La matière et son double – 6

Posted by on Nov 23, 2021 in Blog, La matière et son double

 VI- Que sont l’actrice et l’acteur ?

Ce sont des personnes. Pas exclusivement des personnes humaines. Beaucoup d’animaux jouent. Mais jouent-ils comme des acteurs ou de simples actants ? Bien souvent ces animaux « se prennent au jeu » et les chiens se mettent à mordre vraiment. Voilà une différence notable avec les acteurs humains qui n’abandonnent pas la fiction. S’il est dommageable, l’éventuel « passage à l’acte » des animaux démontre qu’ils ont été possédés par leurs personnages et la situation. Cet état, parfois regrettable, peut se comparer avec celui des actrices et des acteurs humains qui parviennent à s’identifier. Sauf que ces derniers ne débordent pas la fiction et que leur « passage à l’acte » ne devient pas « exécution de l’acte ». Cette nuance (vitale) montre que l’identification relève, avant tout, de la fiction et qu’il est nécessaire de ne pas la trahir afin de souligner son rôle primordiale : étonnante discipline qui demande de ne pas quitter un certain niveau pour bien montrer qu’il coiffe tous les autres. Quoi qu’il en soit, en dépit « d’exécutions de l’acte » dommageables, beaucoup d’animaux ont la capacité de s’identifier au cours de « passages à l’acte » fictifs, tels d’authentiques actrices et acteurs. Je ne parle pas ici des animaux de cirque qui sont des actants forcés. Le cas des chiens savants ne contredit pas ce constat : ils ne risquent pas de dévorer leur dompteur et ils effectuent leurs tours avec entrain, mais « ils ne se prennent pas pour des autres ». Ce ne sont pas des acteurs, mais des actants disciplinés, à la différence de leurs congénères qui jouent jusqu’à se battre.

Aux yeux du théâtre, toutes les actions élémentaires de la matière sont des « passages à l’acte » (qui ne sont pas filtrés par une intention et une conscience) fictifs et fictionnels – états basiques de la matière.

Ensuite, l’actrice et l’acteur sont des personnes qui, inconsciemment, témoignent du processus de re-présentation de la matière, donc, de la possibilité d’existence de celle-ci.

  • Comment y parviennent-ils ?
  • Grâce à leur identification.
  • En s’identifiant, comme les Parences ils éclatent des formes élémentaires de la matière, devenues intrinsèques à la matière immatérielle qui accompagnent leurs corps et leurs esprits.

Il ne suffit pas de croire s’identifier à quoi que ce soit, pour éclater des formes, à l’exemple des Parences à la base du processus de re-présentation. En tapant sur des bouteilles vides, on ne fait pas sauter le bouchon de champagne. Encore faut-il intégrer un dispositif de fiction et le faire pivoter de sa face fictionnelle à sa face fictive. Il s’agit de re-présenter un ensemble fictionnel en lui donnant l’allant fictif. Ceci rappelle qu’il ne saurait, à notre niveau, y avoir de théâtre sans des ensembles fictionnels tels qu’un texte verbal, une chorégraphie, une suite de didascalies physiques (notes de déplacements et de gestes), une partition lyrique. Et sans, non plus, que ces ensembles soient vivifiés par une force fictive. Il ne saurait y avoir de théâtre sans quelque chose à re-présenter, à plonger dans le flot fictif. Ce plongeon demande plus que du talent, c’est à dire plus que la maîtrise technique propre à la représentation de chaque type fictionnel (répliques, mouvements, danse et chant), cela implique la capacité de s’identifier, fut-elle inconsciente. Cette capacité n’est pas donnée à tout le monde et, malheureusement, l’entrainement et le talent ne parviennent pas toujours à en pallier le manque.

En accomplissant ce chemin, l’actrice et l’acteur du théâtre témoignent – inconsciemment – du processus fondamental de re-présentation de la matière. A toutes les époques, leur générosité les pousse à faire chorus avec les tendances politiques qui « moralement » prévalent et dont ils entendent témoigner sur scène. Ce faisant, avec les meilleures intentions du monde, ils réduisent le théâtre à un art de la signification alors que l’identification leur permet d’être le témoin d’un fait beaucoup plus important : la matière existe ! On ricanera, peut-être, j’enfonce des portes ouvertes : depuis toujours, tout le monde sait que la matière existe. Est-ce si sûr ?

L’actrice et l’acteur sont aussi des entités qui savent, sans lui donner de nom, qu’elles travaillent sur et avec quelque chose d’indicible que nous appelons la « matière immatérielle ». Certes, toutes les entités ne cessent d’en user – elle est incontournable – mais les entités humaines s’empressent de la mettre sur le compte de leur sensibilité, leur imagination, leur intelligence, si ce n’est, en haussant les épaules, les choses qu’il est inutile de connaître.

Enfin, ils sont des personnalisations du « même-Autre ». Le trait d’union, qui fait de ces deux termes un oxymore et une contradiction interne, cache le secret de ce néologisme. Il faut lire « même parce qu’Autre ». Tentons d’éclairer cette paradoxale assertion : des entités peuvent être mêmes en raison de leur dimension (relative à leur vitesse), de leur composition (structurelle), de leur localisation (approximative), de leur mentalisation (éventuelle). Mais, aucune n’est précisément et intégralement la même qu’une autre (puisqu’il s’agit d’une autre).

On peut dire que les éléments d’un ensemble sont, selon certains critères, les mêmes, mais il ne sont pas Le même. Ils restent différents et, bien qu’ils composent un même ensemble, ils ne sont pas un élément unique. La qualité absolue de « même » échappe à chacun de ces autres, elle relève de l’Autre qui est plus autre que tous les autres. Il y a du même parce qu’il est Autre. L’angle mort d’une entité mentalisée l’empêche de toucher son « soi même », lequel lui est toujours Autre.

Tout à coup, lorsqu’ils s’identifient sur scène et au cours d’une scène, l’actrice et l’acteur dévoilent au spectateur, l’Autre du même.