V- Qu’est-ce que l’identification réflexive ?
S’identifier ne se limite pas à imiter consciemment l’allure et les tics d’un modèle comme s’y emploie un mime et d’y ajouter des expressions verbales comme le font les imitateurs. Certes, beaucoup d’entre nous adoptent certains traits physiques et verbaux d’une autre personne mais, lorsqu’il ne s’agit pas de moqueries, la plupart du temps ces copiages sont involontaires et relèvent de l’inconscient. Même si l’on ne manque pas d’être lucide quant à notre intérêt – positif ou négatif – vis a vis de tel ou tel, on ne se rend pas compte de l’influence exercée par ceux-ci sur notre comportement et nos opinions. Au sujet de ces dernières, nous pouvons toujours prétendre qu’elles sont le résultat d’une libre réflexion, mais libre jusqu’à quel point ?
Soulignons la dimension inconsciente de ces imitations involontaires. Cette dimension, qui échappe à notre conscience, est une des racines de la faculté de s’identifier. Je dis bien « S’identifier » et non « identifier » car l’identification réflexive pose un problème plus profond. De plus, la seule reconnaissance des caractéristiques d’une autre personne ne peut s’effectuer qu’à partir d’une impression minimum d’être soi-même. Minimum parce que le foetus ne bénéficie que de prémices de conscience. Il ne suffit pas de disposer des compétences d’un instrument de mesure pour être observateur, encore faut-il qu’une instance vacillante et préconsciente, qui se rapporte à un « nous » hésitant, observe. Sinon, aucune mesure ne sera enregistrée. A cette condition, l’enregistrement ne sera pas celui de la mémoire, arrière cour de la conscience, mais celui d’une mémoire plus reculée, celle de l’inconscient.
Sans jamais le dire netttement, on est persuadé de s’identifier en s’appuyant sur la conscience, mais le théâtre pense autrement : ce serait plutôt en nous identifiant que nous concourions à l’établissement de notre conscience. Identifications pour la plupart masquées, de même façon qu’on oublie les briques de la maison qu’on habite.
Mais comment s’identifie-t-on ? D’un côté les psychanalystes et de l’autre les spécialistes des sciences cognitives essaient d’investir ce mystère. Les uns traquent – avec succès – les identifications du bébé, ce « père de l’homme », tandis que les autres attendent la réponse de nos organes et vont jusqu’à se pencher sur nos gènes et notre ADN. Leurs interrogations et leurs recherches suscitent notre admiration, d’autant plus qu’elles ont remodelées nos connaissances trop routinières. Nous n’allons pas traiter de psychanalyse ni de science cognitive pour la simple raison que nous n’en n’avons aucunement les compétences. En revanche, nous nous permettrons de vous soumettre des hypothèses issues du point de vue que nous développons depuis le théâtre.
Il est nécessaire de vous prévenir : notre point de vue théâtral n’est pas littéraire. Nous reconnaissons, bien sûr, la richesse exceptionnelle que la littérature a, en Occident, apportée au théâtre, mais, réciproquement, le théâtre fut longtemps une belle opportunité pour les écrivains. Notre regard et notre écoute s’efforcent de franchir la barrière des mots (ainsi que des notes de musique et des pas imposés par les danses), pour retrouver ce qui permet le jeu du théâtre, lequel témoigne du jeu qui meut la matière. Un tel jeu est, avant tout, pratiqué par l’actrice et l’acteur et, contrairement à un art (que n’est pas le théâtre), ne demande pas de « faire » (une récitation, un saut périlleux, une suite de notes ou de pas, une peinture…) mais de tenter d’être. Afin de ne pas vous tromper, nous rappelons, tout de suite, que certaines théories, comme celle de Bertolt Brecht avec son « effet de distanciation », ne croient pas, ou réprouvent que l’actrice et l’acteur soient autre qu’eux-mêmes au cours de l’interprétation.
Soyons clairs : pour nous, le jeu théâtral ne se réduit pas à raconter et illustrer. Il est efficient à condition de solliciter, jusqu’à le mettre en cause, l’être même des personnes. De quelle façon ? En s’identifiant. Pareille position risque de paraître réactionnaire et de subir les foudres de la mode et du « politiquement correct ». C’est un contresens que de tenir pour néfaste une attitude qui entend ne pas sacrifier la spécificité du théâtre. S’identifier, rétorquera-t-on n’a rien de spécifiquement théâtral ! Semblable objection mériterait attention si, de nos jours, elle ne s’étendait pas à presque tout : tétanisés par quelques groupuscules identitaires, les directeurs d’opinion interdisent qu’on parle d’identification. D’où le malentendu qui traverse le monde intellectuel. Ses leaders ne prétendent pas exclure les psychanalystes de leur milieu, pourtant ceux-ci passent leur vie à se pencher sur les identifications des patients. Personne ne soulève ce hiatus, de même façon que nombre de ces patients lisent avec admiration les ouvrages des procureurs de l’identification.
Avant d’être le temple de la rigolade ou, à l’opposé, la tribune du « bien penser «, le théâtre est le laboratoire du « s’identifier ». Assommé par les sketchs à « se taper sur les cuisses » ou par les sermons qui agrémentent les séances de dénonciation, on oublie ce lien avec l’identification et l’on a un mouvement de recul quand on cherche à nous le remettre sous les yeux. Quoi, les acteurs entreraient en scène pour s’identifier ?! Bien sûr que non ! Ils se précipitent sur le plateau pour nous faire rire ou nous faire entendre ce qu’on doit penser ! Et voilà : nous jetons l’identification aux oubliettes, bien qu’au fond de nous-mêmes, on soit persuadé qu’elle nourrit le théâtre ; mais on en est tellement persuadé qu’on en a plus conscience et qu’on n’hésitera pas, en hurlant avec les loups, à dénoncer une conviction aussi douteuse. Il est d’autant plus difficile de remettre l’identification en scelle que cela reviendrait à lever le lièvre d’un sentiment inavoué comme on lâcherait un gros mot dans une assemblée « bien élevée ».
Le jeu théâtral dévoile les ressorts de l’identification. D’abord, le théâtre, existant grâce à la faculté de l’actrice et de l’acteur de faire naître un monde, nous prévient qu’identifier ne serait pas possible sans s’identifier. Ensuite, il nous montre que « s’identifier » consiste à s’identifier à un personnage. A partir de là, se développe un dispositif inattendu que seul le théâtre, avec les personnages que l’on joue, permettait de soupçonner :
- quand on s’identifie à un personnage, on prend sa place,
- depuis cette nouvelle place on peut non seulement s’observer
- mais aussi s’identifier ; il s’agit de l’identification du personnage à son acteur.
On ne pense pas à pareille identification qui nourrit la personnalité de l’actrice et de l’acteur, pourtant on a souvent envisager, quitte à la maudire (Brecht), une éventuelle possession de l’acteur par son personnage. Le terme de « possession « est hérité des phénomènes de possession qui surgissaient au cours des choeurs dionysiaques dans les campagnes de la Grèce antique (avant que les Cités ne parviennent à plus ou moins les dompter au moyen, entre autre, de la Tragédie). Plutôt que d’hésiter entre l’acteur « entrant dans la peau de son personnage » et « l’acteur possédé par celui-ci », il est plus juste de parler d’ « identification réciproque ».
Cette identification « réciproque » est aussi réflexive. Elle contribue donc à l’évolution mentale de l’être vivant qui y participe. La psychologie et la psychanalyse ont fini par la prendre plus ou moins en compte. Certes, non pas en comprenant les nuances du dispositif théâtral avec le personnage, mais en faisant appel à un objet, le miroir. En 1931, le psychologue Henri Wallon note le rôle du miroir dans la formation psychologique de l’enfant. Il appelle cela « test du miroir ». Plus tard, Jacques Lacan, Donald Winnicott ainsi que Françoise Dolto introduisirent cette idée, sous l’expression « stade du miroir » dans la théorie psychanalytique. Face au miroir, l’enfant croit d’abord avoir à faire à un autre. Avec lequel, d’ailleurs, il tente de nouer un contact. Puis, peu à peu, découvrir qu’il s’agit de la représentation de son corps suscite la naissance de la conscience de soi. Certes, dans la vie courante, l’enfant fait souvent l’expérience de son reflet avant de rencontrer le fameux miroir, mais le stade du même nom est une convention pour situer un saut important dans son évolution mentale. La conception trop spéculaire du rapport de l’enfant à son image, passe sous silence un élément fondamental que seul le théâtre nomme dans son dispositif. L’image de l’enfant portée par le miroir tient lieu de personnage. Au départ, le personnage n’est pas « nous » et, justement, l’enfant croit voir un autre que lui. Progressivement et de façon concomitante, l’enfant, s’identifiant à cette image-personnage, en prend la place depuis laquelle il peut s’observer et retrouver les parties de son corps. L’identification réciproque est réflexive, ce qui constitue une faculté essentielle de la conscience dont les philosophes nous apprennent qu’elle « se prend elle-même pour objet ».
Que l’on puisse s’observer depuis le personnage auquel on s’identifie paraîtra invraisemblable. Surtout si l’on ne croit pas à l’existence des personnages et puis si l’on ne sait pas exactement ce que « s’identifier » recouvre. A la première incrédulité nous opposerons ceci : les personnages de romans, peintures et sculptures, ainsi que ceux dont on raconte les aventures, sont des artefacts dont l’existence n’a rien de matériel, mais ce n’est plus le cas sur scène dés qu’on les joue en s’identifiant. Et face à l’ignorance, quant au processus du « s’identifier », nous apportons les précisions suivantes : « s’identifier « consiste à « prendre la place.» Mais pas celle de n’importe quoi, la place d’un personnage. Si l’on nous fait remarquer que beaucoup croient s’identifier plutôt à une personne vivante, nous soulignons qu’on s’identifie toujours à un personnage et que s’identifier à quelqu’un de vivant revient à s’identifier à son personnage car nous percevons toutes les entités au travers de leurs personnages. C’est le cas pour l’enfant du stade du miroir. L’image qu’il perçoit dans le miroir est un personnage auquel il va s’identifier et qui, à lui, s’identifiera.
Quelque chose de « non vivant » pourrait s’identifier à nous ? Certes, se coller à nous, tel un ruban adhésif ou une feuille poussée par le vent c’est entendu, mais s’identifier ! Et bien, à notre avis, dans la matière, « coller » est un pas vers l’identification. Nous considérons que le « clinamen » – attribué à Epicure – selon lequel certains atomes, parmi tout ceux qui tombent dans le vide, en déviant de leur chute verticale et en s’entrechoquant composent les entités de base de la matière, est non seulement une théorie constructiviste mais évoque aussi le prélude du processus d’identification. Peu ou prou, on s’identifie à ce dont on se rapproche et l’on se rapproche de ce à quoi on s’identifie, même si ces rapprochements déclenchent aussi des rejets entre des forces qui se repoussent – lesquelles font parties des équilibres identificatoires. De plus, l’identification n’est pas réservée aux mammifères et aux oiseaux ; j’ai déjà osé le dire : la matière s’identifie – ne serait-ce qu’à elle-même.
Le plus inattendu dans tout cela est que « l’identification réflexive « esquisse les mouvements de la conscience. A bien y réfléchir c’est cohérent et logique, mais rassurez-vous, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que la matière la plus fruste est douée de conscience. Un inconscient suffit et c’est grâce à celui-ci que des personnages rudimentaires lui offrent la possibilité d’un minimum d’identification. A l’instar de la matière immatérielle qui les porte, ces personnages évanescents encerclent la matière élémentaire. Quand nous parlons d’encercler il ne faut pas entendre quelque chose d’extérieur, nous évoquons un enveloppement tant interne qu’externe. Toutes les entités se tiennent en interne de la matière et lorsqu’on parle d’extérieur on ne fait que désigner ce qui trouve en externe de telle ou telle entité. Sans oublier que ces entités sont discernées, donc instituées, par notre perception ; un autre système de perception discerne d’autres entités qu’il répartit autrement. La matière immatérielle encerclant les entités, les différences de repérage de celles-ci sont dues aux différences de repérage de la matière immatérielle par les différents types de perception.
D’une certaine façon, le monde dans lequel nous vivons part des perceptions. Il ne s’agit pas exclusivement des perceptions animales et humaines. La matière la plus élémentaire se perçoit. Certes, de manière moins complexe que chez les mammifères et les oiseaux mais, peut-être, de façon plus large et diffuse. Nous avons dit qu’après les éclatements Parentiels des anciennes formes, de nouvelles retombaient et qu’elles étaient déjà des perceptions. Rudimentaires et n’ayant pas encore la finesse de perception des espèces cervicales. A sa base, la matière perçoit mais, nous aurions envie de dire, sans intelligence. Une telle ironie ne serait pas à porter à notre crédit : lorsque nous parlons « d’intelligence », nous sous-entendons, sans le savoir, une instance réflexive et nous écartons aussitôt « l’intelligence d’enchaînement » de la matière qui, pourtant, la rend cohérente et continue. En fait, la réflexivité – qui nous échappe – renvoie déjà à une dimension consciente. L’intelligence d’enchaînement demande un minimum de réflexivité. Les matières s’enchaînent parce qu’elles se re-présentent les unes aux autres. Nous n’irons pas jusqu’à dire que la matière la plus fruste détient une intelligence cervicale, mais elle s’appuie sur un minimum de réflexivité qui prépare, dans l’univers, la naissance de quelques cas de conscience et d’intelligence comme nous l’entendons.
Une simple qualité matérielle, que nous tiendrions pour seulement technique, peut se transformer, sur un très long terme, en faculté exceptionnelle telle que nous avons la prétention de juger notre conscience et notre intelligence. Il en est ainsi de la réflexivité. De celle-ci à la conscience, il n’y a qu’un pas, fut-il immense. Mais ce pas nous trompe et certains membres de notre espèce se persuadent que la matière recélait un « dessein intelligent ». En replaçant une conséquence – parmi des milliards de milliards d’autres – à une soi disant origine, ils en font une cause, la cause de tout. Mais le théâtre ne croit à aucune origine – sinon celle de chacune de ses représentations et de chaque situation jouée par l’actrice et l’acteur -, il respecte toutes celles que les sociétés imaginent et s’apprête à les re-présenter en toute sincérité.
Quand nous traitons de réflexivité, nous pensons à la réflexion du miroir – notamment celle du stade du miroir.
Sans nous livrer à une poésie dérisoire, nous dirons que le miroir nous regarde. Les gens de bon sens nous répondrons, avec raison, que nous croyons qu’il nous regarde parce que nous le regardons. D’ailleurs, quand nous nous écartons de son axe, il ne nous suit pas du regard, il ne tourne pas la tête (!) Mais que nous soyons hors de son axe ne l’empêche pas de refléter une partie de la pièce où nous sommes, de même si nous quittons celle-ci. Il n’a pas besoin de nous pour regarder. On nous reprochera certainement de confondre regard et reflet. Mais le regard peut-il se passer du reflet ? Ce dernier est toujours le spectateur de quelque chose. Un spectateur regarde. Avec intention nous dira-t-on. Pas toujours. Mais, le fait de ne pas regarder volontairement n’est pas un manque « d’intentionnalité ». En prononçant ce terme nous voguons au large de la « phénoménologie ». Afin de présenter de façon succincte, son concept « d’intentionnalité », faisons appel à la définition qu’en donne le petit dictionnaire Larousse de la philosophie : « relation active de l’esprit à un objet quelconque ». L’esprit reste actif sans focaliser ponctuellement son regard et cela nuance la remarque de Franz Brentano, professeur d’Edmund Husserl (chef de file du courant) pour qui l’intentionnalité est un « se diriger sur ». Mais, on ne se dirige pas automatiquement vers tel ou tel objet avec une volonté déclarée. La direction d’une attention velléitaire peut être due à une faible attirance, une simple sensibilité perceptive. Certes, l’intentionnalité désigne une activité psychique, Husserl le constate : « l’intentionnalité devient une réalité psychique » et déjà Brentano disait que « tout fait psychique est intentionnel ». Mais, permanente et diffuse, l’activité psychique n’est pas systématiquement directionnelle. Elle se différencie de l’intention fixée – si ce n’est crispée – sur un objet ponctuel. La mobilisation en veille et l’attention, qui n’accorde aucune valeur particulière à quoi que ce soit, propres à l’intentionnalité, font que nous nous permettrons de la rapprocher de la « volonté de puissance », notion de Nietzsche que les nombreuses interprétations ne parviennent jamais à définir. Le reflet n’a pas besoin de l’intention aiguë d’un regard pour participer à la tension involontaire de la volonté.
Nous constatons que son reflet suffit au miroir pour être un spectateur actif du monde. En revanche, nous modulerons l’adjectif « actif », car l’efficience sensible du miroir rapproche plutôt son activité du fonctionnalisme que de l’activisme. Le miroir en bon état est, non seulement l’exemple d’un fonctionnement efficace, mais aussi l’exemple de ce qu’est une zone indécidable entre l’objet et le personnage. Le personnage qui se reflète semble importer, mais, sans intention subjective, le miroir a été déterminant dans cette élaboration. En réalité le personnage ne se reflète pas dans le miroir, c’est nous-mêmes qui le faisons, tandis que lui se reflète en nous-mêmes. Le miroir ne regarde pas, il se contente de voir. Mais sa vue est un témoin fallacieux qui rapporte de façon fictionnelle ce qui se passe. Elle prétend que nous nous reflétons dans le miroir, alors qu’elle substitue à notre reflet, un personnage auquel nous nous identifierons, qui nous observera et s’identifiera à nous. Elle va au plus simple, saute l’étape avec le personnage relai et conclut que nous nous regardons dans le miroir. Le témoignage de la vue du miroir a du bon sens, mais celui-ci est un énorme refoulement qui nous cache ce qu’en pleine conscience, nous découvrirons comme un brin d’intelligence chez la matière élémentaire.
La réflexivité, le personnage et l’identification – donc « l’identification réflexive »- sont les moyens qui, à très long terme, permettront la conscience. Ne nous illusionnons pas, malgré l’existence de tous ces ingrédients dans les parts de la matière, la conscience a peu de chance d’être très présente dans tout l’univers. Voilà pourquoi le témoignage du théâtre – de la possession primitive à « l’identification réflexive « – est fondamental.