu « recommandables », mais dont ils ont intérêt à prendre conscience, ceci ne disant pas qu’ils doivent les concrétiser – connaître constitue le premier pas de l’apprivoisement, puis de la maîtrise (j’en conviens souvent insuffisante, car les pervers apprécient de savoir ce qu’ils « aiment » et mettent cette maîtrise au service de stratégies et de tactiques malveillantes et protectrices – pour eux).
Est-il assuré qu’il n’existerait pas de conscience sans inconscient ? On pense ceci au prétexte que ce sont des entités possédant une conscience (les humains) qui ont subodoré l’existence de l’inconscient. Certes, la conscience a effectué le retour sur nous-même nécessaire pour augurer d’un inconscient, mais, si ce « savoir » est un des fruits de sa connaissance intellectuelle et approximative, cela ne démontre pas qu’elle soit concrètement le géniteur de l’inconscient. Selon un point de vue complémentaire, l’inconscient ne serait, pour parler vulgairement, que la poubelle de la conscience. Avant l’existence d’une conscience, il n’y aurait rien à rejeter, donc aucun inconscient ! Suivre un tel point de vue à la lettre, entaillerait le principe de l’évolution. Tenir l’inconscient pour une conséquence de la conscience reviendrait à flirter avec un « principe d’involution » pour lequel le vieillissement d’un organe le reconduit à un état précédent de son développement. Certes, ni la conscience ni l’inconscient ne sont des organes, mais l’évolution n’est pas, non plus, un vieillissement au sens strict. Et puis, la conscience se constituant progressivement, les rejets et les refoulements meuvent son évolution autant qu’ils l’accompagnent.
Donc, à mon avis, l’inconscient n’est pas chronologiquement secondaire par rapport à la conscience. Cette non secondarité, me permet d’émettre l’hypothèse que les entités de la matières qui n’ont pas atteint (et n’atteindront peut-être jamais avant leur disparition) le degré d’évolution de la conscience ne sont pas systématiquement dénuées d’inconscient. Au départ, l’existence de celui-ci ne serait pas à juger par rapport à la conscience, mais par rapport à la matière immatérielle. J’ose penser qu’on pourrait considérer celle-ci comme les inconscients des choses. Il ne fallait pas s’attendre à que ces inconscients s’exprimassent avec des formes conscientes(particulièrement humaines) ainsi qu’ont tenté de nous le faire croire de prétendus mystiques de la nature (qui seraient donc en communication directe avec celle-ci). Le plus surprenant – mais aussi le plus logique – est que les scientifiques seraient les plus à même de rendre compte des inconscients de la nature qui ne font pas de littérature.
Ainsi, lorsque je serre une main je sens une douce résistance due aux croisements if-ip de chacune des formes que je presse. Cette résistance n’est pas seulement le fait des formes elles-mêmes, mais aussi à la perception que j’en ai et qui prévient mon corps de l’opposition qu’il rencontrera. Le croisement if-ip correspond au croisement de l’action et de la perception qui s’effectue dans le dispositif qu’est une forme. Deux dispositifs de perception s’opposent, celui de la forme (des formes) et le mien. Dans la matière, nombre de dispositifs de perception s’ignorent, mais dans beaucoup de types de perceptions, celles-ci s’opposent quand elles entrent en contact.
Cette expérience de pensée, nourrie par les expériences de la vie courantes ainsi que celles de la scène, semble étayer mon hypothèse selon laquelle la matière préhensible serait constituée, dans tous ses états, à tous ses niveaux et à toutes ses vitesses, de dispositifs de perception rassemblés dans des formes.
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Je donne l’impression de spéculer sur la forme sans me préoccuper du théâtre. Impression trop rapide ; se pencher sur la forme revient à se rapprocher de l’actrice et de l’acteur. Afin d’évoquer la forme j’ai utilisé le trait, tel un enfant qui, pour commencer à écrire, dessine des bâtons. A l’origine de nombre de civilisations, le bâton, notamment en tant que sceptre, est un signe d’autorité et de commandement. Il serait excessif de prétendre que la forme commande la matière. Il n’en reste pas moins que le pouvoir exercé sur elle-même par la matière, passe en grande partie par la forme. Le bâton de l’autorité, malheureusement frappait l’esclave et le valet, mais on l’emploie aussi, dans le théâtre traditionnel, pour frapper les trois coups qui annonçent l’ouverture du rideau de scène, donc le début du spectacle, de la représentation, de la vie.
A priori, dans le monde du spectacle, parler du bâton fait référence à la canne que le maître de ballet frappe sur le sol afin de rappeler le rythme aux danseuses et danseurs. Du maître de ballet aux artistes de comédies musicales – tel Fred Astaire -, la canne devient un partenaire du danseur qui ne se contente pas de la jeter en l’air, mais tourne autour d’elle comme si elle était devenue le centre du monde. Puis, nous passons aux fêtes municipales avec leurs majorettes, lesquelles font penser à des sergents major en jupettes. Plus sérieusement, on peut s’attacher à la simple baguette du chef d’orchestre. Encore, qu’à notre époque, la mode boulézienne consista à conduire l’orchestre à mains nues (peut-être une façon de nous faire comprendre que le pouvoir n’est pas une question d’attributs extérieurs, que la forme et le génie sortent de la tête comme Athéna surgit du crâne de Zeus. Boulez s’inspira du recueil de poèmes de René Char « Le marteau sans maître » – lequel prenait ses distances avec le surréalisme -, et composa une oeuvre pour une mezzo-soprano et six instruments dont la percussion et ses baguettes contribuèrent, avec la flûte, à sa couleur extrême-orientale qui se fondait dans le sérialisme). Enfin, nous arrivons au théâtre traditionnel qui n’avait pas attendu les majorettes pour utiliser baguettes et bâton, ne serait-ce que pour frapper les trois coups avec le « brigadier ». Ces fameux trois coups qui annoncent et donnent l’ordre au rideau de s’ouvrir, à la représentation et à la vie de commencer.
Dès ses débuts dans l’Europe chrétienne, loin de la Grèce et de Rome, la théâtre n’a pas manqué de bâtons : déjà, dans la « commedia », les Pantalon traversent la scène appuyés sur leurs cannes (étymologiquement le bâton sert à porter), et les mauvais maîtres (souvent les mêmes) ne manquent pas de rosser, à tout bout de champ et à tour de bras, leurs Arlequins indociles, lesquels leur rendent coup pour coup en les trompant allègrement.
Les acteurs manient les bâtons, mais pas parce qu’ils jouent Scapin rouant de coups le sac dans lequel il a forcé Géronte à se cacher (belle vengeance de valet), leurs bâtons sont invisibles, des formes imperceptibles. On ne s’en étonnera pas et l’on rappellera que tous les artistes travaillent sur les formes, fussent-elles inaccoutumées aux sens du spectateur. Je m’étonne de ce manque d’étonnement, plus honnêtement je feins de m’en étonner car je connais trop bien la propension de mes concitoyens à tenir le théâtre tel un art comme les autres. A ceux qui ne manqueraient pas de prendre mon manque d’étonnement pour de la prétention, du style : le théâtre n’est pas un art comme les autres, il est supérieur aux autres (!), je répondrais qu’il n’est, tout simplement, pas un art. En affirmant cela, je ne me réfugie pas sur la colline pour observer avec une certaine distance toutes les expressions artistiques. Je suis amoureux de beaucoup d’arts et il m’arrive, bien souvent, de préférer en être le spectateur, le visiteur ou le lecteur, plutôt que celui du théâtre. Il ne s’agit nullement de la condescendance du soi-disant plus riche vers les plus pauvres. Le théâtre n’est pas un art plus riche que les autres pour la seule raison qu’il n’est pas un art. Je me rends au théâtre de la même façon qu’un sportif se rendrait au stade plutôt qu’au supermarché. Le théâtre est, tout simplement, une autre activité. Certes, je considère cette activité comme essentielle, mais les pratiquants de telle ou telle religion se rendent souvent dans une mosquée ou une église plutôt qu’au musée (un de mes loisirs préférés) sans qu’ils se mettent à comparer l’une et l’autre. Dans le domaine des comparaisons, je me méfie de ceux qui espère mettre en place un théâtre total, lequel serait, à leurs yeux, le rassemblement de tous les arts, alors qu’en réalité il ne serait que leur juxtaposition, car l’effectuation de chaque art contredit celle des autres. Ce qui ne l’empêche pas de les enrichir et les inspirer. Dans ce théâtre total, qui donnerait sûrement un spectacle de qualité, il y aurait très peu de théâtre – de jeu de l’acteur – à moins d’émasculer les autres pratiques. Imaginons un trapéziste qui, en plein vol, se mettrait à jouer le personnage du trapéziste : le malheureux risquerait fort de manquer son trapèze ou son porteur. C’est, d’ailleurs, ce que je regrette un peu dans le « nouveau cirque » : sous couvert de s’efforcer à jouer le cirque, certains numéros (terme que l’on bannit), perdent de leur performance. Ce regret vis à vis du « nouveau cirque » n’entame pas le plaisir que j’ai de savoir qu’on asservira de moins en moins les animaux. Les aficionados du théâtre total ont cru trouver leur graal dans l’Opéra. Au risque de passer pour provocateur, j’avoue ne pas voir le rapport entre le théâtre et l’Opéra, sauf qu’ils peuvent collaborer à de grands spectacles telles les « comédies ballets ». On me parlera des décors, des personnages, des acteurs. Mais ces derniers sont avant tout des chanteurs qui risquent de mal chanter s’ils entreprennent de jouer les personnages plutôt que de simplement les signifier. Je me garderai d’évoquer les douloureux exemples qui ont mis en cause des artistes pourtant d’un immense talent.
Toutes ces tendances vers la théâtralisation – à une époque où la fréquentation théâtrale est en recul -, ainsi que l’utopie d’un théâtre total, devraient me réjouir : on prendrait enfin conscience de l’importance du théâtre. Malheureusement, je trouve cette prise de conscience mal placée. Je ne m’enferme pas dans une sorte de mauvais esprit, mais je tiens à situer précisément l’enjeu. Il y a théâtre, exactement re-présentation, dans la matière, mais ceux-ci ne se tiennent pas à tous les plans des apparences. Plus précisément, la matière est mue et traversée par le processus de re-présentation et les stades du processus sont distincts. Si il y a « pure » re-présentation à la base, il n’en est pas de même au- delà. Je parle de base, mais je devrais parler d’extrémité. La base de la matière n’est pas son ultime dessous pour la raison qu’il n’existe rien d’ultime dans la matière. Sous le prétexte qu’on ne connait rien d’inférieur ni de supérieur dans la matière, on sera tenté de croire qu’une telle base se trouve au centre, conception illogique car ce qui ne se tient pas entre un point inférieur et un point supérieur ne possède pas non plus de point central. Certes, à notre stade d’évolution nous ne cessons d’attribuer un centre à tous les objets que nous percevons et imaginons (l’imagination est un mode de perception). Nous n’attribuons pas de centre au seul grain de poussière mais aussi à notre système solaire ainsi qu’à notre galaxie. Il est possible que ces soi disant centres constituent des bases, mais ils ne le font pas en raison de notre vision géométrique, mais, parce qu’en fait, ils seraient des extrémités (relatives).
Une extrémité est une limite, presqu’un extérieur, en tout cas une zone puntique et linéaire où se mêlent une entité et l’Autre qui, à nos sens et à notre esprit, adopte l’allure d’un autre et des autres. Nous sommes tentés de penser au contour de notre silhouette, mais ce qui importe, encore moins que les parties de notre corps, ses organes et ses cellules, ce sont, au-delà de leurs particules, les imperceptibles formes qui composent leurs apparences. Le processus de re-présentation prend son essor dans les éclatements « Parentiels » qui relancent ces formes.
A défaut de mentionner un théâtre originel, je parlerai d’un processus extrême qu’on peut qualifier de processus de base en prenant garde de ne pas en faire un soubassement spatial ni une origine historique. Les histoires et les espaces commenceront éventuellement au plan des apparences. Le processus de re-présentation se poursuit et traverse la matière en adoptant le mode des apparences. En écrivant cela j’ai presque commis un pléonasme : une manière est non seulement un mode mais aussi une forme de comportement. A leur niveau, la matière se comporte comme les apparences. Avec les éclatements « Parentiels » celles-ci se composent de formes et d’éclats. Munie d’éclats qui, avant de glisser vers d’autres formes, lui procurent des images, chaque forme entame et participe à un processus de signification. Il s’agit d’un saut énorme du processus de re-présentation. En quelque sorte, il se dédouble ou, du moins, il se dérobe et laisse les apparences jouer à « leur théâtre » en exhibant des représentations qui, en sont le(s) masque(s). Le « théâtre des apparences » produit un immense spectacle qui excite chaque forme d’apparence selon sa conformation sensible. On se trouve devant le spectacle de la matière que nous, humains, goûtons à notre façon. Beaucoup d’espèces partagent une grande partie de nos sens et ne sont pas trop éloignées de ce qu’ils nous communiquent, mais d’innombrables parts, d’états et de formes de la matière n’ont rien à voir avec nos attirances et notre discernement. Chaque type de forme est un dispositif particulier d’émission-réception. Les formes d’un certain type se rassemblent dans des formes composées, dont les dispositifs émission-réception, en s’agrégeant, produisent un genre particulier de rapport à l’immense spectacle des apparences, auquel, toutefois, ces formes composées participent.
Certes, les formes composées participent à la matière, mais leur concours consiste maintenant à prendre part au spectacle des apparences dont elles sont devenus aussi les spectatrices. On pourrait croire, qu’en notant cette mutation, je fais de l’anthropocentrisme et prête aux formes fondamentales de la matière un comportement propre au cerveau humain. Les humains ne sont pas les seuls à bénéficier d’un cerveau leur permettant d’être spectateurs. D’ailleurs, il n’est pas indispensable d’avoir un cerveau pour assister à un spectacle, ne serait-ce que celui de son proche environnement. On se persuade de la nécessité d’une grande intelligence pour tenir le rôle de spectateur de la nature et de la matière. D’une certaine façon, la nature et la matière stupéfient l’intellectualisme lequel s’empresse de jeter un masque de stupidité sur ce qu’il ne faudrait surtout pas rater de leur spectacle. Les scientifiques, au contraire, examinent nature et matière avec humilité. Loin de la verrouiller, leur savoir ouvre leur observation. Pour les positivistes, les choses et les différents états de matière, n’ont surement pas d’âme, toujours est-il qu’ils ont de la sensibilité. Qu’on ne puisse la comparer avec celle des êtres vivants, particulièrement les mammifères et les oiseaux, je n’en discuterai pas, il y a de tels écarts entre les sensibilités des innombrables dispositifs d’émission-réception que nous nous engagerions dans des querelles absurdes au cours desquelles nous finirions par céder à l’anthropocentrisme ou à son inverse. Mais qu’est-ce que l’inverse de l’anthropocentrisme ? Cela consiste à affirmer que tout ce qui n’est pas l’homme, ne partage rien avec lui. Sans nous perdre dans les détails, il nous suffit de constater que l’humains et tous les autres, « vivants » ou simplement là, sont justement là. A moins de prétendre que les humains sont peut-être là, mais qu’ils seraient venus d’ailleurs. D’une autre planète pourquoi pas, la science-fiction n’hésite pas à l’imaginer, mais d’un ailleurs qui se tiendrait hors de la matière, mon matérialisme m’empêche de l’envisager. C’est vrai qu’il est arrivé à Zeus de coucher avec des mortelles, mais les grecs avaient la sagesse de penser que les dieux vivaient sur l’Olympe, lequel fait bien partie de notre monde matériel. Tant qu’Edmund Hilary et Tensing Norgay n’avaient pas piétiné le sommet de l’Everest, les tibétains pouvaient être assurés que les forces venues de la terre profonde y surgissaient, mais après les alpinistes, ce n’est plus qu’une croyance qui n’en peuple pas moins leur imaginaire, leur coeur et les cimes qu’ils ornent de drapeaux. L’Olympe fait bien partie de notre monde matériel, mais si, selon un certain point de vue, les dieux s’y trouvent encore, cela démontre que la matière est plus large que notre pensée la perçoit, ne serait-ce qu’en ne percevant pas ce qui court en elle-même.
La matière spectatrice d’elle-même, cette proposition est incompréhensible pour ceux qui n’envisagent le rôle de spectateur qu’à partir du moment où l’on est doté d’un cerveau. Passe encore pour nombre d’animaux qui profitent de leur compétence de spectateur pour échapper aux prédateurs ou, au contraire, poursuivre des proies. Sans cerveau, pas de spectateur ! Ce propos « cervical », confond la pleine conscience – au sens humain – avec la sensibilité. Comme dispositif d’émission-réception, la forme est toujours une forme de sensibilité. Et une forme de sensibilité est une compétence particulière de spectateur. Cette compétence dépasse l’individualité discernée par un cerveau. Il n’est pas besoin de se penser soi, pour être un spectateur. D’ailleurs on l’est parmi d’autres. Ce n’est pas par hasard que l’on parle toujours du public, lequel peut se composer d’un seul ou d’un nombre incalculable de spectateurs ou de sensibilités, lesquelles n’en
formeraient qu’une, encore, qu’ainsi le disait Jean Vilar : « le théâtre n’est pas fait pour rassembler mais pour diviser ». Il n’a pas proféré cette phrase à l’encontre du théâtre populaire, dont il fut un des plus ardents défenseurs, mais en hommage au rôle démocratique du théâtre (rôle qui, certes, n’est ni assuré ni absolu, mais dont c’est justice que de l’associer à Vilar).
Il existerait deux ou trois types de spectateurs au sein de la matière :
- un spectateur simplement de sensibilité,
- peut-être un spectateur individué,
- un spectateur conscient.
J’ai établi une distinction pour un éventuel spectateur individué car je ne sais s’il existe une différence marquante entre la simple sensibilité et l’individuation. On est tenté de penser que l’individuation débute grâce à des prémices cervicales et des préliminaires de conscience. Je suis incapable de distinguer entre ces préliminaires et un commencement de conscience. De plus, est-il certain que la conscience soit inévitablement individuelle et ne prenne pas son essor dans une conscience collective diffuse ? Je me garderai de répondre à une interrogation qui dépasse largement mes compétences.
En revanche, dans notre monde, nous reconnaissons bien le troisième type de spectateur. Quitte à lui en vouloir, en l’accusant de rester spectateur au lieu d’avoir le courage d’intervenir. En ce qui concerne les animaux, nous savons que bien souvent, ils se tiennent dans la position de spectateur avant de se jeter sur leur proie. Ce sont des « observateurs ». Et quand ils semblent n’avoir aucune intention d’attaquer nous leur prêtons un étonnement proche de la stupéfaction, laquelle nous est propre – bien que nous la refoulions – face au spectacle de la matière. Pour ce qui est des spectateurs humains du spectacle que nous leur donnons professionnellement, nous ne leur demandons pas d’avoir le courage d’intervenir mais, au contraire, d’employer la maîtrise qu’ils ont d’eux-mêmes pour rester des spectateurs. Toutefois, sous l’ancien régime, dans les théâtre à l’italienne, en Europe, les petits marquis avaient leurs chaises sur la scène et ne manquaient pas de faire part de leurs impressions à chaque instant de la pièce. Ils se donnaient, eux aussi, en spectacles comme se donnaient en spectacle les grands aristocrates dans leurs loges. En fait, il se produisait deux spectacles : celui de la fiction avec les acteurs et celui, sociologique, de la noblesse. Les autres spectateurs avaient le choix d’autant plus que le spectacle sociologique n’était, à y réfléchir, pas moins fictif que celui de la fiction. Tous ces dérangements, que l’on eu quelques peine à discipliner et à critiquer, inspirèrent les tenants de la participation qui, à partir du moment où le public se fut assagi, regrettèrent que celui-ci se trouve relégué dans un rôle de spectateur asservi. Leur intention est bonne et certainement démocratique, mais l’on se demande si elle ne renvoie pas les membres du public à l’état de « spectateur de sensibilité «. La participation du public ne consiste pas à parler et à agir à la place des actrices et des acteurs
mais à prendre une part émotionnelle au spectacle. Une part qu’il verse justement à celui-ci. S’il n’est pas en mesure de verser cette part, elle manque à l’accomplissement du spectacle. Particulièrement à l’accomplissement du théâtre qui a conçu son dispositif avec l’attention du spectateur. Le » regard » d’un participant n’est pas exactement le « regard » d’un spectateur.
A partir du plan des apparences naît la possibilité d’un théâtre secondaire par rapport au processus de re-présentation. Avec les Parences (éclatements), le processus relance les formes en les «déconstituant » (néologisme forgé pour indiquer que l’élaboration d’une constitution est, dans un même temps, une déconstruction. En conséquence cette dernière reconstruit – ni à l’identique ni de façon obligatoirement perceptible). Ce renouvellement des formes, qui donne lieu à de nouvelles apparences, permet l’adjonction au théâtre du processus de re-présentation, d’un théâtre des apparences. Ce théâtre secondaire devient l’illustrateur du spectacle du monde, dans lequel il sait prendre sa place en masquant aux êtres humain le fait qu’il existe un théâtre authentique, sans masque, celui qui meut la matière.
L’apparition (c’est le cas de le dire) du théâtre des apparences est concomitant avec l’envol de la signification. Essayons d’expliquer cet envol qui, d’ailleurs, ne se manifeste pas soudainement comme celui d’un oiseau : la forme, dispositif d’émission-réception, a tendance à répartir en deux pôles les constituants de ce double qui, en fait, sont associés. Cette répartition n’est, bien sûr, nullement consciente, elle correspond à une césure entre deux côtés de la forme. Chaque côté, en regroupant une force et une énergie, contrebalance l’autre côté qui, lui-même, regroupe une force et une énergie. Ce contrebalancement n’est pas un équilibrage. Un si mince déséquilibre, aussi infime soit-il, est un début de sensation dont on peut croire que pour un milliardième de cas, et dans des millions d’années, il aboutira à des consciences. Je ne parle que de prémices dont la plupart, au cours des millénaires, avorteront. Mais attention, pareille hypothèse ne veut absolument pas dire qu’elle décrive un destin assumé – donc répondant à quelque dessein. Il ne s’agirait que d’une faible éventualité dans l’évolution objective de la matière. D’ailleurs, celle-ci n’évolue pas, dans la mesure où elle tendrait vers un but, elle ne fait que se transformer. Le destin et le dessein de la matière sont des interprétations de la conscience humaine qui, après-coup – notre conscience ne se déploie que dans « l’après-coup » – réécrit ce qu’elle appelle l’histoire, en l’occurence celle de la matière.
On est en droit de se demander : pourquoi dans cette hypothèse, la forme aurait-elle tendance à se plier J’avancerai une proposition pas moins hypothétique : l’éclatement Parentiel qui reforme les formes, laisse en chacune d’elles de minces brisures qui facilitent leur pliage et menacent certaines de faire scission. De plus, il ne faut pas oublier que dans notre hypothèse, l’éclatement Parentiel, non seulement fait exploser les formes, mais accompagne leur recomposition d’éclats. Ces éclats prolongent le mouvement entrepris avec le pliage de deux côtés de la forme. Chaque côté peut sentir (si tant est que ce verbe ait un sens à ce stade), le déséquilibre qui existe avec l’autre côté. A défaut de se trouver senti « cervicalement », « mentalement «, donc d’être ressenti, ce déséquilibre existe. Mais dans cette situation élémentaire, que veut dire « existe » si ce n’est de sentir, d’être senti et d’agir étant entendu que ses trois infinitifs sont confondus ? L’être implique sa perception ou, inversement, la perception implique l’être que l’on perçoit. Et, si l’on me demande ce que j’entends par l’être, je m’en tiendrais à le définir comme ce que je perçois, ou ce que l’on perçoit ou, plus exactement, le perceptible. Et si l’on m’oppose mon hypothèse concernant la matière immatérielle comme imperceptible, je précise que cette immatérielle n’est pas imperceptible pour tous en toutes ses parts. Cela dépend du type de perception de chacun. Donc ce que je juge, pour ma part, imperceptible est perceptible d’autre part. Sans oublier que la perception ne se limite pas à nos sens et que notre imagination, à condition qu’elle se détache de ses attendus, peut parvenir à percevoir ce qui échappe à nos sens. Evidemment, en tenant de tels propos j’ai l’air de passer outre la pensée d’Heidegger et de confondre l’Etre avec l’Etant, car « sentir », « se trouver senti », « agir » sont des actions et des états propres exclusivement à l’Etant. J’admets tout à fait cette critique, car je n’ai jamais prétendu parler d’autre chose que de ce qui existe bel et bien, comme j’entends que la « matière immatérielle » soit un étant au même titre que la matière matérielle.
J’ai commencé à dire que les éclats projetés par les Parences sur les formes, « prolongent le mouvement entrepris par le pliage de deux côtés de la forme ». Il s’agit d’un mouvement important dans l’histoire des apparences. On peut parler « d’histoire » à partir du plan des apparences. Il s’agit du mouvement non conscient annonçant l’essor de la « signification ». Déjà, chaque côté de la forme sait – sans le savoir au sens d’un savoir conscient – que l’autre côté le complète et lui correspond, comme les deux parties du symbolon s’encastreront l’une dans l’autre. J’ose avancer qu’à défaut d’être des prémices de conscience, c’est un début de sensibilité de soi. Cette pré-sensibilité, aussi évanescente soit-elle, se trouve relayée et amplifiée par les éclats qui accompagnent la forme. Ils reflètent les autres formes et la pré-sensibilité des deux côtés de la forme, l’un par rapport à l’autre faisant partie du même, devient une pré-sensibilité par rapport aux autres. Ces deux pré-sensibilités composent le début de la sensibilité, laquelle est sujette, parfois, à un destin sans dessein que nous appelons « signification ». Après l’éclatement Parentiel, s’ouvre le monde des apparences qui aussi celui de la signification, mais ce monde n’existerait pas sans le processus de re-présentation que je suis tenté de qualifier d’initial qui, au fond, ne l’est pas puisqu’aucune histoire ne saurait s’entreprendre à ce niveau. Mais je ne peux me retenir de le considérer comme initial car il se poursuit perpétuellement. Dans cet ordre d’idée, je tiens à rappeler qu’on demande aux acteurs de jouer, à chaque instant, « comme si c’était la première fois ».
La signification est concomitante d’un théâtre des apparences, mais tous deux ne seront vraiment compréhensible que pour des composés de formes qui acquerront un minimum de conscience. Le spectacle du monde est là pour ceux qui sont capables de se sentir spectateur, sans obligatoirement connaître le nom ou la fruste signification de cette sensation.
La concomitance de la signification et du théâtre des apparences constitue une vraie rupture dans la réflexion que je mène sur le théâtre. Le temps est venu – et avec lui l’histoire -, de distinguer entre le théâtre de la re-présentation et le théâtre des apparences qui donne des représentations.
Qu’elle est la différence entre la re-présentation et la représentation ? La première est un processus, la seconde est un objet. Pour les composés de formes qui sont en mesure de le saisir, avec les apparences, apparait « l’objet ». Ce dernier risque fort de masquer le processus : les sociétés humaines, qui se succèdent à partir du monde des apparences, fabriquent et utilisent maint objets symboliques qu’elles s’empressent de tenir pour sacrés – qu’il est interdit d’utiliser pour des actions « utilitaires » et que des mains profanes n’ont pas le droit de manipuler. Le sacré est toujours un interdit pour les communs des mortels. Il est certes, toujours plus facile de « mimer « des processus que de toucher des objets, mais, dans ce cas, l’opinion dominante dira que ce sont des simulacres et des « simagrées ». Des comédies données pour tromper ou divertir. Nous nous trouvons déjà dans le théâtre des apparences avec l’emploi de la fiction. Mais cette fiction relève-t-elle du critère de vérité ? Il n’y a pas moins de fiction chez l’amuseur avec ses simulacres que chez le grand prêtre avec ses symboles. Sauf, dira-t-on qu’il y a intention de fiction chez le premier et sincérité chez le second. Mais la sincérité donne-t-elle un caractère de vérité à la fiction ? Nous abordons là un des paradoxes les plus importants du jeu théâtral : on demande au comédien d’être sincère ! On rétorquera peut-être que tel n’est pas le cas dans le jeu brechtien, où l’on attend que le comédien se distancie de ce qui dit et de ce qu’il fait. Mais, pour que sa distanciation soit efficace, il est nécessaire qu’elle soit sincère. Il lui faut « ne pas s’identifier » sincèrement !
Quand je me permets de parler des sociétés humaines, il ne faut surtout pas que je passe sous silence les nombreuses religions qui refusent de s’attacher aux objets et veulent que le rapport avec la ou les divinités s’effectue sans médiateur objectal, dans le seul face à face du croyant avec l’autorité transcendante. Au risque d’agacer certains amis dont je respecte la foi, je n’irai pas par quatre chemins : le refus des objets concrets, n’est pas un refus de l’objet, loin de là. Les objets ne se limitent pas à ceux qui sont concrets. On doit parler des objets intellectuels, lesquels sont, dans la conscience des êtres vivants à la base de la notion d’objet. Leurs perceptions passent par une objectivation de la nature. Celui qui ne veut pas attacher sa foi à des objets concrets ne manque pas de la nourrir avec des objets intellectuels. Ceux-ci tiennent une place encore plus grande parce qu’ils accompagnent le croyant à chaque instant de sa vie consciente. Ils n’ont nul besoin d’être attachés autour de son cou comme les amulettes que l’on craint d’égarer dans la foule des objets rencontrés et manipulés. De plus, ces amulettes internes semblent retenir l’attention bien plus que des objets extérieurs qu’il faut toucher pour exciter sa foi. Le détachement vis à vis de ces objets extérieurs n’est surtout pas la marque d’un détachement vis à vis de l’objet général. Je manquerais d’objectivité si je passais outre le rapport qu’entretiennent les athées avec les objets sacrés. Certes, la plupart ont une attitude désinvolte quant à ce problème, mais certains, que l’on pourrait qualifier de militants de l’athéisme, entretiennent un rapport presque sacré avec ce qu’on appelle la raison. Bien sûr ils ne prétendent pas entrer en communication direct avec une quelconque divinité, mais ils font constamment appel à cette fameuse raison que l’on peut tout de même, dans leur cas, traiter de divinité. Une divinité qui nie toutes les autres et impose un monothéisme non transcendantal. Il existe, aussi surprenant cela soit-il, une mystique de l’athéisme, laquelle risque de conduire, à certaines époques, à une guerre de religion athée – appelée parfois anticléricalisme – nécessaire pour défendre la souveraineté du politique et la liberté de pensée, mais nuisible au niveau sociétal, quand elle tourne au fanatisme et s’en prend aux personnes.
Même lorsqu’elle prône le dénuement, la signification encourage le culte de l’objet, particulièrement de l’objet intellectuel. Il s’agit, comme pour un film, d’un arrêt sur image. Celui-ci, favorise la recherche policière de preuves, il n’en reste pas moins qu’il arrête le film, il stoppe le processus. C’est là une grande différence entre l’attention portée à l’endroit de l’objet et l’attrait exercé par le processus, donc la grande différence entre le théâtre des objets et celui du processus de re-présentation.
L’exemple du film me donne à réfléchir sur le processus de ressaisissement propre aux espèces vivantes et particulièrement à l’espèce humaine. Dans l’histoire de nos technique, la photo précède celle du cinéma, même si l’impression de mouvement d’une image fut ressentie auparavant. On est tenté de croire que ce passage de la photo au cinéma rentre dans une logique de progression historique : d’abord, le personnage sur la photo est fixe, puis on parvient à le mettre en mouvement. C’est effectivement comme cela s’est passé, au cours de notre histoire, mais l’on peut imaginer que cela aurait pu être le contraire en raison d’une autre évolution des modes de reproduction des images. Déjà, en faisant se succéder devant nos yeux différentes photos d’un personnage qui se déplace, nous pouvions avoir l’impression de son mouvement. De façon fruste et maladroite, nos mains, qui faisaient se succéder les photos du personnage, tenaient le rôle de l’appareil de projection qui déroulera les différentes images. Une autre évolution de nos techniques auraient certainement bouleversé l’histoire de notre rapport à l’image, mais ce n’est pas cette éventualité historique qui m’importe ici. Je veux parler du ressaisissement effectué par les humains. On a beau dire, avec raison, que l’art de la photo et celui du cinéma sont différents, il n’en reste pas moins que nous avons réalisé un processus de ressaisissement, lorsque, partant d’une succession de photos, nous en sommes arrivés à vouloir, en une seule prise, enregistrer plusieurs photos dont la projection donnerait ensuite l’impression de mouvement. Nous avons ressaisi une possibilité qui se tenait inconsciemment dans la reproduction de l’image. Nous aurions pu déjà le faire, et parfois nous l’avons fait, avec la succession de portraits non photographiques. C’est d’ailleurs, dans cet esprit que nombre de peintres ont réalisé des séries traitant d’une histoire ou même d’une seule scène – laquelle avait de toutes façons donné lieu à plusieurs mouvements. Il est intéressant de comprendre que le ressaisissement meut les progrès qui impliqueront de nouvelles techniques. Mais l’inverse est tout aussi vrai. Je voudrais, toutefois, m’attarder sur le caractère aléatoire du progrès, dont la succession historique aurait pu prendre un autre chemin, quitte à parvenir au même résultat à notre époque. Reprenons l’exemple du cinéma et supposons qu’avant l’invention de la photographie, quelqu’un entreprit de dessiner sur des bandes de matière plus ou moins résistantes et translucides, des séries dont chaque dessin représente un degré différent de mouvement chez des personnages. Et, qu’ensuite, on ait repassé ces bandes devant un projecteur avec lumière de bec de gaz, ou plus simplement sur une roue autour de laquelle se seraient rassemblées deux ou trois personnes : on aurait inventé le dessin animé avant d’avoir inventé le film photographique, lequel viendrait après dans la progression technologique ! Toujours facile de supposer ce genre de chose, comme on dit : « avec des si on mettrait Paris en bouteille ». Avec la taille de nos bouteilles et le volume de la ville de Paris, cela semble absurde. Et pourtant, pourquoi pas ? Même s’il est difficile de trouver une utilité à la chose, des auteurs de science-fiction ne manqueraient pas de nous parler d’une « super civilisation » dont les « super-techniciens » seraient parvenu à bâtir une immense bouteille autour de la capitale de la France. A bien y réfléchir cela n’a rien d’impossible. A défaut de nous raconter avec certitude ce qui se passera demain, la science-fiction peut avoir la faculté de nous dire ce qui aurait pu se passer autrement. Au fond, la science-fiction fait moins preuve de prophétie que de ressaisissement. Ceci explique que beaucoup d’illustrateurs (qui sont devenus des auteurs) de science-fiction dessinent des aventures dans lesquelles les paysages, les costumes, les allures et les physiologies des personnages mélangent des styles qui relèvent d’une préhistoire avec des styles qui veulent évoquer le futur.
La signification encourage le culte porté à l’objet. Mais l’hommage rendu à l’objet sacré, parce que symbolique ne résume pas le rapport, encouragé par la signification,
avec le et les objets. Chez les êtres vivants « évolués », l’utilisation est tout de suite entrée en piste. On ne doit pas limiter cette utilisation à la fabrication et au montage. Le fauve qui, dans la savane, se cache derrière des hautes herbes pour mieux observer ses proies, utilise des objets. Et la malheureuse antilope qui, avant d’être attaquée, broute de l’herbe, utilise, elle aussi, des objets – en l’occurence des objets dont elle se nourrit. Nous n’avons jamais cessé d’utiliser des objets. Le paysage, notre nourriture, notre espèce, sont pleins d’objets et même ou surtout, notre tête. En disant cela, je ne parle pas exclusivement de notre cerveau, mais de ce qui excite notre sensibilité. Et la sensibilité de bien d’autres choses. Que l’on veuille bien me pardonner mon envie d’affirmer : de « toutes les choses ».
La signification, à tous ses stades, fait considérer, de diverses façons, les objets. Une telle considération entraine chez certaines espèce, le processus de ressaisissement. A l’image des castors, les humains, en construisant monuments et logements à tout va, ressaisissent le monde, la nature et la matière. Ce ressaisissement ne s’en tient pas aux objets concrets, il est aussi et avant tout, un ressaisissement intellectuel. Constater cela n’est pas affirmer que la pensée soit le seul élément qui compte, mais qu’à chacun de ses niveaux, fut-il inconscient, elle est parallèle à l’action. Le fauve n’a pas besoin de déployer la pensée d’Heidegger pour attraper sa proie et celle-ci pour, parfois, lui échapper – encore que dans le cadre de l’évolution, on commence petitement pour, avec les millénaires, atteindre hauteur et profondeur. Mais les stratégies des fauves et des proies ne sont pas aussi éloignées qu’on le croit des calculs d’Einstein. Quelques singes manipulent les calculettes mieux que nous. Ces dernières remarques, apportant la preuve que des ruptures et des sauts essentiels, qui n’attendent pas les sociétés savantes, se sont produits dès le plan des apparences. Une telle preuve peut expliquer que certains soient persuadés qu’un souffle d’esprit, venu d’ailleurs – donc un esprit supérieur -, court sur le monde bien avant l’humanité. Alors qu’il ne s’agit que d’une potentialité intrinsèque à la matière, qu’au cours de son ressaisissement, chaque espèce interprètera à sa manière. Il est difficile d’admettre que cette potentialité n’a en elle-même aucun sens et que celui-ci sera le résultat d’une ressaisie intellectuelle, une interprétation après-coup, laquelle est une représentation et non la re-présentation.
Théoriquement, on peut considérer que le processus de ressaisissement n’est pas propre aux espèces plus ou moins conscientes mais s’applique à toutes les apparences. Spontanément, on prête ce processus à tout ceux qui construisent et bâtissent, mais, justement, la nature ne cesse de construire, en tout cas, de transformer. Les matières qui se décomposent permettent ensuite la germination. Les particules se mêlent, se regroupent – et, il est vrai, se repoussent. L’élan donné par le processus de re-présentation avec les éclatements Parentiels, ne se perd pas et court au travers des apparences sous la forme d’un ressaisissement que notre esprit comprend mieux dès qu’il reconnait une conscience, aussi ténue soit-elle. L’élan du processus de re-présentation se poursuit sous le couvert du ressaisissement et de la signification. Nous, êtres humains « conscients », éprouvons un faible pour la signification et c’est à partir de là qu’on peut distinguer entre deux théâtres : le théâtre de la signification – qui revêt plusieurs modes selon les sociétés et civilisations – et le théâtre de la re-présentation.
J’ai dit qu’on pouvait distinguer entre deux théâtres ; on le pourrait, mais il est rare qu’on le fasse. Pour la plupart des esprits, sans exclure les plus affutés, le théâtre est celui de la signification, même s’ils n’ont pas l’usage de cette expression. On objectera que nombre de théâtres non occidentaux se composent de danses et de musiques qui semblent ne rien à voir avec la signification. Non seulement ces « théâtres non significatifs » font référence à des traditions mythologiques riches de symboles, mais l’esthétisme relève de l’ordre de la signification.
S’il existe deux types de théâtre, il devrait exister deux types d’acteurs. D’abord, ils ne sont pas les derniers à n’être pas conscients de pareille distinction. Ensuite, la pratique du théâtre – art ou seulement pratique (entendu que l’adverbe n’est pas vraiment privatif, car la non prétention à un art peut conduire à une pratique plus profonde) – mélange les rapports à la re-présentation. Jouvet disait qu’une bonne diction rapproche des sentiments. Jouvet était, bien sûr, un homme du texte (en dépit de sa curieuse élocution qui, paradoxe, fit école), mais sa remarque s’inscrit dans la logique du ressaisissement. Quand on pratique avec excellence, il arrive que l’on parvienne en deçà de cette pratique, en deçà des apparences. Des actrices et des acteurs, qui ne font pas fond intellectuellement sur l’identification, ne manquent pas de s’identifier et de renouer, sans le savoir, avec le théâtre de la re-présentation. Hélas, bien d’autres, avec les meilleures intentions du monde ne parviennent pas à se rendre en deçà du jeu de signification. Il serait idiot de vouloir classer définitivement, chaque actrice et chaque acteur dans telle ou telle catégorie. Déjà, avec le temps et l’évolution des esthétiques, on se gardera de déclare qu’une telle ou untel est un comique ou un tragédien. Certes, il y a des préférences profondes chez chaque artiste, préférences soutenues par des types de comportement et certaines qualités physiques, mais le parcours d’un artiste n’est jamais définitivement scellé. Le contre emploi existe et il arrive que, dans l’esprit du public, un contre emploi devienne un emploi, c’est à dire une sorte de modèle pour un personnage (les différentes interprétations du personnage de Tartuffe en fournissent l’exemple).
Pour simplifier, je dirai que les deux types d’acteurs se différencient dans leurs rapport à la forme et aux formes. Une telle simplification est pertinente à partir de l’instant où elle ne conduit pas à décider péremptoirement que tel acteur ou actrice appartient à tel type et tel autre acteur ou actrice, à tel autre type. Il s’agit d’une simplification didactique afin de comprendre les deux tendances qui meuvent le jeu des actrices et des acteurs.
On ne sera pas étonné de constater que les acteurs jouent avec les formes. D’autant plus que chaque artiste semble toujours jouer avec un type de formes particulier. Et chaque type de formes, entraine un choix de matière particulier et un choix de perception, lequel n’est pas dévolu au seul public de l’artiste mais à l’artiste aussi. D’ailleurs, ce choix de perception n’est pas unanime. Bien souvent, la perception de l’artiste se situe en avant de celle de son public. L’artiste voit, entend, sent, goûte ce que son public ne perçoit pas encore. Le public, jusqu’au plus averti, s’appuie sur une part traditionnelle de perception. Il y a même une part traditionnelle chez ceux qui son friands d’avant-garde : il existe une tradition de la mode, certes, elle court sur une période plus courte que celle de la grande histoire, mais exhibe des repères qu’il n’est pas bon de transgresser. Il ne faut pas être trop en avance ! En remarquant cela, je sais que l’absence de talent peut se servir du « trop en avance » comme alibi. Le jugement que l’on porte sur le travail des artistes est vraiment difficile et très relatif et j’admire les critiques qui, dans leurs médias, prévoient l’avenir des oeuvres et la place que leur concepteur occupera dans l’histoire (j’admire et, dans un même temps, je souris, mais je dois reconnaitre que nombre de ces critiques ne parlent pas de l’avenir mais du temps présent comme si celui-ci était l’éternité).
Les différentes matières travaillées par les artistes dans chacun de leurs arts, sont des formes composées, même surcomposées. Ce ne sont plus des formes primaires telles que projetées par les éclatements Parentiels. Quand je dis que l’artiste joue avec les formes, j’entends qu’il les déforme, mélange et les manipule. Cette manipulation consiste à leur faire adopter une suite particulière, à les intervertir et les substituer les unes aux autres. Ces actions transforment leur aspect général : une couleur n’a pas la même couleur à côté de telle ou telle autre couleur. Une note n’a pas le même son à côté de telle ou telle autre note, mais la transformation n’a pas une véritable profondeur, je veux dire qu’elle s’arrête, ou démarre, dans l’aval des apparences, quand celles-ci, suivant les regroupements de formes, se mêlent et se conjuguent.
L’actrice et l’acteur de signification travaillent ainsi sur les formes. S’il le faut, ils sont prêts à les briser, mais les morceaux qui en résulteront ne seront que des fragments de formes composées et, surtout, contrairement au mythe de la « création » et des « créateurs », ces artistes ne donneront pas naissance aux formes issues des éclatements Parentiels.
Certes, l’actrice et l’acteur de signification travaillent sur des formes, mais ces dernières sont composées, surcomposées, ultra composées. Elles n’ont rien à voir – à percevoir – avec les formes apparues au plan des apparences, juste après les éclatements Parentiels. A la limite ils s’évertuent sur des troncs d’arbres. Cette métaphore est, bien sûr exagérée, parce que les artistes de la signification emploient plutôt des baguettes. L’histoire de la baguette occupe une grande place dans l’histoire générale de l’humanité et participe à son imaginaire. Que l’on pense à la baguette magique des fées et des prestidigitateurs. Oui, je sais qu’en mal de symbolisme, après avoir goûté aux prémisses de la pensée freudienne, beaucoup ont comparé souvent la baguette des fées à un phallus qui ferait de leur détentrices, des mères phalliques. Après tout, ce symbolisme « à la va vite » n’est peut-être pas complètement stupide, mais je tiens à préciser que l’attrait à l’endroit de la baguette est avant tout, un attrait pour la forme. On trouvera que je fais involontairement de l’humour en déniant que cet attrait pour la forme serait un intérêt pour le phallus. Ce faisant, on confondra la forme des apparences avec les formes que nous côtoyons. La forme initiale n’a certainement pas l’allure d’un phallus. Elle est si imperceptible qu’il est présomptueux de la placer du côté de l’organe masculin. Pourquoi cette infime forme n’aurait-t-elle pas l’allure d’un vagin ? Je n’en sais rien, et les moqueurs pas plus. Notre société, dont il faut reconnaitre qu’elle se trouve dominée par une opinion masculine, si ce n’est machiste, détermine notre imaginaire selon un sens univoque, alors que la matière, en ces matières, est plutôt ambiguë. En tout cas, même lorsque leur interprétations « ne casse pas des briques », l’actrice et l’acteur manipulent des baguettes imaginaires (libre à chacun de regretter que cet imaginaire soit injustement dominé par la sexualité masculine).
Du tronc d’arbre à la baguette imaginaire, l’actrice et l’acteur manipulent des formes, lesquelles, n’ont plus, rien à voir avec les formes initiales. Là se tient la différence « gigantesque » avec l’actrice et l’acteur de re- présentation. Non que ceux-ci parviennent à manipuler des formes plus infimes. Ces dernières – ou ces « premières » – restent imperceptibles, insaisissables, à l’échelle de notre monde macroscopique. Sans en être conscients, l’actrice et l’acteur de re-présentation descendent en deçà du plan des apparences. A l’image des Parences, mais de façon plus restreinte, ils éclatent les formes.
Mais comment peuvent-ils éclater ces formes ?! D’abord, ces formes n’ont rien de comparable avec celles qu’on manipule, fussent-elles énormes comme des tronc d’arbres ou fines et de moyenne longueur comme des baguettes. Les artistes manipulent ce type de formes, de matière. L’actrice et l’acteur de signification sont donc des artistes et, c’est à juste titre, qu’on dit qu’ils pratiquent un art, l’art théâtral qu’on qualifie couramment d’art dramatique. Les acteurs de re-présentation travaillent sur des formes imperceptibles dont ils n’ont nullement conscience. Ils ne découpent pas un arbre ni ne jonglent avec des baguettes – bien qu’ils en soient certainement capables et que, dans certains spectacles, on puisse leur demander de le faire.
Ensuite, quelle réelle différence peut-il y avoir entre « éclater » ces infimes formes et les « écraser » ? En écoutant scrupuleusement le lexique de notre langue, on peut distinguer entre l’expression « faire éclater » et le simple verbe « éclater ». Ce scrupule n’est pas exprimable dans diverses autres langues, il n’empêche que la pensée, que les hommes en ont, existe. Les langues n’expriment pas tous les signifiés qui habitent les têtes humaines ; il en est ainsi pour la langue française et c’est toujours avec joie qu’une autre langue, en nous offrant un signifiant étranger, nous fait redécouvrir et préciser un signifié qui nous est plus ou moins commun. En écrasant, on peut faire éclater, mais, ici, il est question « d’éclater » comme si nous nous trouvions à l’intérieur de ce qui éclatera. Je n’ai pas dit « comme si nous nous trouvions en interne… une chose qui se trouve en interne d’une autre chose, lui est effectivement autre, comme une balle de fusil pénètre la chair du soldat. L’exemple de nos organes semble controuver ma remarque sur l’autre en interne. Un organe est une autre chose que le corps, mais l’organisation de celui-ci avec les autres organes et l’accord avec son processus métabolique le rend intrinsèque au corps. Toutefois, lui appartenir en propre, telle une propriété, pas au sens précis d’une qualité mais au sens d’un avoir, d’une possession ne l’empêche pas de lui être autre. On peut avoir la chance de se trouver riche comme Crésus, cela nous définira socialement, mais cela ne définira pas ce qu’on appelle notre « être ». Le problème, plus que philosophique, mais physiologique, est que sans ses organes, un corps risque de mourir, donc de plus exister. Sans ses avoir il sera mort. De même façon qu’une forme composée n’existera plus lorsque les formes qui la composent lui feront défaut. Mais, en disant cela, je parle de formes qui se tiennent et évoluent en aval du strict plan des apparences. Eclater les formes, ne consiste pas à faire éclater des formes composées. De tels éclatements sont des démembrements, des brisures comme celles que l’on effectue en coupant un tronc d’arbre ou en cassant une baguette. Eclater des formes non composées devrait consister à les pénétrer pour les faire exploser de l’intérieur. Mais comment pénétrer ce qui n’a pas d’interne ? Voilà pourquoi je parle de pénétration intérieur et non de pénétration interne laquelle est propre aux formes composées qui s’agrègent et se pénètrent.
Enfin, l’usage psychologique nous fait vivre, nous êtres humains, ainsi que beaucoup d’êtres vivants, avec l’identification. Certes, il s’agit d’une notion que nous employons maladroitement tant, dans notre grande majorité, nous nous méfions de la psychanalyse et de tout ce qui touche à la psyché – sauf à nous livrer paresseusement à des pratiques spiritualo-scientistes. Pour mieux comprendre la matière, et particulièrement le théâtre, il est nécessaire de prendre en compte le phénomène de l’identification. Les actrices et les acteurs de la re-présentation éclatent la forme en s’identifiant.
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Vient le temps de préciser ce que j’entends par « s’identifier ». Dans sa forme pronominale, ce verbe possède deux acceptions : ressembler à et devenir identique à.
Ressembler à : faire que, volontairement ou involontairement, un ou plusieurs aspects des éléments dont on se compose, soient similaires à ceux d’une autre entité. Un aspect est constitué autant par le regard de l’autre que par soi-même. L’expérience accumulée de tous les regards portés par un groupe, permet de s’y conformer afin de ressembler à ce que le groupe attend (positivement ou négativement). Cette conformité peut-être volontaire ou involontaire. Un aspect change de ton, soit de façon individuelle, soit de façon collective, en raison de la place qu’il occupe dans un ensemble. Pensons aux mathématiques qui rassemblent, par exemple, dans un ensemble des nombres pairs : 2,4,6… Aucun de ces nombres n’est le même, pourtant, ils possèdent une caractéristique commune, celle d’être pairs. Cette caractéristique commune les rassemble dans un même ensemble. Certes, ils sont différents les uns des autres, mais ils se ressemblent selon cette même caractéristique. On s’aperçoit qu’on se ressemble en raison de la similitude de certains de nos éléments. La ressemblance est une question de montage – effectué par l’entité qui la perçoit, ou par l’entité qui se donne à voir, ou encore, et plus couramment, par les deux. Qui dit montage, dit assemblage et composition d’éléments ; donc existence d’éléments de composition, lesquels sont eux-mêmes déjà des composés. Les éléments sans composition n’existent qu’à l’issue des Parences et à l’aurore des apparences. Sans composition, c’est vite dit car les formes transformées par les Parences sont accompagnées d’éclats. Les formes réellement composées démarrent à partir des apparences. Depuis ce stade, toutes les formes sont composées, donc constituées d’éléments dont les aspects sont susceptibles d’être assimilés aux aspects d’une autre composition. La ressemblance est toujours « atomiste », elle ne se produit qu’en raison de l’existence d’éléments individués et pénétrables. Pourquoi pénétrables ? Parce tous ces éléments sont composés, quel que soit le niveau où nous les percevons. La quête d’un élément fondateur et originel est et sera toujours infinie. Il s’agit d’une vision optimiste et non désespérante de la science : il y aura toujours quelque chose à découvrir. Quitte à revenir, selon certains points de vue circulaires, au départ ; c’est à dire, de façon totalement irréaliste, mettre la main sur un élément que l’on croit infiniment petit mais qui serait, selon un point de vue particulier, susceptible de contenir l’ensemble dont il fait pourtant partie.
Le mime est l’art majeur de la ressemblance. Mais, dira-t-on, il se prive de la parole. Pareille exclusion n’est pas si évidente que cela : en se privant de la verbalisation, le mime ne se coupe ni de la parole ni de la signification. Au contraire, il la souligne, certes d’une façon un peu fruste dans la mesure où, souvent, il a donné l’impression de se livrer à un jeu de société consistant à demander (sans attendre de réponse) au public de reconnaître ce qu’il s’efforce de montrer ou de signifier. Le choix du corps, au détriment de la verbalisation, est un choix signalétique, les gestes et les postures donnent l’impression de signes. Mais les mimes contemporains entendent sortir de ce « copiage » et veulent que leurs actions corporelles passent au stade de l’expression. Ce faisant, ils ouvrent la problématique de la signification : leurs gestes et leurs postures ne s’en tiennent plus à la copie des mouvements et des attitudes externes prêtées aux autres entités, mais doivent traduire les sentiments de celles-ci. Il n’est pas question de copier un sentiment, cela reste visuellement impossible, en revanche on peut montrer les effets que les sentiments exercent sur le corps, ou, plus exactement, les effets que l’on croit qu’ils exercent sur ce corps. Il s’agit de repères admis par l’opinion, mais des mimes qui veulent accomplir un travail de « créateurs » n’hésitent pas à prendre des attitudes inattendues (que le public ne relie pas immédiatement à tel sentiment ou tel état d’esprit). Il est difficile de montrer des sentiments, au bout du compte, à mimer ce qui n’a pas de modèle !
Quand on mime ce qui n’a pas de modèle formel, on tend vers la racine de la « mimésis ». Cette faculté d’imitation du monde (selon la poétique d’Aristote), n’est pas, contrairement à ce que l’on souhaite croire, une faculté de « création » du monde, mais une capacité de le signifier, capacité dont les expressions sont propres à chaque espèce. Elle n’est pas une faculté de « création » par la raison qu’elle n’a d’effet que depuis le plan des apparences qui vient « après » les éclatements Parentiels du processus de re-présentation. On refuse de s’en rendre compte, mais cette fameuse création ne serait qu’un après-coup. Un après-coup d’autant plus angoissant, qu’à bien y réfléchir, il ne vient après aucune création originelle. Parmi les arts, les arts du mime ne sont pas des arts mineurs, bien qu’en France, laquelle fut pourtant l’un de leurs berceaux, on se plaise à les dévaluer. Nous avons à faire, là, à l’un des paradoxes de l’histoire de la pensée et des arts. La période que nous venons de vivre intellectuellement n’a cessé d’insister sur la notion de « mimésis » laquelle est devenue, dans la bouche et sous la plume des « intellectuels » un jocker et, dans un même temps, ces mêmes intellectuels se sont mis à regarder les arts du mime avec mépris ! Peut-être se sont-ils aperçus, en considérant les pratiques du mime, qu’il manquait quelque chose à la « mimésis ». Et que c’était trop facile de déclarer qu’il lui manquait la parole…non il y avait un autre manque, un manque qui affecte la signification et qu’il vaut mieux taire (comme les mimes) et refouler, celui de la re-présentation et de son éclatement.
Devenir identique à : devenir le même que, volontairement ou involontairement. Tout de suite, nous rencontrons une grosse difficulté : si l’on exclut les cas où quelques aspects sont les mêmes que ceux d’une autre entité, tels les aspects en cause dans la ressemblance, le même-identique est unique, il est le seul. Comment s’identifier à telle ou telle entité sans qu’il y ait disparition ? Qu’elle disparition ? Celle de l’une ou de l’autre afin qu’il n’y en ait qu’une. L’entité à laquelle une autre entité s’identifie, se substitue-t-elle à cette autre, ou l’entité qui s’identifie à une autre, se substitue-t-elle à cette autre ? Dans les deux cas, il est question de se substituer à l’autre, donc de prendre sa place. On serait tenté de dire qu’il ne s’agit pas de substitution mais de mélange. Quand on mélange des choses, on les combine dans une composition, laquelle est constituée de plusieurs éléments qui, la chimie nous l’apprend, peuvent devenir indistincts. Avec le mélange, nous nous retrouvons dans le monde de la ressemblance et des apparences. Devenir identique ne consiste pas à se satisfaire des ressemblances de quelques aspects. Selon la logique traditionnelle, on fait référence à la « pénétration « . Mais qui pénètre qui ? L’usage, en ce qui concerne l’identification du comédien, emploie deux expressions divergentes : soit le comédien est possédé par son personnage, soit il entre dans la peau de celui-ci. Notons que ces deux expressions renvoient à des esprits différents. Le personnage qui possède évoque plutôt un esprit religieux, en référence aux manifestations de possession (référence traditionnellement négative, car l’on était plutôt possédé par le démon), tandis que le comédien qui entre dans la peau de son personnage évoque plutôt un esprit de constructeur (référence, à notre époque, positive, car la construction est un acte de maîtrise et de liberté). Il n’en reste pas moins, que, pour l’instant, j’éprouve le plus grand mal à préférer une expression, plus que l’autre. D’ailleurs, le problème tel que je viens de le poser est mal posé. De quoi parle-t-on, de s’identifier à n’importe quelle entité ou de s’identifier à un personnage ? La différence est énorme, même si l’identification au personnage permet de mieux comprendre l’identification en général. Cette identification au personnage est propre au théâtre, et ce propre théâtral témoigne du propre de la matière.
Se « substituer à » ne consiste pas à supplanter et à supprimer. Quand on se substitue à ceci ou cela, on le remplace à certaines fonctions, certains rôles et dans certains endroits. Ce à quoi l’on se substitue n’est pas « liquidé », il reste à l’écart. Un tel écart est mal reconnu par le positivisme qui veut que les entités soient tangibles et sous les yeux (sous les oreilles et sur la peau). Pourtant la reconnaissance de cet écart est fondamentale si l’on veut mieux comprendre la matière. Il s’agit de l’écart « entre » matière matérielle et matière immatérielle. J’ai entouré « entre » de guillemets car la matière immatérielle se tient dans cet « entre » qui, malheureusement n’est pas perceptible comme l’antre du fauve. Quand on se substitue au personnage, on ne se substitue pas à une personne, ou une chose, existant dans notre monde tangible. Même si ce personnage est la représentation d’une personne ou d’une chose dite réelle. Car, il n’est pas question de tuer untel en s’identifiant à lui – encore qu’il faille commencer à comprendre que certaines identifications soient des prémices de meurtre. On s’identifie à untel, parce qu’on s’identifie à son personnage, à la représentation que l’on en a. Les êtres vivants, surtout ceux dotés d’un cerveau, s’identifient à des personnages qui se tiennent dans leur tête ou seulement dans leur sensibilité. A leur stade d’évolution, le processus d’identification se déroule parmi leurs représentations internes. Les sociétés s’emploieront à externaliser les identifications « tolérables » au travers de comportements, de fêtes et de cérémonies (manifestations collective ayant pour but de valoriser la respect dû à la royauté, à la République et à la divinité). Mais, au départ, le processus identificatoire est interne.
Un théâtre se tient en interne pour ces formes composées que sont les êtres « dits vivants ». Ce théâtre se déroule au plan de la matière immatérielle non tangible. On détient une représentation du personnage, donc un ensemble de formes (immatérielles) et on la confronte à la représentation plus ou moins consciente que l’on a de soi-même, donc à un autre ensemble (qui, soi-disant, serait nous-même) de formes.
Le processus d’identification conduit à ce que la représentation que l’on a de soi, se substitue à la représentation que l’on a du personnage. Je dis se substitue et non supplante ou supprime. On se substitue quand on remplace dans une fonction, un rôle et un endroit un autre qui se retrouve à l’écart, mais qui ne disparait pas radicalement – une apparence peut se cacher ou être cachée. On a voulu consciemment et délibérément cacher l’apparence du comédien et, pour ce faire, on l’a masqué. Sans oublier qu’à l’époque antique, le masque remplissait aussi la fonction d’amplifier la voix, afin qu’elle porte dans l’amphithéâtre. Un micro avant la lettre. La faiblesse de l’opération consistant à masquer l’apparence du comédien, est qu’elle s’effectue au plan externe et s’en tient à la signification, c’est à dire à la possibilité pour le spectateur d’identifier le rôle tenu par le comédien. Pour le théâtre de re-présentation, il ne suffit pas de se trouver identifié, il faut s’identifier (ce qui n’exclut surtout pas que celui qui s’identifie soit identifié). Quand l’acteur s’identifie, le public fait plus que l’identifier, il commence à s’identifier à son tour et à ressentir les émois du personnage. C’est ce phénomène que Brecht entend combattre, tant il serait une preuve d’aliénation. Pour Brecht, la désaliénation du spectateur commence par la désaliénation de l’acteur auquel il demande de jouer de façon « distanciée ». Cela fut considéré comme un enjeu politique essentiel. Malgré la finesse et la force de l’analyse de Brecht, il est permis de se demander si un enjeu politique majeur peut s’arroger le droit de remettre en cause le théâtre, tout en ne l’interdisant pas, mais en s’efforçant de faire partager par un plus grand nombre ce qui a le goût du spectacle sans être encore du théâtre. Toutefois, ma critique rencontre une limite évidente : peut-on tenir comme plus théâtral le spectacle verbal du « théâtre de boulevard » ? Honnêtement, je ne le pense pas (en disant cela, je ne souhaite surtout pas que « l’art du boulevard » disparaisse, comme je ne souhaite pas la disparition du théâtre brechtien, car je ne souhaite la disparition d’aucun art – surtout quand il apporte du plaisir à un large public).
Laquelle de la représentation que l’on se fait du personnage et de la représentation que l’on se fait de soi-même se trouve remplacée par l’autre ? Plus haut, j’avouais, pour l’instant, ne pas préférer, parmi les deux expressions « être possédé par le personnage » et « entrer dans la peau de son personnage », l’une plus que l’autre. Au plan de la réalité interne, il est difficile de trancher. Les deux ensembles de représentation interviennent l’un sur l’autre. Lequel remplace l’autre ? Cela me rappelle la difficulté de définir le verbe « investir ». D’un côté il consiste à « entrer en possession » et de l’autre, dans un langage militaire, à « encercler une ville ». Certes, on peut entrer en possession de ce qu’on a encerclé, mais encercle-t-on ce que l’on possède ? D’un point de vue macroscopique, à notre niveau, cela est probable mais cela n’est pas absolu. A notre niveau, mais au plan de la forme issue de l’éclatement Parentiel ? Différence fondamentale. On peut encercler cette forme, mais on ne peut pas la pénétrer, car elle ne présente pas d’externe et d’interne. Dans ces conditions, encercler reviendrait-il à pénétrer ? Il serait trop facile de croire dans une telle similitude ; la question est plus fine et complexe. Quittons le langage militaire et remarquons qu’encercler ne s’en tient pas à rester en dehors des murailles d’une ville. Il est possible d’encercler chaque parcelle de celle-ci (je ne quitte pas vraiment le langage militaire ; dans les guérillas modernes, l’occupant s’efforce de contrôler chaque habitat).
La notion d’encerclement se rapproche de la notion de scène. Celle-ci ne se contente pas d’être la partie du plateau qui se trouve sous les pieds des artistes. Elle est aussi l’air que l’on respire sur ce plateau et, encore plus, le déroulement des actes qui s’y déroule et, pourquoi pas, ce qui entoure la sensibilité des actrices et des acteurs. La scène les encercle !
Peut-on encercler quelque chose qui ne possède pas d’interne ? Qui, ainsi, ne possède pas d’externe. Ou, plus précisément, dont l’interne et l’externe sont une seule et même face ? Dans ce cas, qui est celui de la forme (initiale), en cernant « l’externe », on cerne « l’interne » ! Donc, en l’encerclant on semble en prendre possession. Je me suis permis de préciser « on semble », car ce qui est cerné, échappe en partie à l’investissement grâce à sa mise à l’écart, sa mise en coulisse. Au cours de histoire du théâtre dans le monde, quel que soit le style architectural d’une époque et d’une contrée, à côté, derrière, au dessous ou au dessus de la scène, il y a toujours une ou des coulisses. Le « théâtre de rue » – de plus en plus à la mode – n’est pas, contrairement au nom qu’il se donne en France, une »scène publique », mais une « scène sans coulisse ». On doit poser la question : théâtralement, cela existe-t-il ? Répondre du tac au tac qu’il s’agit d’une réalité, ne démontre pas que cette réalité soit théâtrale. On peut me rétorquer qu’ayant plus ou moins prétendu, que le fond (qui se trouve souvent à ses extrémités) de la matière est théâtral, je me contredis en jugeant que la réalité du « théâtre de rue » ne l’est pas. Au fond, cette réalité l’est, mais, à partir de son niveau apparentiel, elle ne l’est plus, même si son apparence en donne l’idée, la signification. Bien sûr, en son tréfonds, le théâtre de rue utilise une coulisse, ne serait-ce, dans la ville où il se produit, le hangar dans lequel il se prépare et range ses affaires civiles. Ne serait-ce, aussi, dans la tête de ses actants qui, au cours de leur prestation, ne manquent pas de s’y réfugier à quelques moments. La question de la coulisse est importante dans l’esthétique du théâtre. Pensons à ses nombreux spectacles où les comédiens attendent, sur la scène, au vu du public, leur tour de jouer en feignant d’être attentifs aux jeu de leurs camarades. Mais, il s’agit d’une coulisse fictive qui, naturellement, fait partie de la mise en scène. Il existe une autre coulisse – une vraie coulisse – dans laquelle ils se retrouveront tous. Je me souviens d’une des premières mises en scène de Patrice Chéreau au théâtre de Sartrouville. Il s’agissait de « Dom Juan ». Les dessous de la scène, où évoluaient les personnages de Molière, étaient occupés par des « machinistes » qui manoeuvraient ce qui était censé être la machinerie du théâtre. La critique, loua, avec justice, le beau travail de Chéreau, mais crut nécessaire de crier au génie parce que le metteur en scène montrait combien le théâtre classique avait pu se produire en exploitant les travailleurs manuels. Sauf que le « dessous de scène » était partie intégrante de la scène et que les travailleurs manuels étaient des figurants. Nous avions à faire à un spectacle qui n’était pas moins fictif que celui des personnages de Molière. La coulisse et les espaces techniques se trouvaient naturellement plus loin. On ne montrait pas la coulisse réelle. Ce qui est parfaitement normal, car le théâtre ne montre pas sa coulisse, de même façon que l’on ne perçoit plus les formes mises à l’écart lorsqu’on s’identifie. La coulisse est une des représentations invisibles de l’inconscient de la matière.
Vulgairement, on dira qu’on encercle une chose sans interne ni externe, quand on se met à sa place – on se met en scène -, c’est à dire quand on occupe la scène à sa place…que ce soit une scène d’espace ou de fonction. Une telle prise de scène sera radicale à la condition que la chose « remplacée » n’ait ni interne ni externe. Cette radicalité de prise de scène correspond à l’éclatement de l’autre qui se trouve repoussé en coulisse. Il est difficile de juger qui, de l’ensemble de représentations du personnage et de l’ensemble de représentations que l’entité a d’elle-même, se trouve mis à l’écart. Tout simplement, parce que ces deux ensembles de représentations sont composés de formes infiniment infimes. Certaines formes de l’un sont refoulées au même titre que certaines formes de l’autre. Ce n’est pas un mélange, mais une alternative. Nous l’avons déjà précisé : le mélange ne se produit que depuis le plan des apparences, avec la composition (laquelle peut être considérée, par les humains avec la chimie et la cuisine, comme un mélange).
S’identifier consiste, tant de la part de ce qui s’identifie que de la part de qui auquel on s’identifie, à prendre les scènes de certaines formes composant l’autre. On peut dire que, si une majorité de formes composant l’ensemble de représentations mentales que l’entité a du personnage, cerne et saisit une minorité de formes composant l’ensemble de représentations mentales que l’entité a d’elle-même, le personnage possède l’entité. Et inversement. Toutefois, cela reste relatif.
Il est important de préciser que dans le cas de la « possession », il n’est pas assuré que celle-ci soit une possession du seul personnage particulier. Une grande part de responsabilité relève de ce que je nomme le Personnage lequel, plus ou moins, distinct intervient dans les phénomènes de possession, théâtraux ou non. Et, dans le cas contraire, celui du « entrer dans la peau de son personnage », il existe un certain risque que le « s’identifier » ne s’accomplisse pas pleinement, la maîtrise constructiviste prenant le pas. Dans l’idéal, il faudrait un peu des deux, mais je reconnais exprimer un « voeu pieux ». En ce qui concerne nos mentalités et nos sensibilités, il n’est pas possible de prétendre qu’on parviendra à « mettre un peu de ceci et un peu de cela ». D’autant plus que la qualité d’attention du public produit un gros effet sur l’actrice et l’acteur. Nous ne nous trouvons pas au sein d’une cérémonie de possession ni, non plus, penchés sur une table de travail : la volonté théâtrale et spectaculaire existe, et cette volonté, qui est une preuve de liberté, se trouve renforcée par la qualité de présence du public. Une preuve de liberté ?! Oui par rapport aux identifications qui nous traversent plus ou moins consciemment au cours de notre vie. La pratique du théâtre est une pratique de liberté, non en raison des messages qu’elle délivre, mais parce qu’elle permet de s’identifier authentiquement et consciemment au vu de tous. Ce n’est pas du tout une démarche d’imitation, aussi talentueuse soit-elle, mais un témoignage du processus de re-présentation de la matière.
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Revenons à la forme elle-même. Mais pour nous, à notre niveau macroscopique et humain, qu’est-ce que ce même ? Nous ne saisissons que des formes composées et surcomposées depuis le plan des apparences. Et encore, les saisissons-nous ? Pourtant, nous sommes assurés de saisir des objets. Peut-être, mais leurs formes, la forme ?
La forme- objet que nous croyons saisir est le reflet que les éclats, accompagnant la forme après l’éclatement Parentiel, renvoient. Leurs reflets est tout autant ceux de la forme que ceux de certaines des autres formes qui environnent notre forme. Celle-ci est infinitésimale et notre perception la confond avec les formes infinitésimales qui la jouxtent.
Au cours de notre tentative de saisie, « apparaît » la matière immatérielle. Nous croyons repérer la forme d’un objet, en fait nous ne voyons-percevons rien de cette forme elle-même. Avant le stade des apparences, la matière immatérielle ne se « manifestait » pas (manifestation imperceptible !).
En fait, les objets, que nous saisissons, se trouvent entourés de matière immatérielle dans laquelle se cache la forme. Mais nous sommes, tout de même, persuadés de saisir quelque chose !! Ce que notre perception saisit est la multitude de reflets entrecroisés que renvoient les éclats de la forme.
La forme, elle-même nous échappe…nous croyons saisir la substance d’un objets alors que nous saisissons un effet de notre perception nourri par le croisement des reflets renvoyés par les éclats. Nous prenons cet entrecroisement pour de la substance.
Nous ne saisissons pas la forme elle-même ; à ce stade elle est devenue de la matière immatérielle, c’est à dire de la matière non tangible qui échappe à notre perception. La forme est donc devenue immatérielle. Ceci permet une définition : la forme est l’à côté de ce que l’on saisit.
Le vide – selon notre perception – commence avec la forme. Pourtant, du côté interne de l’objet nous ne percevons pas de vide, mais ce que nous appelons de la substance et de la consistance. Ce perçu est effectivement un travail de notre perception qui se coordonne avec les reflets renvoyés par les éclats accompagnant la forme dans la constitution d’une apparence.
La matière immatérielle porte et transporte les images que nous tenons (sans faire de différence) pour de la matière matérielle. Comme nous l’avons dit implicitement, cette matière matérielle n’est que la perception de l’entrecroisement d’images. Ce constat accorde un rôle fondamental à la perception dans l’effet de consistance. Celle-ci n’existerait pas sans la perception. Les perceptions étant différentes selon les espèces et les états de la matière, il n’est pas surprenant que chaque catégorie d’entité entretienne un rapport particulier avec la consistance. Ce qui sera consistant pour l’une, ne le sera pas automatiquement pour les autres. S’ouvre ainsi une autre vision physiologique des différentes matières et une question se pose : est-ce, pour une entité, sa perception qui déterminerait sa conformation physiologique ou l’inverse ? Un neutrino traverse un mur, quand nous ne le pouvons pas. Mais, objectera-t-on : un neutrino n’a pas de perception ! Est-ce si sûr ? De perception cervicale, cela est certain, mais de simple perception, dans la mesure où nous lançons la folle hypothèse : et si la matière était composée de perceptions ?
Comment concilier cette « folle hypothèse » avec celle de la forme ? Plus haut, j’ai affirmé que « l’être impliquait sa perception ». La perception ne se réduit pas à celle des entités composées qui bénéficient d’un cerveau. Elle commence bien avant, dès la moindre sensibilité. Il serait idiot de prétendre que la perception commence seulement quand on est capable de désigner un objet à la place de la moindre entité, et de décrire la composition de cet objet. La sensibilité n’est pas intellectuelle et les prémices de la perception sont sensibles.
La forme est émission et réception. Elle a tendance à se répartir en deux, mais chacune de ses deux parts est émission-réception, quitte à ce que l’une des deux se prenne plus pour une réception de l’autre, ou inversement. Le verbe pronominal « se prendre » signifie que l’on « commence », et que l’on « se met à ». Par exemple, qu’on se mette à sentir. Ceci sous-entendant de mettre ce début d’action sur le compte de « soi ». Un des filaments des prémices de conscience lequel se trouve porté par la sensibilité. En ressentant l’infime déséquilibre entre ses deux parts, la forme existe comme un premier pas perceptif. La forme est déjà une perception, c’est pour cela que nous ne la saisissons pas, car on ne saisit pas la perception. C’est elle qui nous saisit comme elle saisit la représentation de la chose. J’en conviens, il ne s’agit plus seulement d’une folle hypothèse, mais d’une hypothèse très folle. Voilà, pourquoi, au nom du théâtre, je me permet de mettre en doute la notion de création. Tout ne serait que re-présentation. La perception, étant un succédané d’un tel processus.
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Essayons, encore une fois, de revenir à la forme que nous voudrions saisir. Quand nous tenons un objet entre nos mains, nous ne saisissons pas sa forme (même si la représentation mentale que nous en avons nous le fait croire). En pressant un objet, nous traversons sa forme que nous jugeons externe. En la traversant, nous l’écartons – ou elle s’écarte – et nous pourrions penser que nous tombions sur les autres formes. En réalité, la contre pression que nous percevons vient de deux sources :
- le croisement des reflets renvoyés par les éclats des formes les plus proches de nos mains,
- la résistance produite par le croisement des deux faces de chacune des formes proches de nos mains. Le croisement des reflets donne, selon notre perception, l’impression de consistance. Le rapport de chaque entité avec la consistance est déterminé par ce croisement et sa perception.
La résistance « objective » vient de l’existence de et des formes. Il n’est nul besoin d’épaisseur pour que cette résistance minimum se manifeste. Elle est un effet d’être, quand bien même, la forme en question ne serait qu’une onde. Mais là, encore, la perception joue un rôle car elle reste insensible à la résistance de certaines formes. Quand elle y est sensible, elle la traduit en une espèce de structure à partir de laquelle s’agrègent les reflets qui donnent une apparence de consistance.
Mais que devient la forme la plus externe, que nous avons écartée en pressant l’objet ? On ne la perçoit pas tangiblement car elle est devenue, aux yeux de notre perception, de la matière immatérielle. L’écart entoure tous les objets que notre perception nous permet de percevoir. La matière immatérielle compose cet écart.
Entre chaque forme qu’une entité repère (sans obligatoirement, en avoir conscience), sa perception éprouve la sensation d’une couche infinitésimale de matière immatérielle. Epreuve qu’elle ne communique pas directement à la conscience (si conscience il y a).
La forme échappant à toute pression est le symptôme du gigantesque obstacle qui se dresse devant la science et devant ceux qui cherche à comprendre l’existence de notre conscience. La science découvrira toujours de nouvelles apparences derrière celles qui ont court. Une apparence cache toujours une autre apparence, même lorsqu’elle masque le vide qui, lui-même, est une apparence. Le vide que nous percevons est de la matière immatérielle. Quand la science parvient à cerner une part de ce vide, celle-ci devient, pour la perception scientifique, de la matière matérielle, mais ce qu’elle ne perçoit toujours pas reste « immatériel ». On peut espérer qu’à force de chercher, elle cernera tout. Mais, que l’on pense à l’impossibilité, jusqu’ici, à déterminer de concert, la vitesse et la position d’une particule, c’est l’une ou l’autre. Quand on perçoit la matérialité d’une part de matière immatérielle, une grande part de matière matérielle que l’on percevait nous échappe, comme la forme échappe puisqu’elle est l’à côté de ce que l’on saisit. Franchir pareil obstacle, implique pour la science de faire un pas de côté. Ceci est loin d’être facile car on peut qualifier le n’importe quoi de « pas de côté ». Même si nombre de ses praticiens la disent encore incomplète, la physique quantique semble être un début susceptible d’apporter des ouvertures inattendues et enrichissantes.
En ce qui concerne une meilleure préhension de notre conscience, il me semble nécessaire de revenir à mes hypothèses de base sur la forme : elle a tendance à se plier en deux et chacune de ses parties bénéficie de la qualité conjointe d’émission-réception. Avec l’infime déséquilibre existant entre ses deux parts, chacune devient sensible à l’autre. Cela permet le début de la sensibilité, mais celle-ci fait que chaque part considère l’autre, en faisant « l’impasse sur elle-même ». Je disais que la forme s’échappe, c’est à dire à nous qui voulons la saisir, mais elle commence par s’échapper à elle-même. Et ce qui échappe à l’une des parts qui considère l’autre, c’est elle-même. Le récepteur ou l’émetteur ne parvient pas se situer lui-même. Il ne sait pas qui il est. En raison de sa considération à l’endroit de l’autre, il est sensible à l’existence de ce quoi que ce soit, mais il n’est pas sensible au fait d’être lui-même. Ce lui-même lui échappe à lui-même, et cette échappement correspond à la logique de la forme.
Mais l’on s’échappe depuis les deux parts de la forme et ces deux échappements peuvent se rencontrer. Je ne dis pas qu’ils se rencontrent obligatoirement, ils le font aléatoirement. Ensuite, leur rencontre ne se déroule pas, non plus, de la même façon. Soit les deux échappements se mêlent et cela ne les introduit pas dans une logique de conscience mais, plutôt de sursensibilité – ainsi qu’on en fera le constat chez certains végétaux. Soit, ils participent à un processus de composition, lequel est beaucoup plus proche de ce que sera un type de conscience. Il est évident que cette rencontre, si elle a lieu, essuie une grosse perte, particulièrement avec le processus de composition. J’émets l’hypothèse que dans le cas du « mélange », on se dirige vers une grande sensibilité et un inconscient sans conscience, tandis que dans le cas de la composition, on aille vers une conscience plus acérée et plus refoulante. Ces différences dépendent des catégories de matière, donc des types d’entités.
On se méprendrait si l’on voulait voir, dans ces processus aléatoires, la preuve que la forme est un substrat d’intelligence qui recèlerait un dessein supérieur. Certes, la matière n’est pas stupide ainsi que le puritanisme religieux et, à l’inverse, le matérialisme réducteur ont voulu, volontairement pour le premier et involontairement pour le second, nous le faire croire, mais elle ne prétend pas être, comme certaines de ses infimes parts, selon des circonstances particulières, une « intellectuelle. Ainsi qu’elle l’a toujours fait, elle continue d’exister grâce à des manières simples qui, à l’occasion de rares combinaisons, peuvent, l’espace d’un instant – qu’est-ce que la durée de l’histoire humaine ? – donner à quelques apparences, l’apparence de ce qu’elles appellent, pour s’en flatter, l’intelligence.
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Mon hypothèse que la forme, née après l’éclatement Parentiel, puisse, en chacune de ses deux parts, bénéficier de la double qualité démission et de réception, rencontre un exemple dans le monde des apparences, le nôtre. Il s’agit de ce qu’on a appelé les « neurones miroirs ». Il faut rester très prudent, vis à vis de cet exemple, d’abord parce qu’il a encouragé les spéculations hasardeuses de nombre de scientistes, ensuite parce que cet exemple est loin de s’étendre à tous les cas. L’éventuelle existence des « neurones miroirs » fut avancée, en 1996, par le neurologue de l’université de Parme, Giacomo Rizzolatti. Cette « découverte », très contestée, peut s’exposer ainsi : dans le cortex moteur de deux sujets – primates ou humains – un même neurone est excité quand l’un exécute une action, tandis que l’autre l’observe. La représentation de celui qui agit sensibilise le même neurone chez son spectateur. A supposer que cette « découverte » finisse par être démontrée par d’autres autorités que celles de l’université de Parme, une réflexion inattendue se mettrait en route. La sensibilité de la perception ne se trouverait plus cantonnée sur le versant passif de l’activité – ce qu’à vrai dire, elle n’a jamais été vraiment puisqu’on reconnait une part d’activité au fait d’observer. Inversement, l’action ne serait plus cantonnée au seul versant actif, puisque, non seulement on perçoit sa propre action, mais aussi l’effet qu’elle produit sur le spectateur. Autrement dit, on agit en percevant et l’on perçoit en agissant. La perception se déploie selon un angle plus large.
Cette réflexion serait d’autant plus inattendue qu’elle conduirait à admettre que l’échange émission réception ne se déroulerait plus entre un externe et un interne. Il se tiendrait sur une même branche, une même forme, une même partie de la forme. L’action a beau s’accomplir à l’extérieur de l’observation, cette dernière est une observation interne, puisqu’elle consiste à observer une représentation. De même, l’observation a beau se tenir à l’extérieur de l’action, celle-ci déclenche une sensibilité interne excitée par la représentation que l’on a de sa propre action et la représentation que l’on a de son effet sur l’observateur. Dans les deux cas, il s’agit d’une scène interne au cours de laquelle s’accomplit la perception de représentations. Cette scène serait la même, pour chaque entité extérieure à l’autre. On peut agir parce que l’on peut percevoir et réciproquement.
Chaque part de la forme serait la scène de cette perception (action). Cela remettrait en cause l’extériorité de l’une par rapport à l’autre, de l’action et de sa perception. Nous aurions à faire à un saut considérable dans notre conception de la « causalité « qui repose sur l’extériorité du sujet et de l’objet. Ce saut surprenant serait dû à l’attention nouvelle portée sur le rôle des représentations lesquelles redoublent tout ce que nous croyons considérer directement. L’attention nouvelle portée à l’endroit des représentations changerait notre considération vis à vis du monde dans lequel nous vivons. La relativité introduite par rapport aux notions d’extérieur et d’intérieur pousserait à penser ce monde plutôt comme un mental que comme l’exposition d’éléments extérieurs les uns aux autres. Certes, ce n’est pas une pensée nouvelle et beaucoup de croyances entendent que les choses soient mêlées et solidaires. Mais, sauf à imaginer un univers réduit à une seule pensée, si ce n’est une seule intelligence, on n’a pas pour habitude de le voir comme le phénomène d’une mentalisation. Ceci pour la simple raison que nous associons toujours une mentalisation à un sujet. On confond mentalisation et intelligence d’un sujet qui, dans ce cas, ne peut tenir qu’une place supérieure. Une mentalisation est une élaboration. Elle n’a nul besoin d’être consciente et subjective. Une élaboration sans projet en quelque sorte. Difficile, à notre esprit, de l’admettre, tant nous refusons de constater que le « projet » est un ressaisissement que la matière n’a pas, à chacune de ses guises, programmé. L’être humain prête à la matière ce qu’il conçoit. Certes, la matière y est pour quelque chose, puisque l’être humain en fait partie intégrante, mais on ne me fera pas croire que les parents soient conscients de toutes les intentions et tous les « actes manqués » de leurs progénitures. Bien sûr, la psychanalyse nous a appris que l’inconscient des parents avait une grande influence sur l’inconscient des enfants. Mais, justement, il s’agit de l’influence de l’inconscient et non de celle de la conscience. Encore que celle-ci joue un grand rôle dans le comportement de ceux qui nous succèdent. Mais, il s’agit, avant tout, d’inconscient et celui des parents est déterminant dans le comportement explicite et implicite qu’ils ont vis à vis de leurs enfants. Si je conteste la moindre conscience générale à la matière, je n’exclus pas qu’elle ait un inconscient, à la condition qu’on ne fasse pas de celui-ci une instance unifiée et subjective. Si la matière est une mentalisation, elle est une mentalisation d’elle même et non d’un esprit extérieur. Cela n’en fait pas un sujet identique à l’humain chez qui la mentalisation, comme chez beaucoup d’êtres vivants, en est arrivée à produire une conscience à laquelle, d’ailleurs, maintes sociétés ont adjoint une raison et qui s’est empressée à des ressaisissements avides de nourritures et de projets.
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Je tiens, pour conclure ce chapitre, à parler quelques instants de la forme de la forme. Ce ne sera là qu’une hypothèse et une éventualité. Trop marqués par le symbolisme prétendument viril de notre société, nous éprouvons quelques difficultés à nous débarrasser de l’image d’une baguette ou d’une badine pour représenter la forme. Sous le prétexte qu’une forme ne se tient pas en un seul endroit, nous nous attendons à ce qu’elle ait une certaine longueur pour entourer quelque objet. Comme il nous est impossible de saisir une forme de façon tangible, sauf si nous la dessinons, nous nous représentons un bâton très fin, à l’opposé d’un tronc d’arbre. Mais la finesse que notre imagination lui prête, n’exclut surtout pas une raideur qui, je suis gêné de le remarquer, rappellerait la raideur souhaitée chez le membre masculin. Scientifiquement, rien de tout cela n’est affirmé ni démontré. D’autant qu’en évoquant une longueur nécessaire pour s’enrouler autour de quoi que ce soi, nous oublions qu’il est question de mesures infinitésimales par rapport à notre niveau macroscopique.
Pourquoi la baguette et la badine seraient-elles indispensables ? Elles sont un trait faisant référence à une symbolique phallique qui, en l’occurence, ne présente aucune nécessité. Plutôt que le trait, pourquoi pas le point ? Je suis attiré par ce terme car il vient du verbe latin piquer (pungerer). Lorsqu’on pique, on perce, ce qui, en français, sert de métaphore à « apparaître ».
Mais qu’est-ce qui perce ? L’apparence, avec l’éclatement d’une forme précédente. Et qu’est-ce qu’on perce ? Pour livrer la réponse, il est besoin de remettre en cause la vision préhistorique que l’on a de la soi disant « naissance » de la matière. Il faut arrêter de s’imaginer qu’il y avait d’abord Rien, puis, tout à coup, après une intervention divine, ou celle d’un big bang ( cela ne m’empêche pas de m’incliner devant les recherches de Stephen Hawking), ou encore d’un rebond ( les hypothèses faites quant à un éventuel rebond quantique attisent ma curiosité), un fourmillement d’énergies qui, en se refroidissant et s’organisant, donne naissance à la matière que nous nous efforçons de connaître.
Rien serait le néant, mais ce qui néantise réellement, c’est, au contraire, la matière. Elle est, parce qu’elle est la négation du néant. Il faut modérer les déclarations de certains humains qui prétendent penser le néant. On ne le pense pas, pour la seule raison qu’il n’y aurait Rien à penser, la pensée, partie intégrante de la matière qui est en n’étant pas le néant. Nombre de remarquables intelligences on confondu le néant avec le vide ou la négation, qui n’en sont que les métaphores. Etranges métaphores qui sont les métaphores de Rien. Comme des copies qui ne copieraient rien. Ces copies sans modèle ouvrent la réflexion sur la signification dont l’humain a toujours voulu, à l’encontre de toute réalité, qu’elle renvoie à un modèle originel.
Au théâtre on se donne une idée du néant en tendant une toile bleu sombre, derrière laquelle on allume des petites lampes dont les rayons perce la cette toile comme les étoiles percent l’infini du ciel. On me dira qu’il ne s’agit pas d’une évocation du néant mais d’une représentation du cosmos. Dans la tête de ceux qui installent ce dispositif, c’est parfaitement exact, mais leur tête n’est pas seulement habitée par une conscience : quelque part, leur mental est persuadé que la lumière des étoiles traverse un vide proche du néant et vient se rappeler à nous, en dépit de celui-ci. Que notre pensée mette bas cette toile que perce la lumière ! On ne peut tisser aucune toile pour le néant. La toile existe, c’est de la matière comme les faisceaux des lampes qui le sont au même titre que le soi-disant vide qui nous sépare d’eux.
Les points ne traversent pas le néant ainsi qu’on traverse une toile. Ce que percent les points, c’est la toile des apparences, la multitude d’apparences qui sont déjà là. « Déjà », cet extraordinaire adverbe qui évoque ce qui, non seulement « précède », mais se tient encore « maintenant « . Tout est déjà là, parce que tout ce qui se produit, se produit « après-coup ». Les points ne surgissent pas dans un monde vide, leurs piqures percent ce qui est déjà là. Notre vision historique du monde décrit l’évolution des apparences, mais lui échappe la base du processus de re-présentation, base constante, jusqu’aux extrémités des choses – limites que nous avons inventées en nous focalisant sur la notion de centre que nous avons très rapidement associée à l’idée d’origine. Certes, dans le monde des apparences, le nôtre, les choses ont souvent tendance à se développer à partir d’une graine minuscule, mais nous oublions que notre regard est macroscopique et qu’à l’échelle des particules et des ondes, il y a proportionnellement des espaces immenses et que ce que nous tenons pour un minuscule bouton peut, à ce niveau, être une courbe qui nous semblerait infinie.
La plupart des conceptions scientifiques contemporaines sur le fond de la matière, semblent se référer à la notion de tissage. D’abord est-on certain que la matière ait un fond ? Cette notion de fond s’acoquine au mieux avec celle d’origine. L’idée du tissage est une très belle image, il n’empêche, que ce soit un chevauchement de fils, d’anneaux ou d’éléments flexibles, il restera toujours la question du vide qui se tient entre les mailles. On peut répondre à cette question en me renvoyant mon hypothèse de matière immatérielle pour expliquer que celle-ci comble ce vide.
Mais, cette matière immatérielle est-elle tissée à son tour ? Pourquoi pas ? Malheureusement, le tissage sur tissage ne supprimera pas les vides infimes entre les mailles : notre regard inattentif ne perçoit pas les vides de nos pull-overs les plus chauds. Comparer la matière à un chandail ne résout pas le problème du vide, lequel, plus qu’un vide, ne serait autre que le néant. Peut-on se trouver adjacent à celui-ci ? Cela voudrait dire, être adjacent à une autre surface, alors que le néant « n’est » rien. Le tissage sur le tissage passe outre la question du fond sur lequel il s’effectue et sur lequel se présente l’objet qu’il a conçu. Qu’on le veuille ou non, on ne saurait effacer la constante question du fond. A la base de la matière, il n’existe qu’un « fond », c’est à dire un horizon continu : celui constitué par le voisinage et la superposition des apparences. Paradoxalement, le fond de la matière ne se tient pas à son processus de base qu’est le processus de re-présentation et, ce dernier – qui devrait être le premier – ne se déroule pas dans un impossible « vide néantique ». Il se déroule au travers d’une scène, celle des apparences.
Il n’y a pas de matière sans « scène » et celle-ci est toujours « déjà là ». Le point perce et surgit au travers de la scène des apparences. Le théâtre l’a toujours su, ce pourquoi il se perpétue au travers de répétitions et de représentations. L’expression « le spectacle continue » lancée par les gens du spectacle après un accident, aussi grave soit-il, traduit exactement la qualité de perpétuité de la re-présentation. Le spectacle continue, comme il n’a jamais cessé de se produire. Dans notre monde, il existe des interruptions imposées par les aléas heureux et douloureux de notre vie quotidienne, mais ce ne sont que des interruptions au niveau apparentiel, le processus se poursuit à un autre niveau et ne fait pas relâche.
Un point n’a ni surface ni volume, ceux-ci n’existent qu’à partir du niveau des apparences. Encore une fois, je tiens à souligner que l’expression « à partir du »n’indique pas une position temporelle. Le niveau apparentiel ne se met pas à exister au lendemain des éclatements Parentiels. Les formes, en l’occurence les points, paraissent sur les scènes des apparences déjà là. Le théâtre ne tient pas compte d’une quelconque origine, ce qui lui permet d’user et de servir toutes les mythologies avec « sincérité ». Quand nous voulons placer un point sur un schéma, nous employons une représentation réalisée grâce à un minuscule rond plein. Nous sommes conscients qu’en dessinant cette brève figure, nous ne touchons pas la réalité du point. Dans notre monde, elle n’existe que par la réalité de sa représentation. Toutefois, nous sommes persuadés de rencontrer des formes réduites, allongées ou circulaires lorsque nous regardons ou saisissons des choses. Certes, ce ne sont pas leurs formes les plus externes que nous rencontrons, mais pour nous, c’est du pareil au même. En revanche, il n’en n’est pas de même pour le point. Pourtant, toutes ces formes que nous prétendons percevoir, nous les dessinons à partir du point. Il est le lieu de passage entre la matière immatérielle et la matière matérielle, comme il fut la frontière entre l’une et l’autre, quand elles se sont séparées au plan des apparences.
Je choisis le point comme forme de la forme, en raison de son ambiguïté : au plan des apparences, cette forme disparaît. Certes, les reflets des éclats qui l’accompagnent à l’issue des éclatements Parentiels, permettent de lui prêter une surface, un volume et une consistance. Un tel apport (fondamental dans la croyance en l’existence du continu de la matière, en dépit de son caractère discret), se traduit par le travail des perceptions, lesquelles sont déterminantes dans les différentes compositions physiques des différentes entités.